Tanguy Wera

Histoire de blé

À chacun sa manière de soutenir le monde agricole. Pour ma part, j’aimerais vous raconter l’histoire de Philippe.

Il me l’a confiée jeudi, alors qu’avec Terre d’Herbage, nous avions rassemblé nos partenaires : productrices, producteurs, gérantes et gérants de petites épiceries. La finalité de notre coopérative, c’est d’amener les produits des uns chez les autres. Les années passant, on commence à devenir un maillon utile à tous, tout en gardant comme boussole un principe basique : ne pas se mettre un centime en poche au-delà de ce qui est nécessaire pour maintenir l’outil. Ça peut paraitre idiot, mais ne pas s’enrichir sur le dos des agriculteurs, ce n’est pas la vertu cardinale, dans le secteur. Ah oui et puis on décide ensemble aussi. Logique, me direz-vous, on est une coopérative… c’est bête hein, mais ça non plus, ça ne coule pas de source.

(C) Imagine Demain Le Monde – avec accord pour publication

Bref, Philippe est boulanger, il s’approvisionne en farines entre autres à la ferme Schalembourg, en œufs et en lait à la ferme Collienne. Daniel Collienne, on le connait, les filles de la ferme Schalembourg aussi. C’est con hein, mais ça fait quelque chose de connaitre ceux qui nous nourrissent, de savoir comment ils et elles travaillent, quelles valeurs ils mettent dans la manière dont ils cultivent, quelles lignes rouges ils et elles ne franchiront pas.

Pour ce qui est du prix

Philippe est boulanger et comme à tout le monde, dans le secteur, on lui répète qu’il est bien sympa, bien courageux, que ses produits sont de qualité, mais que tout de même, il faut qu’il comprenne, le prix de ses pains, de ses viennoiseries, c’est compliqué, tout le monde ne peut pas se le permettre. C’est bête hein. Ce discours, on l’entend tous, dans le secteur. On nous le répète, on nous l’assène, on nous le serine. « Oui, oui, on comprend bien que vous réclamiez le prix juste, mais pensez à celles et ceux qui ont des fins de mois difficiles, ils ne peuvent pas se la payer, votre alimentation de qualité. D’ailleurs, pour eux, c’est la double peine : ils mangent de la merde parce qu’ils n’ont pas le choix et qu’est-ce qu’ils y gagnent ? Une image pitoyable d’eux-mêmes, une santé qui trinque, comme la vôtre d’ailleurs et malgré les efforts, des dettes et des factures impayées… oui, comme vous aussi, c’est vrai ».

(CCO) L’amicale des Boulangers – Tanguy Wera

Oui, ce discours on l’entend tout le temps. Tellement qu’on en vient à se regarder entre nous avec méfiance ? C’est cher, c’est vrai. Mais est-ce que ce n’est pas la coopérative logistique qui aurait pris trop de marge ? Le transformateur ? L’épicier ? Et le producteur… c’est lui qui fixe son prix de départ après tout. Ah oui parce que ça aussi, c’est une règle dans la coopérative. C’est bête hein… mais ça non plus, ça ne tombe pas sous le sens pour beaucoup, soumis aux fluctuations du marché.

(c) Imagine Demain Le Monde – avec accord pour publication

Sandwich poulet croquant

Philippe est boulanger, donc, et un jour, il va chercher un sandwich dans un de ces snacks sans âme qui vient de fleurir dans le quartier, un quartier populaire de Liège, pas un bar à salade branché du centre-ville, une de ces sandwicheries comme il y en a 10 000, achalandées par les mêmes grossistes aux petites heures du matin. Philippe est boulanger, mais pas sectaire, pas fermé au point d’aller caillasser la vitrine de ceux qui vendent du pain industriel. Eux aussi ont le droit de nourrir leur famille. Philippe achète un poulet croquant. Oui, ce n’est sans doute pas un poulet labellisé « coq des prés » qui a gambadé dans les prairies de la province, mais Philippe n’est pas sectaire, je l’ai dit. D’ailleurs, la pureté, la cohérence, on nous la renvoie bien plus souvent au visage qu’on ne le revendique nous-mêmes.

Philippe rentre chez lui et il pèse son sandwich. Oui, des gens font ça, parfois. C’est loufoque, peut-être, mais c’est un moyen assez élémentaire d’avoir une idée du prix au kilo des choses. Résultat ? 27 €/kg. vingt-sept euros du kilo, soit 35 % de plus, au bas mot, que la moindre focaccia qu’il vend dans son magasin. La bouffe aux calories vides, trop sucrée, trop salée, trop transformée n’est pas juste une gifle pour ceux qui nous nourrissent : c’est un foutage de gueule en règle pour votre portefeuille.

L’amicale des boulangers – Tanguy Wera (CCO)

Anecdotique?

L’histoire de Philippe est anecdotique ? Hé bien non, en fait. Cela fait six ans que je m’investis dans les circuits courts alors des comparaisons, j’ai eu le temps d’en faire. Nos agrumes d’une coopérative de Sicile ? On en trouve des plus chers dans toutes les grandes surfaces, même celles qui disent casser les prix. Les légumes de nos maraichers ? Ils sont moins chers, je l’ai dit à tous les journalistes qui sont venus m’interroger. Les maraichers le disent eux-mêmes dans toutes les langues quand vous allez les trouver, sur leurs champs, sur les marchés.

Et oui, parfois, des produits de qualité, de la viande, du poisson, des plats préparés sont plus chers que la merde industrielle. Alors on apprend à en manger moins, à les savourer plutôt qu’à s’en goinfrer. C’est peut-être « donneur de leçon » de le dire comme cela. Ça me sera peut-être reproché, mais tant pis, je préfère défendre un modèle agricole vertueux plutôt que de brosser tout le monde dans le sens du poil. On n’a pas à se sentir coupables du modèle alimentaire dont on hérite, mais on est responsable d’appuyer sur tous les leviers pour le transformer.

(C) Imagine Demain Le Monde – Avec accord pour publication


Grandeur des minuscules

Comme vous j’aime le feu.

J’aime l’énergie brûlante des monstres sacrés. J’aime la fougue des héros déterminés dès l’aube à voler le soleil. Comme vous, je peux ressentir, je crois, la fièvre des stades et l’amour pour les moteurs vibrants des grosses cylindrées. Je comprends la vitesse qui grise et la puissance qui électrise. Et quand rougeoie le soir, mon œil sait briller au reflet du brasier où tourne le gibier. C’est la flamme qui dore la chair d’un animal, frappé par le fracas d’un coup de feu fatal.

