Mon président est un philosophe allemand

27 avril 2016

Mon président est un philosophe allemand

Le premier imbécile venu est en mesure de vous dire que les livres voyagent. Des presses au présentoir et du présentoir au comptoir, du bureau à la table de nuit et de la table de nuit à celle du salon, tout le monde sait que les livres parcourent parfois des kilomètres en quelque temps, avant d’entamer, à une vitesse de croisière, leur lent aller-retour entre une étagère et les mains chaque jour plus ridées de leur propriétaire. Souvent, le jeune August Bertholt, rêvant derrière ses gigantesques presses, se plaisait à imaginer le cheminement rocambolesque que pourrait suivre un ouvrage après la sortie de son atelier berlinois. Il voyait les livres interdits circuler sous le manteau, lus dans une cave et appris par cœur par des étudiants révolutionnaires avant d’être brandis sur une barricade où ils arrêteraient le chemin d’une balle de mousquet, sauvant ainsi la vie de leur propriétaire éternellement reconnaissant. Pourtant, en finissant d’assembler les caractères de laitons destinés à sortir quelques exemplaires de la leçon sur la philosophie de l’histoire d’Hegel, il était bien moins optimiste quant aux chances que l’ouvrage en question embrasse un jour un périple qui le mènerait plus loin que les rayonnages de l’université de Berlin.

https://fr.torange.biz/Livres_anciens/
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C’était sans compter l’intérêt surprenant d’un prêtre munichois pour le philosophe romantique. Contre toute attente, ce quatrième fils d’une famille de bonne bourgeoisie bavaroise avait commencé à feuilleter les pages de l’ouvrage en question peu avant de recevoir la lettre de son diocèse lui enjoignant d’aller poursuivre son œuvre d’évangélisation dans la colonie dont, après une conférence mémorable, son pays venait de faire l’acquisition. Le paquetage de l’homme d’Église étant, par ailleurs, fort léger, il n’avait pas jugé incongru d’emporter avec lui l’édition de la leçon dont le voyage ne faisait alors – lui non plus ne s’en doutait pas – que commencer.

Aucun historien n’a jugé bon de documenter ce qu’il advint précisément du père Schmidt une fois arrivé au Ruanda. Vu le nombre réduit de missions que comptait la région à l’aube du nouveau siècle, on peut aisément imaginer qu’il finit sa vie à transmettre la parole de Dieu du côté de la mission du lac Rubyia, au Sud du territoire sur lequel avait été planté le drapeau germanique. Quoi qu’il en soit, il avait dû s’agir d’une tâche de courte durée puisqu’à peine cinq ans plus tard, les soldats belges l’emportèrent sur leurs adversaires au cœur de l’Afrique alors même que sur leur vieux continent, les mêmes nations en avaient encore pour deux longues années de sang et de boue avant que ne s’achève « la der des der ».

L’ecclésiastique demeura-t-il au Ruanda ? S’y plut-il seulement ? Nul ne le sait et très honnêtement, de telles considérations ont fort peu d’importance pour ce qui s’ensuivra. L’important, c’est que son ouvrage, son exemplaire de la leçon sur la philosophie de l’histoire passa dans les mains d’une famille de nobles rwandais. Pour la même obscure raison qui l’avait fait traverser deux océans quelque soixante ans plus tôt, l’ouvrage, atterrit dans les bagages des descendants de cette famille tutsi fuyant, au lendemain de l’indépendance, les persécutions du nouveau régime. C’est ainsi qu’Hegel passa la frontière rwando-ougandaise, sous un bras aussi furtif, quoique plus sombre, que ne l’avait rêvée son imprimeur August Bertholt.

