Pour un retour à l’âge de pierre

Article : Pour un retour à l’âge de pierre
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2 octobre 2019

Pour un retour à l’âge de pierre

Deux photos

Deux photos que tout oppose. Voilà ce qui nous vient à l’esprit quand on s’essaye à résumer le passé, dans les contrées où je réside.

Chez nous, en Ardenne belge, le passé semble cantonné à deux clichés. Le premier est d’une netteté presque grisante : chaque détail a été saisi par l’objectif d’un photographe méticuleux : historiquement daté, documenté, cartographié. Le second, au contraire, est flou, diffus,  vague et semble ne s’encombrer ni de noms, ni de chronologie, il est « le passé » sans autre forme de procès. Voilà tout.

Le premier, c’est décembre 44, l’offensive des Ardennes qui, dans chaque hameau, dans chaque maison, dans chaque famille a laissé une trace nette, un récit vif, une relique.

(CCO) Dog Company – The Royal Tiger Tank à La Gleize

Le second, c’est le portrait un peu flou d’un groupe d’hommes en sarrau. Meuniers, laboureurs ou rémouleurs, qui sait ? Derrière eux, un outil dont on ne sait plus bien dire, aujourd’hui, s’il servait aux moissons ou à égorger le cochon. Leur village, leur nom et leur date de naissance importent peu : ils sont l’Ardenne éternelle : ni riche ni pauvre : travailleuse.

Nos pères

Ils ressemblent à nos pères et aux pères de leurs pères avant eux. Des générations qui ont vécu, dit-on, un éternel demi-paradis à l’abri du clocher, sous la férule de l’instituteur du village. C’était un monde à l’abri du monde. C’est peut-être cela qui fait tout son caractère, son authenticité : c’est que nulle part sur la photo, on ne semble déceler la moindre trace d’un ailleurs venu importuner le temps long des veillées villageoises.

Sans finesse mais pas sans noblesse,  préservé, authentique, paisible… ce passé-là, au regard de l’autre, sanglant, violent, destructeur, semble nous répéter inlassablement qu’il ne peut venir rien de très bon de l’extérieur.

(CCO) Tanguy Wera – Racinothèque de Vielsalm

Ainsi j’étais bercé par le double-mythe d’un extérieur menaçant et d’un entre-soi rassurant.

Puis j’ai croisé un rabbin, John Cockerill et des marchands de Venise.

John Cockerill

John Cockerill est arrivé ici alors que l’activité sidérurgique proto-industrielle avait déjà connu ses heures de gloire sur les berges de la Lienne, bucolique ruisseau alors semé de forges et moulins. Les scories, déchets des hauts-fourneaux locaux, contenaient encore tant de minerai que l’homme d’affaires avait semble-t-il flairé la piste de ce recyclage à peu de frais. Ce que l’homme d’ici avait laissé comme déchets, le nouveau venu en fit un trésor.

Tiens, n’y aurait-il pas là, un message pour aujourd’hui ?

(CC) Cinquante ans de scorie – Enrico Sanna

Les marchands de Venise et le rabbin de New-York

Bien avant la révolution industrielle, dès le XVIe siècle, les marchands venaient déjà de Venise et Stuttgart, chercher, sur les bords de la Lienne et du Glain, un bijou géologique unique au monde.

(CCO) Tanguy Wera – Musée du coticule, Vielsalm

Sous le sol de Vielsalm et Lierneux, deux paisibles bourgades, le coticule, avait patienté des 480 millions d’années avant d’être réclamé par le monde entier. La pierre à rasoir allait devenir célèbre. Au fil des siècles, on punaisa sur la carte d’un atelier ardennais, les noms exotiques de Bombay, Singapour et Buenos Aires.

(CCO) Tanguy Wera – Musée du Coticule

1982, la veine est épuisée et les temps ne sont plus aux rasoirs manuels.

1994, l’extraction et la taille du coticule reprennent.

Aujourd’hui, en 2019 on dit que le grand rabbin de New-York vient en personne choisir les pierres dont il usera pour aiguiser le tranchant de ses couteaux sacrificiels. Loin des bonds technologiques, un retour à la terre… un retour à la pierre.

Tiens, n’y aurait-il pas là, un message pour aujourd’hui ?

(CCO) Tanguy Wera – Ardenne Coticule, Lierneux

Pour aujourd’hui ou pour demain

Mais le plus important, c’est que le rabbin, Cockerill et ces marchands vénitiens nous racontent une histoire. Une histoire tout autre que celle de cette Ardenne centenaire isolée, préservée et presque consanguine. D’aussi loin qu’on s’en souvienne, il n’a donc jamais existé ce monde clos, préservé de l’étranger. La moindre de nos traditions porte en elle la trace d’un passage, d’un brassage, d’un métissage et déboucha sur une tradition plus riche encore.

Aujourd’hui recycler nos scories, relancer les moulins et rechercher des coticules, c’est peut-être un retour à l’âge de pierre mais c’est tout sauf un repli sur soi. N’est-ce pas précisément cela, ce que nous soufflent nos aïeux ?

(CCO) Tanguy Wera – Ardenne Coticule, Lierneux

 

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