Comme vous j’aime les majuscules. L’Art avec un grand A, la Tradition qui rassure, l’Intouchable grandeur, le Sacré qui guide, l’Excellence qui élève… tout ce qui attise le métal en fusion qui enflamme nos veines. J’aime ces phares qui, dans l’obscurité, éclairent nos nuits de loin et bravent les tempêtes.

Mohammad Madrani – Unsplash -CCO

Peurs

Alors comme vous, je crains la cendre tiède.

Je redoute la molle guimauve et la lenteur exaspérante. Quand on m’ordonne de ralentir, j’avale des litres de boissons énergisantes pour retourner brûler la chandelle par les deux bouts. vous craignez que bienveillance, douceur et sérénité ne soient que de pudiques voiles pour masquer la fadeur d’une nuit sans étoile. Je crois que je vous comprends.

L’ombre du mépris des éveillés plane sur tous les feux nourris de votre or noir. Vous avez peur que les censeurs plongent vos flambeaux vifs dans des seaux d’eau glacée. Que restera-t-il alors ? Le silence, la noirceur et la froideur austère ? Les donneurs de leçons des tristes monastères ?

Photo de Agustín Ljósmyndun sur Unsplash – CCO

Lucioles

Mais peut-être… peut-être qu’aveuglés par le brasier des certitudes, vous n’avez pas vu, pas senti pas entendu.

Quand s’éteint l’incendie, s’allume et brillent alors cent milles braises ardentes, de ces braises qui font lever la vie dans tous les pains du monde.

Quand se tait le moteur, s’éteint le projecteur, s’éclairent des lucioles qui ouvrent des chemins que l’on n’avait pas vus dans notre course folle. C’est la folle farandole des furtifs qui se faufilent et l’inexploré qui se révèle.

Quand se taisent les cris de nos monstres sacrés, ce n’est pas le silence qui relaye leur tumulte, ce sont les mille voix d’un chœur inentendu : silenciées et colonisés, oubliés et méprisées.

Quand s’effondrent les géants, pointe la grandeur des minuscules.


Chers enfants

Chers enfants, papa est parti tôt ce matin et ne sera pas à la maison ce soir, il a encore une réunion. Je vous ai dit que j’avais une réunion pour que madame Géraldine puisse organiser des chouettes activités avec les copains après l’école. C’est vrai. On ne ment pas aux enfants.

Jordan Whitt- CCO (Unsplash)

Solayman

Mais ce soir, à la réunion, un monsieur a aussi parlé d’autres enfants que vous. Ce monsieur s’appelle Solayman Laqdim, il est délégué général aux droits de l’enfant et il a raconté l’histoire de ce garçon de 9 ans qui snifait de la colle pour oublier qu’il avait faim. C’était à Bruxelles, pas si loin de chez nous. Il a raconté l’histoire de cette fille de 13 ans qui se prostituait dans une Cathy cabine dans les rues de la capitale, il a raconté l’histoire de ce bébé roué de coups… Il a raconté la précarité et la triple exclusion des mineurs étrangers non accompagnés. Il a rappelé qu’un enfant sur quatre, dans notre pays, n’a pas de tartines pour manger à midi à l’école.

À la fin de son intervention, un monsieur a dit que tout ça, c’était fort négatif et que si ces enfants avaient des parents qui se levaient le matin pour aller travailler, ça les remettrait sur le bon chemin. Il a dit à monsieur Laqdim qu’il fallait leur inculquer la valeur travail.

Monsieur Laqdim a écouté poliment, papa aussi même s’il avait envie de crier au monsieur que sa valeur travail, dans un pays de mamans solos, dans un pays où tant de gens font des boulots vides de sens qui détruisent la planète à petit feu, sa valeur travail dans un monde où tant de gens sont à l’écart du marché de l’emploi, mais contribuent à rendre la société meilleure, sa valeur travail, il pouvait l’enterrer quelque part où elle ne manquerait à personne.

René Bernal CCO (Unsplash)

De chouettes histoires

Bien sûr, si le monsieur voulait des chouettes histoires pour s’endormir paisiblement, papa aurait pu lui raconter que lundi, avec les élèves de Moulin du Ruy, il avait été planter des saules à l’école du dehors. Papa aime bien faire des activités comme ça, même quand il fait froid. Ça rappelle aux enfants que la nature, que l’espace public, c’est chez eux et que personne ne peut demander de l’argent pour y jouer, y apprendre, y grandir.

Si le monsieur voulait des histoires positives, papa aurait pu lui raconter la fierté qu’il a ressentie cet après-midi quand Vincent, ce grand garçon aujourd’hui diplômé de l’université a dit sur une scène devant beaucoup de gens venus l’écouter que s’il était là, c’était un peu grâce à papa qui lui avait mis certains livres entre les mains. Il a raconté que ces livres l’avaient fait grandir quand il était dans la classe de papa.

Des chouettes histoires, papa peut en raconter plein : celle d’Élise, qui se passionne pour l’agriculture, d’Abdel qui se voit déjà grand orateur, de Quentin qui a déjà si bien appris à savourer la vie, d’Hélèna qui assume pleinement et joyeusement son homosexualité…

Anita Jankovic CCO (Unsplash)

Adultes

Mais si papa aime vous raconter des belles histoires avant de vous endormir, il n’a pas envie d’en raconter aux adultes.

Aux adultes, il a envie de dire que quand monsieur Laqdim parle de l’augmentation inquiétante de la prise d’antidépresseurs chez les adolescents, il a raison. Papa a vu partir Lou, Bastienne et Hugo pour ces raisons-là. Eux aussi, ils ont erré longtemps sans pouvoir être pris en charge par une institution.

Aux adultes il a envie, comme le fait monsieur Laqdim, de montrer la réalité en face. Toute la réalité. Pas seulement celle qui arrange notre sentiment d’en faire assez.

Hermes Rivera CCO (Unsplash)

Alors…

Alors sans doutes, mes petits loups, que votre papa, va continuer à louper parfois des mises au lit, des histoires du soir et des réunions de parents. Pas de gaité de cœur, pas parce qu’il ne pense pas à vous, mais parce que votre papa est convaincu… parce que je suis convaincu en tant que papa, qu’à côté des balades enchantées, à côté des parties de kicker, à côté des cabanes et des tours à vélo, il faut aussi que je donne, Jack, Léo, toute mon énergie pour faire résonner ces combats-là : le rêve d’une société qui offre autant de chances à tous les enfants, le rêve d’une société où plus aucun enfant ne doit prendre de médicaments pour regarder l’avenir, le rêve d’un monde… qui fait rêver tout simplement.