Dans un appartement de la capitale ougandaise, rangé dans une bibliothèque spartiate composée, tout au plus, d’un dictionnaire français-anglais, de quelques journaux et d’une Bible, l’ouvrage, par son épaisse couverture de cuir et ses lettres dorées avait très tôt intrigué le jeune Paul. La typographie allemande qui en couvrait les pages jaunies ajoutait à l’ouvrage une part de solennité mystérieuse aux yeux de l’enfant qui, bien évidemment, n’en comprenait pas un traitre mot. Ce n’est donc sans doute rien d’autre qu’un réflexe fétichiste qui avait poussé le jeune homme, en grandissant, à veiller à ne pas se défaire de l’ouvrage. Alors même que ses parents semblaient avoir complètement oublié l’existence même du volume, il prenait, dans la vie de l’étudiant une place grandissante. C’était d’autant inattendu que ce dernier ne parvenait toujours pas à en déchiffrer une seule ligne. Sans l’intervention d’un professeur de langue de l’Old School de Kampala, Paul aurait sans doute fini par cesser de s’intéresser à l’ouvrage. Mais le restant de fascination adolescente qui l’animait l’entraina dans une détermination obstinée à en comprendre chaque phrase. C’est ainsi qu’au bout de longs mois d’efforts et par une méthode pour le moins inédite, Paul en vint à comprendre les pages de son manuel de philosophie. L’étudiant ne prononça, du reste, jamais une seule syllabe de la langue de Goethe. À quoi bon ? Qui donc parlait encore allemand, au cœur de l’Afrique, en 1976 ?

Ce décryptage laissa, dans la bouche du jeune homme le gout amer des mystères décevants. Le livre n’avait rien de passionnant et il n’en était venu à bout que par une ténacité maniaque qui le surprenait lui-même. Une vague de dégout l’avait même submergé alors qu’il était parvenu à traduire péniblement les lettres gothiques formant, dans l’un des derniers chapitres, l’affirmation péremptoire : « L’Afrique n’est pas une partie historique du monde. Elle n’a pas de mouvements, de développements à montrer, de mouvements historiques en elle. » Comment, du lointain de sa retraite germanique, ce philosophe au teint cireux pouvait-il même oser esquisser d’un trait aussi grossier l’énergie vitale qui animait un continent dont il n’avait jamais vu le soleil ? En terme de mépris, bien sûr, Hegel n’avait été ni le seul, ni le premier à proférer de tels propos à l’égard de l’Afrique, mais le fait que lui, Paul, eut idolâtré pendant tant d’années semblable ouvrage en ignorant qu’il contenait de tels propos le faisait souffrir d’une culpabilité honteuse dont il se déchargeait par une haine excessive du philosophe.

S’il n’avait eu la perspective de tirer un jour un bon prix de l’ouvrage qui approchait, peu à peu, de son centième anniversaire, Paul s’en serait défait une bonne fois pour toutes. Mais alors que, trois ans plus tard, il prenait le maquis en compagnie de quelques rebelles tanzaniens et ougandais, il emporta le livre dans cette clandestinité rêvée par son imprimeur teuton. Durant ces années de maquis, il lui servit d’oreiller, de porte-document, de bloc-note et de parapluie. Rien n’était sacrilège envers l’ouvrage abscons d’un philosophe qui, se disait Paul, n’avait absolument plus rien à apprendre au révolutionnaire qu’il était devenu. Témoin des sombres crimes d’Idi Amin Dada, Paul ne pouvait pourtant s’empêcher de pencher que, joints à l’impétuosité de Mobutu au Zaïre et aux persécutions que continuaient de subir les Tutsis au Rwanda, les faits avaient plutôt tendance à donner raison au philosophe allemand. Quels mouvements historiques, quels développements pourraient sortir son sous-continent de pareils charniers incessants ?