Ruben Bagües CCO (Unsplash)


Devenir adulte, c’est rêver ensemble

Annie Spratt -Unsplash CCO

Enfance

Enfant, on disait de moi que j’étais un petit garçon rêveur, dans la lune, qui débordait d’imagination. Forcément, à l’époque, je croyais que ce trait de caractère me rendait extraordinairement unique. Avec le recul, je me demande de combien de milliers, de combien de millions d’enfants on a pu dire cela.

Quand je regarde mes propres enfants aujourd’hui, je retrouve ce même plaisir à construire des palais dans les buissons, à feuilleter des BD et empiler des briques de couleurs pour en faire des véhicules improbables. Comme depuis des générations, comme partout sur le globe, mes gamins mettent le pied à l’étrier des chevauchées lunaires et partent combattre les tyrannosaures que j’avais laissés au repos dans le coin d’un grenier, le temps de grandir.

Alors sans doute ces rêves et ces délires sont-ils la part d’enfance la plus universelle et commune qui soit.

Leo Rivas – Unsplash CCO

Jeunesse

Mais innombrables sont les adultes qui s’accrochent à ce morceau d’enfance. Artistes, conteuses et comédiens, adeptes des jeux de rôle ou de plateau s’arcboutent contre le sérieux dont on voudrait revêtir l’âge adulte. Même les paradis artificiels, d’une certaine manière, semblent utiles à faire revenir les rêves enfouis.

Pour ma part, j’ai trouvé un temps dans l’animation de mouvements de jeunesse ce pont suspendu entre deux âges de la vie. Puis les années passant sont venues me taper sur l’épaule, suggérant que consacrer mes samedis après-midi à faire éclore des dragons devant des enfants de six ans n’était pas un plan de carrière bien raisonnable.

École Belge de Kigali – Collection personnelle – CCO

Solitude

Je regarde mes enfants et leurs amis jouer dans le jardin et je suis frappé par leur solitude. Bien sûr, ils communiquent, échangent, surenchérissent sur les mots des autres. Bien sûr, ils se mettent à trois pour déterrer un trésor, mimer la vie des grands ou échafauder un mauvais coup. Mais au fond, tout se passe comme si, communiant en apparence, chacun ne dialoguait vraiment qu’avec son monde intérieur. Les amis rentrent chez eux, les histoires continuent : tel voleur ne perd rien pour attendre, telle cape de superhéros reste vissée au corps et tel dessin fantastique se poursuit dans l’indifférence presque totale du départ des copains. Jusqu’au creux du lit, les histoires se poursuivent.

Sandra Seitamaa – Unsplash – CCO

Ensemble

Depuis que nous avons quitté l’enfance, nous avons appris à prendre notre part. Les amitiés se sont muées en jeunesses de village ou en cercles étudiants organisant fêtes et ripailles. Nos études ont débouché sur des emplois où chacune et chacun d’entre nous acceptait de mettre ses compétences au service d’un collectif qui le dépassait. Dans des clubs de sport, des églises, des comités de parents, des syndicats, des associations et dans le bal des conventions sociales, nous avons pris part à quelque chose de plus grand que nous. Nous nous sommes convaincus chaque jour que la somme de nos talents réunis valait mieux que nos rêves solitaires.

Pourtant, quand je regarde en arrière, je crois n’avoir jamais abandonné la part de rêve qui nourrissait mes joies d’enfance. Se lancer à corps perdu dans le projet d’un monde plus juste, d’une éducation qui libère, d’une convivialité infinie, cultiver la beauté partout où elle peut pousser, au fond, ce n’est pas beaucoup plus raisonnable que de pourchasser des tyrannosaures. Avec le recul, je suis persuadé qu’on est quelques millions d’adultes à se rejoindre dans ces mondes imaginaires qu’il nous reste à construire. L’incroyable complexité du monde, la gravité des guerres, des flux d’énergie, de capitaux, d’informations stratégiques et de courants océaniques n’y font rien : on rêve de jours meilleurs et on se met en mouvement pour y contribuer. Au fond, une seule chose a changé avec la force des années : on a décidé de rêver ensemble!

Hudson Hindte – Unsplash -CCO


Non, je n’arrête pas la politique

Je trouve toujours étrange de faire un sujet d’actualité à partir d’un évènement qui ne sera effectif que dans 521 jours. Enfin bon, puisque l’agenda médiatique juge le sujet pertinent pour un début d’été, je voudrais m’accorder le droit d’être maître d’une des versions qui circulera sur les raisons de mon choix.

Photo de Simonas Buteikis sur Unsplash (CCO)

Non, je n’arrête pas la politique

En revanche, oui, tout me pousse à penser que je ne reviendrai pas, endéans les 521 jours restants, sur ma décision de ne pas me représenter aux élections communales de 2024.

Si je reste persuadé que cette décision est un non-sujet, c’est parce qu’une trajectoire individuelle est une broutille au regard des thématiques qui devraient composer les unes des journaux. Rien n’est plus éloigné de la politique telle que l’on devrait l’envisager que la fatuité des égos surdimensionnés de certains.

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Portrait de l’ennemi à abattre

Un équipage

Porter avec honnêteté un projet politique ne peut être qu’une aventure collective. C’est l’évidence même. L’individu, seul, ne peut rien sans la coopération de ses semblables. Porter un projet ensemble, prendre part à une aventure collective, c’est accepter de n’être pas seul au gouvernail. Avec Didier, Albert, Marie, Yvonne puis Vanessa, j’ai accepté d’embarquer dans un collectif qu’on appelle collège communal. Si politique il y aura eu, durant les six années de mandatures, c’est parce que nous nous serons montrés capables de prendre des décisions collégiales. C’est une expérience humaine riche et précieuse que celle-là, je la souhaite à tout le monde.

Photo de NOAA sur Unsplash (CCO)

Dans la foulée, j’ai intégré quantité d’autres collectifs : le conseil d’administration du centre culturel, des Heures Claires, de Terre d’Herbage, du Fagotin, du domaine de Berinzenne, du contrat de rivière Amblève, du centre régional de la petite enfance, l’ASBL Région de Verviers, l’assemblée générale du Parc Naturel des sources et tout récemment la dynamique « Ce qui nous lie »…

C’est à ces collectifs que je dois l’ensemble des projets dont je pourrais (injustement) m’enorgueillir : le creusement de mares agricoles et forestières, le conseil communal des enfants, la perspective de chauffer la nouvelle maison de repos de La Gleize avec des plaquettes de bois local plutôt que du gaz russe, les écoles du dehors, les économies d’énergie et autres avancées durables des écoles, la rationalisation des points lumineux, les chemins et sentiers répertoriés et restaurés, les 2000 arbres plantés, les 7000 gobelets réutilisables, les 3000 caisses pour les maraîchers… autant de projets qui m’ont pris, certes, du temps et de l’énergie, mais qui en ont pris également à quantité d’autres acteurs, fréquemment bénévoles et trop nombreux pour être nommés.

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Ma langue de bois

L’équipage est nombreux et travailler avec lui est d’une inégalable richesse. Rarement dans ma vie j’aurai goûté au plaisir d’interagir avec une telle variété d’acteurs : environnementalistes, architectes, agriculteurs, artistes, directeurs et directrices de crèches, d’écoles et de maison de repos, spécialistes en tous genres et citoyens en toute simplicité.

Photo de Josh Calabrese sur Unsplash (CCO)

Un cap

Le cap est bon : on va dans la bonne direction : vers de meilleures performances énergétiques des bâtiments, vers des forêts et une agriculture plus résilientes, vers des élèves toujours plus éveillés à leur environnement et vers une forme de justice sociale qui, bien qu’imparfaite, guide bon nombre d’actions, en terme de mobilité, de logement, d’emploi, d’alimentation.

Mais le cap et l’équipage seuls ne font pas la navigation. Sans quoi, les Européens auraient atteint l’Amérique bien avant 1492. Encore faut-il que l’embarcation suive. Six ans, c’est suffisant, je crois, pour commencer à connaître les limites de la chaloupe à bord de laquelle nous sommes montés. Notre embarcation, la commune de Stoumont, a traversé des tempêtes : crise des scolytes, crise du Covid, surdensité de gibier, crise énergétique. Je crois que nous n’avons pas à rougir de la manière dont nous avons mené la barque à travers ces tourments. Mais ces éléments conjoncturels, même s’ils ont pesé dans ma décision de débarquer n’en sont pas la cause principale.

J’ai commencé la politique parce que je voulais contribuer à un futur désirable pour la collectivité. J’ai parfois vécu avec beaucoup d’amertume les résistances à l’élaboration de cet avenir souhaitable. Je l’ai déjà écrit ici, notre grand ennemi, ce n’est pas avant tout les actionnaires cupides, la droite intolérante ou les fonctionnaires tatillons, notre grand ennemi, c’est l’inertie qui nous pousse à continuer à foncer droit dans le mur malgré les signaux d’alarme.

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Je déteste faire grève

Par la méditation, par la philosophie, mais surtout par l’amour et l’amitié, j’ai appris à vivre cette fuite en avant sans résignation mais avec sérénité. Je chéris ces mots de Baptiste Morizot : « Je n’ai pas pour projet de sauver le monde. Mon problème n’est pas d’empêcher une catastrophe qui me dépasse mais de porter quelque chose qui aurait du sens dans tous les futurs possibles. »

Photo de Luca Bravo sur Unsplash (CCO)

Un double-choix

Seulement, je ne peux pas nier que, me représentant aux électeurs et électrices stoumontois pour six nouvelles années, je ferais un double choix, l’un volontaire, l’autre contraint.

Le choix volontaire serait de dire « il reste des projets à mener, je vais mettre l’énergie qu’il faut pour continuer à garder le cap dans la bonne direction », c’est là quelque chose dont je suis persuadé en mon for intérieur.

Mais le choix contraint qui vient avec dit aussi « je cautionne ce système, j’en respecte les règles et je crois qu’il peut, si on en maîtrise bien les rouages, nous amener à bon port, à temps et en ne laissant personne de côté » et cela, je ne le crois pas.

Non credo

Je ne crois pas qu’une commune de 3000 habitants, avec les moyens financiers, les moyens humains, les contraintes et les obligations qui pèsent sur elle soit à même de faire face, en l’état, aux défis qu’imposent les enjeux du 21e siècle.

Je ne crois pas que dans un monde où les années de sécheresse succèdent aux années d’inondations, on puisse se satisfaire de procédures de permis d’urbanisme nécessaires pour le creusement de mares agricoles qui prennent des mois, voire des années et nécessitent d’interroger sept fonctionnaires dans sept bureaux différents pendant que notre maison brûle.

À l’heure où tout nous crie que la moindre politesse que l’on doive à nos enfants, quitte à leur léguer un monde en ruine, est de les nourrir correctement, je ne crois pas qu’on doive se résigner à renoncer à mettre en place des cantines durables parce que ce ne serait pas rentable. C’est un non-sens et je ne peux m’y résigner.

Je ne crois pas qu’après les crises Covid, on puisse accepter les conditions de travail du personnel soignant et les soins chaque fois plus expéditifs accordés aux aînés sous prétexte que le cadre ne nous permet pas d’engager suffisamment de personnel, de traiter dignement les mains qui apaisent et les corps usés.

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Ascenseur émotionnel

Je ne crois pas qu’on puisse encore sérieusement se regarder dans les yeux et se dire que la commune la moins bien desservie de Belgique en transports publics peut se satisfaire du tout à la voiture en 2023, à l’heure où, on le sait, 10 000 personnes meurent chaque année de la pollution de l’air en Belgique et où les mines de cuivre, de nickel, de lithium et de cobalt ne promettent pas des lendemains plus glorieux à ceux qui les extraient.

Je ne veux pas employer mon énergie à expliquer que « que voulez-vous, c’est ainsi !», « c’est les règles, il faut les respecter, sans quoi, c’est le chaos !». Je ne suis d’ailleurs pas si sûr qu’un monde où on pourrait nourrir nos enfants en circuits courts, creuser des mares sans permis d’urbanisme, soigner nos aînés dignement et rouvrir une gare à Stoumont serait synonyme de chaos. Au pire, si c’est cela, l’anarchie, je pense que je ne suis pas loin d’aspirer à une forme d’anarchie.

Photo de Aaron Burden sur Unsplash (CCO)

Espoir et loyauté

Par respect tant pour ceux qui m’ont élu que pour ceux qui y croient encore et dont j’admire le travail, je m’investirai jusqu’au bout à 100%. C’est cela aussi, le collectif. J’y puise mon énergie et elle sera intacte jusqu’au bout. J’ai d’ailleurs le sentiment qu’agir sans aucune ambition d’être réélu m’assure d’être encore plus aligné avec les principes et les convictions qui m’animent.

Après cela, continuerai-je la politique ? Bien sûr que oui. Parce que tout est politique et que je ne compte pas m’extraire du monde que nous partageons. On y fait tous de la politique, qu’on le veuille ou non et je préfère la faire que la subir. Comment ? Peu importe. Mais vu mon goût pour le collectif, je peux déjà vous annoncer que je ne resterai pas tout seul dans mon coin.

Photo de Ömer Serdar Ören sur Unsplash (CCO)


Ma langue de bois

Écrire ici, c’est assumer une parole qui m’échappe toujours un peu. La preuve : il y a quelque temps, un billet posté ici même s’est retrouvé partagé, non seulement un peu partout dans le royaume, mais jusqu’au Liban et dans différents coins d’Afrique.