Des affabulateurs, soucieux d’entretenir, à peu de frais, une imagerie populaire usitée tentent de faire croire au lecteur crédule que c’est lors d’un stage de commandement au Kansas que Paul se serait vu remettre par un compagnon d’armes, L’art de la guerre de Sun-Tzu. D’autres, tout aussi mystificateurs, insistent pour dire qu’un luxueux exemplaire du Prince de Machiavel en langue anglaise lui aurait été transmis par son ami Yoweri Museveni lors de leur victoire commune, quelques années auparavant, contre le président Milton Obote. Chacun affirme bien sûr que l’ouvrage a profondément bouleversé la vie et la stratégie du futur président. La bêtise de leur propos n’a d’égal que leur paresse intellectuelle puisque la lecture de trois pages de l’un ou l’autre ouvrage suffirait à faire s’écrouler l’édifice d’une pareille affirmation. Je ne prétends pas, bien sûr, que Paul n’ait lu ni l’un ni l’autre, encore que cela reste peu probable, mais il parait évident que pas plus le penseur italien que le général chinois n’ont eu d’influence déterminante sur sa pensée. Dans l’immense majorité des cas, la vérité est bien moins romanesque que les propos des journalistes et autres biographes. Elle tient ici à un fait sans doute inexplicable et de toute manière trop insignifiant que pour retenir l’attention d’une seule rédaction alors que se déroulaient en même des faits d’une gravité sans égale. Un soir d’avril 1994, Paul recommença la lecture des leçons sur la philosophie de l’Histoire de Hegel. De son adolescence, il avait conservé cette étrange aptitude qui lui permettait de comprendre l’allemand, langue d’un seul livre à son sens, sans la moindre hésitation. La maturité des années lui avait en revanche fait perdre la susceptibilité naïve de celui qui juge en dehors de toute mise en contexte. Et alors que les phrases redéployaient leur sens comme les rouages bien huilés d’une mécanique ancienne, elles prenaient en son esprit une portée nouvelle.

 

À l’entame du troisième chapitre, consacré au monde romain, il cessa de porter à ses lèvres la tasse de thé chaud dont il accompagnait, mécaniquement, la lecture des précédents. Il était comme subjugué. Chaque mot semblait briller d’un feu inédit. Le soleil africain tannait la peau désormais mate d’un Hegel mélanoderme. En passant son doigt sur les lettres gothiques, Paul entendait surgir des phrases proférées dans un kinyarwanda irréprochable. Non. Plus distinctement encore que sa langue maternelle, c’était dans ce sabir universel dont avaient dû s’abreuver les prophètes que lui parvenait le sens des mots. C’était les commandements donnés à Moïse sur la montagne, les sourates limpides dont Mahomet s’était fait l’écho à la différence que Paul se gardait bien, lucide, de prendre Hegel pour Dieu. C’était juste les paroles intemporelles d’un homme du XIXe siècle qui, en décrivant la fondation d’un empire vieux de deux-mille ans, prédisait la construction d’une nation qui renaitrait de ses cendres au lendemain de l’atrocité génocidaire. Alors même qu’il ne pouvait, de toute évidence, rien pressentir de ce qui animerait le Rwanda à partir d’avril 1994, Hegel en livrait sur un ton prophétique la destinée : la fondation d’un État nouveau dans un climat de guerre totale, l’imposition de cet État par la force pour restaurer l’unité sur les ruines d’une division mortifère. Quand Paul lisait « patriciens » et « plébéiens », c’est « Hutus » et « Tutsis » qui s’inscrivaient dans sa rétine. Tout était là. De la dénonciation du mythe absurde d’une invraisemblable division entre ethnies jusqu’à la justice populaire qui ramènerait, qui sait, un jour, la réconciliation. Il restait de la route à parcourir, mais tout était écrit noir sur blanc et comme une lanterne, ces mots guideraient les pas du général à la reconquête d’un Éden perdu.

Au petit matin, il se leva, pris la direction de ses troupes pour mettre fin à l’inconcevable barbarie qui entachait de pourpre chaque rivière coulant, comme une plaie béante, hors de son pays natal.

Dans une biographie romancée, un écrivain raconte que, calé dans la ceinture d’un certain Paul Kagame, un vieux traité de Hegel aurait un jour d’avril 1994, arrêté la balle d’une mitrailleuse qui aurait, sans sa présence opportune, sans aucun doute sectionné l’artère du général. Qui pourrait croire une histoire pareille ? Ce n’est rien d’autre que le rêve d’un imprimeur délirant devant sa presse berlinoise.

 

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Commentaires

Lagrenouille
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Superbe histoire ! Et à quoi rêve ton Président pour le moment ?

Mathyas KOUADIO
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Bonjour cher ami. C'est un joli billet d'entrée. C'est pas forcement mal pour un début mais il faut pensé autrement tes billets. Pour moi un billet trop long est difficile à lire. Un conseil reste entre 500 et 800 mots. Bonne aventure avec #Mondoblog