Du coup, autant par respect pour ceux de mes lecteurs qui me lisent en dehors des 108 km² de la commune de Stoumont, que par réserve vis-à-vis d’une plateforme qui n’a pas vocation à devenir un support de propagande, je me garde bien souvent d’évoquer ici les sujets qui n’intéressent que mes concitoyens.

Mais quelquefois, il se passe dans ce petit coin de Belgique des évènements qui méritent, je le crois, de dépasser les frontières communales. Je crois qu’hier, un de ces évènements s’est produit. Et puis pour l’avouer franchement, je suis plutôt fier. Alors, laissez-moi vous raconter.

Tanguy Wera CCO

On va détruire la forêt !

Cela faisait déjà quelques semaines que c’était dans les tuyaux : les autorités communales s’apprêtent à faire couper des bois. Beaucoup de bois !

Pour une commune dont le patrimoine forestier représente, historiquement, une des sources de recettes, cela n’a, au fond, rien de très surprenant. Sur les 1388 hectares de forêt communale, une large part est dédiée à l’exploitation sylvicole. C’est un cycle assez banal : on plante des essences propres à donner du bois exploitable, dans la construction ou comme source d’énergie et quand les agents du département Nature et Forêt jugent qu’elles sont arrivées à maturité, on les exploite, avant de replanter et de repartir pour un tour. Au fond, la forêt, vue sous cet angle, suit les mêmes cycles que l’agriculture… en un peu plus lent mais que voulez-vous ? Un chêne ne pousse pas à la même vitesse qu’une betterave ou qu’un tournesol.

On va couper du bois et cela n’a, avouons-le, rien d’exceptionnel ni de scandaleux. La raison est simple : le bois en question, planté entre 1932 et 1965 arrive en âge de partir à la scierie. À la scierie parce qu’il s’agit essentiellement d’épicéas, et c’est là que l’histoire devient, en même temps qu’elle reste terriblement banale, extrêmement intéressante.

Tanguy Wera – CCO

Épicéas

Les épicéas, en Ardenne, c’est comme les poules ou les vaches dans une ferme : on s’attend à les voir dès que l’on tourne la tête. Pas étonnant : ils représentent 64 % du territoire boisé. Ça, c’est la réalité que l’on connait aujourd’hui et qui nous trompe habilement. En réalité, ces arbres-là n’ont pas 2 siècles de présence sur nos terres ! Pas d’épicéas dans les forêts d’Ambiorix. Pas plus d’épicéas pour Charlemagne et pas un seul non plus pour reconstruire la cathédrale détruite par les Liégeois en 1794. Remontez avant la naissance de Victor Hugo et vous ne verrez pas plus d’épicéas en Ardenne que d’Apple Store ou de trottinettes électriques.

Les épicéas, on a été les chercher en Scandinavie, dans les Alpes et même plus probablement en Roumanie parce qu’ils poussaient vite, s’adaptaient bien aux sols pauvres et aux climats froids des régions réputées incultes. Bon, avouons-le d’emblée, la monoculture de ces conifères, d’un point de vue biodiversité, ce n’est pas la panacée. Ne condamnons pas nos aïeux pour ce choix-là, ils n’avaient pas vraiment d’Union internationale pour la Conservation de la Nature pour leur rappeler l’intérêt de sauvegarder un peu de variété, mais aujourd’hui, sachant ce qu’on sait, on serait bien bêtes de continuer à étendre l’implantation du conifère.

Steven Kamenar – Unsplash – CCO

Et puis il y a autre chose, c’est que s’ils étaient les bienvenus dans les climats que l’on a connu entre 1800 et 2000, les épicéas ont bien moins fière allure dans une Belgique à + 1,5 ° ou +2 °. Sècheresses et canicules ? Ils ne supportent pas. Tempêtes et vents violents ? Ils tombent comme des mikados géants. Hivers doux ? Ils subissent les attaques des scolytes et autres insectes xylophages prêts à s’installer sous leur écorce, les condamnant à une mort d’autant plus certaine que les étés secs leur enlèvent la force de se défendre. Vous voyez le tableau.

On efface l’ardoise ?

Alors on a beau (rarement) lui trouver du charme, à ce tableau-là, il semble à peu près indéniable qu’on va devoir faire une croix dessus. Si c’était pour le pire, on pourrait pleurer comme sur la disparition du tigre de Java ou du grizzli mexicain, mais j’ai le sentiment que c’est pour le meilleur.

Geran de Clerk – CCO

Parce qu’on sait avec certitude que, la nature ayant horreur du vide, elle se débrouille toujours pour recoloniser les zones mises à blanc par l’exploitation des épicéas. C’est là que l’histoire devient belle. Les agents du Life Vallées Ardennaises, un projet porté par la Wallonie et la Commission Européenne sont venus trouver la commune en proposant de mettre en réserve forestière 27 hectares parmi ces espaces déboisés et 5 hectares encore en « ilots de conservation ». Concrètement ? La commune s’engage, après exploitation des résineux, à cesser toute intervention sylvicole sur les sites.

La nature comme architecte

Plus de plantation à grande échelle, plus de drainage, d’évacuation du bois mort, d’éclaircies… On laisse la nature gérer l’espace comme elle l’entend.

Ça fout un sacré coup à l’égo de sapiens sapiens, longtemps convaincu que pour que le monde tourne rond, il était indispensable que sa main intervienne. Cultiver l’inutile, ça dérouille les habitudes prises d’organiser des forêts qui répondent à nos exigences économiques, touristiques, esthétiques. Alors rien que pour apprendre l’humilité, ça vaut sans doute le coup de choisir de ne plus intervenir.

Boule de cristal

D’abord reviendront les bouleaux. C’est toujours eux qui arrivent en premier, aussi surement que surgissent les adventices dans un potager fraichement retourné. Puis peu à peu, les rives ardennaises escarpées, humides et froides exposées au Nord verront revenir des érables, des tilleuls, des frênes, des ormes des montagnes, aujourd’hui si rares. Dans les sous-bois, des noisetiers et des charmes se feront une place. Au sol, les fougères et les mousses viendront recouvrir les affleurements rocheux. Ailleurs, c’est une hêtraie-chênaie acidophile qui s’installera. Souhaitons-leur d’être à même de faire face aux perturbations climatiques qu’on leur envoie à coup de gaz à effet de serre. Personne n’y échappe de toute façon, mais surtout accordons-nous sur le fait que quoi qu’il arrive, on n’est pas forcément les plus malins ni les mieux inspirés quand il s’agit de gérer un écosystème naturel.

CC BY-NC-ND Bruno Monginoux www.photo-paysage.com www.landscape-photo.net

Convention

Hier soir, on a décidé de conserver, restaurer, arrêter de gérer 32 hectares de forêts. Ce n’était pas gagné, les vieux réflexes d’exploitation et d’appât du gain se sont une dernière fois fait entendre puis ont été conduits vers la sortie par une majorité démocratique. On a validé une convention qui nous liait pour 30 ans, sans doute pour bien plus.

Ça n’arrive pas tous les jours et je vous l’avoue en toute honnêteté : je suis fier de faire partie de l’équipe qui a pris ce chemin-là.


Je déteste faire grève

Je déteste faire grève.

Au risque de paraitre fayot, stakhanoviste ou traitre à la cause, je le confesse : faire grève m’insupporte au plus haut point. Chaque arrêt de travail me démange comme un caillou dans la chaussure et chaque journée perdue m’apparait comme un insupportable gâchis.

Entendons-nous bien, j’éprouve une solidarité profonde avec quantité de grévistes. Ma solidarité va droit vers les travailleurs de Delhaize, Ryanair et autres Aviapartner qui luttent pour que leurs compagnies cessent leur course folle au profit exponentiel des actionnaires au détriment des conditions de travail décentes. Je pourrais trouver sans difficulté trois-cent bonnes raisons pour que le pays tout entier parte en manif nationale tant il me semble important que cette société change en profondeur.

Mais voilà, je suis prof et quand il s’agit de ma propre profession, je déteste faire grève.

Prof

Mon boulot consiste à accompagner de futurs adultes sur le chemin de l’autonomie, de l’engagement et de l’ouverture. J’ai pour mission d’aiguiser leurs capacités à défendre leurs opinions, leur apprendre à entendre, à comprendre et à savourer les 1001 manières de dessiner nos mondes.

L’école nous plait, nous agace, nous révolte, nous renforce, nous heurte ou nous émeut, mais je ne connais pas un seul adulte qui évoque ses années d’école avec indifférence. Alors vis-à-vis de tous ces adultes de demain, je me dois de balayer les fades journées d’indifférence. Or pour des milliers d’élèves, passé le plaisir immédiat du jour de relâche, les jours de grève sont des journées sans âme, des journées où nous leur coupons toute occasion de fraterniser, de se dépasser, d’être stimulés.

Oh, bien sûr, je vis en 2023 et je ne me fais aucune illusion quant au fait que l’école est loin d’être l’alpha et l’oméga de toute expérience d’apprentissage, mais quel élève peut affirmer la main sur le cœur que c’est un jour de grève qu’il s’est surpassé, a été surpris, dérouté ?

Ce jeudi, je ferai grève

Ce jeudi je ferai grève.

Pas par plaisir donc.

Pas non plus porté par le sentiment qu’il y a cette fois une urgence irrépressible qui surpasse toutes mes réticences. Bien sûr, je ne peux nier que les revendications syndicales sont justes.

Tout comme je ne crois pas que la peur de l’échec soit le plus noble moteur pour donner à mes élèves le gout d’apprendre et de se dépasser, je suis loin d’être convaincu qu’on fera de nous de meilleurs enseignants en agitant par-dessus nos têtes la menace d’une évaluation-sanction.

Tout comme je crois plus utile d’apprendre à mes élèves à penser hors du cadre plutôt qu’à remplir des formulaires, je suis loin d’être persuadé qu’ajouter de la charge administrative aux enseignants fera d’eux des professionnels plus efficaces pour accompagner chacun·e dans sa trajectoire individuelle.

Et puis surtout, je peine à voir de quelle manière on peut espérer nous voir prendre en compte les spécificités de chacun·e, intégrer des élèves à besoins spécifiques, rendre les étudiant·e·s acteurs et actrices de leurs apprentissages tout en les entassant dans des classe de 30. Sur 50 minutes de cours, si je voulais donner la parole à chacun·e de mes élèves de 5e année, ils seraient réduits à limiter leur temps de parole à 1,30 minutes. Qui peut prétendre s’améliorer en 1,30 minute ?

Collectif

Ce jeudi je ferai grève parce que je suis d’accord avec les revendications syndicales même si, s’il ne tenait qu’à moi, j’aurais trouvé une manière plus inventive de marquer mon désaccord avec les politiques menées sans pour autant débrayer.

Mais il ne tient pas qu’à moi.

Et c’est tant mieux.

Parce que je reste persuadé que, plus encore que d’esprits libres et impertinents, notre société a besoin de citoyen·ne·s capables de s’inscrire dans des dynamiques collectives. Je crois qu’agir en commun, c’est renoncer à certains de ses intérêts propres pour conquérir des victoires partagées. Je suis convaincu qu’à trop vouloir affirmer ce qui nous individualise, on finit par rompre l’indispensable filet qui nous relie et nous soutient.

Je déteste faire grève mais ce jeudi, je le ferai. Que voulez-vous ? On n’est pas à une contradiction près.  

PS : l’illustration qui tient lieu d’en-tête à cet article est ma classe vide un jour où mes élèves étaient partis manifester pour le climat. Ils faisaient grève et ils avaient bien raison.


Un genévrier-un enfant

Genévriers Cade – CCO

Disclaimer

Je n’ai pas, et je ne prendrai pas l’habitude de publier sur ce canal les mots que j’écris dans le cadre de mes fonctions d’échevin de la commune de Stoumont.

Ils se rapportent à des lieux, à des moments, à des contextes particuliers et je n’ai pas la prétention de croire qu’ils puissent intéresser au-delà du cadre restreint des auditeurs présents. Ces quelques mots-ci feront peut-être exception.

Ces quelques mots disent l’antiracisme que je garde chevillé au corps à une époque et dans un pays, la Belgique, qui par ses atteintes répétées à l’État de droit, fait passer les lois Pasqua françaises de 1986 pour de timides reculs de la tolérance.

Ces quelques mots veulent laisser voir mes balbutiantes découvertes ethnobotaniques, rappelant qu’il n’existe pas grand chose de semblable à ce que l’on pourrait appeler « la nature » et qui serait étrangère aux hommes que nous sommes.

Ils disent, avec des mots moins barbares je l’espère, ma conviction que « contribuer à l’amélioration des conditions d’habitabilité du monde » est le seul sens que devrait prendre l’action politique et qu’à ce titre, accueillir des nouveaux-nés sur un territoire est le serment le plus fort que puisse faire tout élu.

Ces quelques mots disent aussi, je crois, la foi que je garde dans la beauté des vies nouvelles que des parents continuent à semer avec autant d’amour que d’espérance sous un ciel d’orage.

Didier Gilkinet – Site du Rond Ploay – CCO

Discours

Puisque nous sommes réunis pour planter un arbre en l’honneur des natifs de 2022, j’aimerais emprunter à un forestier une citation pour inspirer l’évènement : Être né quelque part, pour celui qui est né, c’est toujours un hasard. Ces mots, Maxime les chantait déjà en 1986, à l’heure où, dans son pays, on décidait que des familles, sur la seule base de leur origine, pouvaient se voir refuser l’entrée sur le territoire, expulsées, reconduites à la frontière.

Ils et elles s’appellent Victor, Mathy, Lia, Romy, Mathias. Ils sont nés à Stoumont en 2022, c’est peut-être un hasard, mais, au nom de la commune de Stoumont, nous tenions à vous faire savoir qu’ils et elles sont les bienvenus chez nous, que nous nous réjouissons de les compter parmi nous.

Ils et elles sont nés ici, c’est peut-être un hasard, le fruit d’un déménagement récent ou bien d’une longue histoire familiale, mais beaucoup reste à écrire. Amin Maalouf, écrivain franco-libanais né à Beyrouth, écrivait qu’il faut se garder de deux périls également dangereux : le pays où l’on n’arrive n’est ni une page blanche où chacun pourrait écrire ce qu’il lui plait, ni une page déjà écrite et imprimée comme une terre dont les lois, les valeurs, les croyances, les caractéristiques culturelles auraient déjà été fixées une fois pour toutes. Le pays d’accueil n’est ni une page blanche ni une page déjà écrite, c’est une page en train de s’écrire. Pour Victor, Mathy, Lia, Romy, Mathias et les autres, il reste à écrire ce que signifie être né ici.

Ainsi, nous plantons aujourd’hui des genévriers en l’honneur de votre naissance. Cet arbuste fait partie depuis longtemps des paysages des landes de la commune de Stoumont. C’est, avec l’if, un des seuls conifères originaires de nos régions, il était bien répandu et favorisé par le pâturage itinérant pratiqué sur la crête de la Vecquée. On l’appelait poivre du pauvre et l’on faisait de ses baies une boisson qu’on oubliait parfois de consommer avec modération. Vous le voyez, il y a un peu de cette page déjà écrite. Mais, sous le coup de paysages qui se refermaient, il ne restait au début du XXI siècle que de rares individus, menaçant de disparition l’espèce tout entière. Avec cette perte, aurait fondu la mémoire de ce qui a lié des générations d’hommes et de genévriers durant des siècles. Depuis 2003, avec le lancement du projet life Tourbières, on s’emploie à replanter des genévriers sur le sol propice de l’Ardenne. Faire éclore les baies de genévrier n’est pas chose aisée, les démarches pour voir germer une graine sont à la fois exigeantes, rigoureuses et pleines d’inconnues et d’incertitude. Pour ce qui est de la conception des enfants, on se passera d’explication, je crois que vous avez compris le truc. Or donc chaque naissance est un cadeau précieux qui tient du miracle. Les genévriers que nous plantons aujourd’hui, qu’ils viennent de la genévrière de Cour à deux pas d’ici ou de l’extérieur de la commune écriront leur histoire à vos côtés, chers natifs de 2022. Soyez donc les bienvenus dans cet environnement que l’on travaille à vous rendre le plus favorable possible. Nous nous nous engageons à vous aider à grandir dans les meilleures conditions possibles, vous qui plongez vos racines chez nous aujourd’hui.

Genévriers – Didier Gilkinet – CCO


Egotrip

Autoportrait du 33e anniversaire – Tanguy Wera – CCO

Il faut une sacrée dose d’immodestie pour mettre en scène sa propre vie avec la conviction profonde que cela va intéresser autrui. Il existe pourtant deux ou trois lieux où cela passe plutôt bien :

  • La littérature contemporaine où le prétexte de l’autofiction et une dose de voyeurisme à moitié assumée des lecteurs offrent aux écrivaines et écrivains l’occasion de se dévoiler avec plus ou moins de filtres.
  • Le rap où l’egotrip est un exercice de style vieux comme le genre. On n’y compte plus les textes où l’auteur surfe quelque part entre la prouesse des punchlines léchées et le premier degré affligeant des « je me suis construit tout seul ».
  • Et les réseaux sociaux où tant l’architecture que le modèle économique du système poussent les utilisateurs à mettre en scène le réel de leur vie pour entretenir la notoriété virtuelle.

L’egotrip n’est donc ni d’une place, ni d’une caste, ni d’un rang et ceux qui persistent à croire qu’il est le fruit d’une époque n’ont jamais lu Montaigne ou Maupassant.

Pour ma part, n’étant ni rappeur ni écrivain, il me reste les réseaux pour partager ceci.

Ça apparaîtra comme l’affligeante expression d’un récit de soi. Mais nous sommes le 12 mars, jour de mon 33e printemps. Or s’il est un jour dans l’année où l’on tolère l’immodestie, c’est peut-être celui de notre anniversaire.

Autoportrait de Jacques-Louis David, 1748 – Domaine Public

Aube

Réveil à l’aurore. Enfin, ce qui s’approche le plus de l’aurore quand on a veillé tard avec une bande de potes pour passer le cap ensemble. Des baskets, des textiles synthétiques et fluo, une montre connectée : sans doute incarnions-nous ce matin ce qu’on fait de plus représentatif du trentenaire occidental qui, pour garder la forme, se donne pour mission d’arpenter en trottinant les sentiers escarpés de l’Ardenne enneigée. Rien d’épique ni de glorieux dans l’exploit sportif, mais peut-être est-ce là que le sport est le plus doux ? Quand il ne se donne pas pour ambition d’écraser l’adversaire ou de battre un record.

Autoportrait d’Arnold Böcklin avec la mort – Domaine Public

Plantation

« Après la bourdaine, il reste deux hêtres et deux cornouillers ». Je ne sais pas si les plants, dans ce sol humide et froid, reprendront au printemps, mais rien qu’entendre ces mots dans la bouche de mon fils de cinq ans valait tous les coups de houe-hache de l’après-midi.

Pour signifier la complexité et l’éclatement des tâches entre mille et un acteurs aux compétences variées et limitées, on prend souvent l’exemple de la conception d’un smartphone. Mes coups de houe-hache, geste ancestral et simple s’il en est, valaient pourtant bien les complexes démonstrations de nos complémentarités humaines : combien de botanistes pour sélectionner les essences favorables à la biodiversité ? Combien d’agronomes pour mesurer leurs bienfaits sur nos cultures ? De pépiniéristes pour les faire grandir ? De ministres, de cabinettards et de fonctionnaires pour donner corps à un subside à la plantation de haie chez les particuliers ? Cet après-midi, nous étions trois, Jack, Léo et moi, mais nous étions cent, mille, et nous avons déjà planté 2421 km de haie.

Triple autoportrait de Norman Rockwell – Domaine Public

Coopératives

Parce que nous sommes le 12 mars, j’ai commencé la distribution de savons faits maison promis à mes amis pour mon anniversaire et dont les bénéfices reviendront sous forme de parts à la coopérative Histoire d’un grain.

Parce que nous sommes dimanche, j’ai envoyé aux clients de la coopérative Terre d’Herbage le rappel pour les commandes d’agrumes auprès de la coopérative sicilienne Le Galline Felici.

Yuval Noah Harari — et beaucoup d’autres avant lui — raconte que l’humain a atteint ce niveau de complexité dans ses réalisations parce qu’il est un super-coopérateur. Je ne lui donne pas tort et cette manière-là de coopérer, autour de ce qui nous nourrit en est sans doute la plus belle expression.

Autoportrait d’Elisabeth Vigée le Brun – Domaine Public

Culture

Aujourd’hui enfin, j’ai écrit les mots que demain je dirai à la radio : des mots qui parlent de notes de musiques égrenées dans des salles de village, de découverte de la source d’un ruisseau, de retrouvailles et de nouvelles rencontres. Je ne sais jamais quel écho rencontreront ces mots, mais s’ils ouvrent des fenêtres, alors ils mériteront les kilomètres avalés à vélo demain.

Tisserands

Abdenour Bidar, dans son très beau livre les tisserands aux éditions Les Liens qui Libèrent écrit qu’il nous faut cultiver essentiellement trois types de liens pour réparer « le tissu déchiré du monde » : le lien à soi, intime et bousculant, le lien aux autres, riche et porteur, le lien à la nature que l’on a été si naïfs de croire déconnectée de nos corps.

Je ne sais si je parviendrai à participer à la hauteur de mes ambitions en terme de raccommodage de ce tissu déchiré, mais je crois que des journées comme celles-ci peuvent à tout le moins, m’insuffler la force des egotrips collectifs pour célébrer, chaque jour de ma trente-quatrième année, la symphonie de ceux qui tissent ensemble. Merci à vous !

La Vocation de Saint Mathieu – Juan de Pareja, esclave maure de Vélasquez, Le premier personnage à gauche, avec un papier à la main où figure la signature est un autoportrait du peintre.


Les excuses qu’on vous doit

Désolé.

On a conscience qu’on vous tape sur les nerfs depuis un bon moment. On a cassé l’ambiance à deux ou trois reprises. On a gâché pas mal de bons moments : des repas de famille, des matchs de foot et des vacances aux Baléares.

Désolé pour ça. Vraiment.

Jeremy Yap – Unsplash – CCO

I.

Au fur et à mesure qu’on en apprenait plus sur la crise climatique, la chute de la biodiversité et les injustices, on a voulu, on a cru nécessaire d’expliquer, de vulgariser, d’informer. Pourquoi ? Parce qu’on se disait que, forcément, si tout le monde ne se mobilisait pas, c’est que, nécessairement, l’information n’avait pas bien circulé.

On a cru bien faire. Ce n’était pas cela. Désolé.

Vous nous avez dit qu’il ne fallait pas trop angoisser, trop inquiéter les gens, alors on s’est concentré sur les messages plein d’espoir, les petits bouts de solution qui aident à avancer.

Vous nous avez dit dit qu’on était trop gentils, trop naïfs, trop polis alors on a gueulé. Sur les grands de ce monde et sur tonton Jean-Mich’.

Vous nous avez dit qu’on était trop agressifs. Si en plus on avait le malheur d’avoir des formes et des ovaires, vous nous cataloguiez hystériques alors on a calmé le jeu.

La colère grondait en nous mais on a calmé le jeu.

On a calmé le jeu.

II.

Vous nous avez dit qu’on était dogmatiques, doctrinaires et déconnectés. Alors on a laissé tomber la philo et les slogans au profit de cas concrets, d’expériences de terrain.

Quand on a vu les crises sanitaires, énergétiques, géostratégiques, des « on vous l’avait bien dit » nous ont brûlé les lèvres mais on n’a rien dit. On avait déjà appris que ce n’était sûrement pas comme cela qu’on emportait l’adhésion de son public.

On a essayé, justement, d’adapter notre discours à chacune et chacun. On a dit aux banquiers que la société payerait, demain, la dette immense des investissements refusés aujourd’hui. C’était mathématiquement vrai.

Vous nous avez dit « moins de chiffres, plus d’émotions » : on a essayé.

Vous nous avez dit « moins d’émotion, plus de chiffres » : on a essayé.

Vous nous avez dit qu’on était donneurs de leçons, moralisateurs alors on a essayé de se taire.

Se taire.

On a vraiment essayé de se taire. Pour ne pas vous déranger.

III.

On a essayé de se taire et de simplement « être le changement que l’on voulait voir dans le monde » comme disait Ghandi, le Dalaï-Lama ou Michael Jackson, peu importe.

On s’est tu. Beaucoup. Beaucoup plus que vous ne l’imaginez.

On s’est tu chaque fois qu’on était désespérés et qu’on savait, au fond de nous, que ça ne servait à rien de le dire.

On s’est tu chaque fois qu’on savait qu’on était en minorité et qu’on allait se prendre un tsunami qu’on n’aurait pas la force de canaliser.

On s’est tu chaque fois que l’ambiance était aux banalités, aux simplifications ou aux mensonges éhontés. On a répondu par le silence aux insultes, aux « yaka » et aux « faukon ».

IV.

Mais il y a une chose qu’on n’a pas dite. Ou alors pas assez. Pas assez fort. C’est qu’on est désolés.

Désolés de vous avoir, à ce point, bousculés.

Désolés d’avoir occupé, sans demander la permission, le terrain de vos journaux télévisés, de vos conseils d’administration, de vos discussions au café.

On est désolés parce que nous aussi, on la connait, la désagréable sensation d’avoir dans l’oreille un sifflement qui revient chaque fois qu’on s’en croit débarrassé.

Vous avez l’impression qu’on est partout ? Qu’on a pris les manettes du discours social ? Soyez rassurés : salon de l’auto, croisières de luxe, shopping à Dubaï et stades climatisés, votre vieux monde est encore bien installé.

Alors on est désolés, vraiment désolés, mais on va continuer.

Parce qu’on n’a rien à perdre et deux, trois trucs à sauver.

Parce qu’on sait qu’en se taisant, on ne fait rien avancer.

Et parce qu’il ne reste peut-être plus que cela : avancer.

Ensemble si possible. Désolants, désolés.

Mais avancer.

Avancer.

Henry Xu – Unsplash – CCO