Tanguy Wera

Le mobile du crime

Credit : Tanguy Wera

Il y a quelques mois, dans ma ville, un homme, excédé de voir, tous les matins, en allant prendre son train, une publicité pour une voiture sur écran géant a simplement coupé la prise. Le temps d’un instant, il a simplement fait cesser l’arrivée électrique d’un écran publicitaire consommant autant de courant que plusieurs ménages à l’année. Ce crime lui a valu une arrestation musclée et de porter le chapeau du train mis en retard « par sa faute »… du fait de son arrestation, en réalité.

On pouvait croire que l’incident avait au moins eu le mérite d’ouvrir les yeux des élus sur l’absurdité de faire la promotion de la voiture au milieu d’un espace consacré aux transports en commun mais non : ces derniers jours, on a vu fleurir, au milieu d’un piétonnier, une cage de verre avec une voiture au milieu.

Pas une voiture familiale, une voiture partagée ou un utilitaire. Non, un SUV, utile à rien et nuisible à tous.

Certains pesteront, grogneront, râleront… moi je rêve.

Je rêve

Je rêve qu’un jour on mette un vélo dans une cage de verre. Pas un beau vélo électrique flambant neuf, non, un vieux vélo mécanique qui a fait son temps, un cadre blanc aux pignons bien huilés mille fois réparé et mille fois reparti à l’assaut des pavés. Le genre de vélos que les papas ou les mamans sont fiers de montrer à leur progéniture en disant « avec cette bécane-là, j’ai fait Paris-Roubais, le Ventoux, le Tourmalet… »

Je rêve qu’un jour, on mette un piéton, ou du moins la statue d’un piéton (évitons la maltraitance animale) dans une cage de verre pour dire merci aux gens qui marchent. Pas pour en faire la pub, personne ne vend des piétons : le piéton ne coûte rien à personne. Le piéton ne paye même pas d’écotaxe puisqu’il ne pollue aucun air, n’a sur la conscience aucune infection respiratoire. On mettrait un piéton dans lequel se reconnaîtraient les passants honnêtes et chacune et chacun d’entre eux sourirait en le voyant.  Les marcheurs anonymes se diraient alors qu’ils vivent dans une société qui valorise leur petit geste quotidien, un geste vieux comme l’homo erectus : poser un pied devant l’autre pour avancer.

Évidemment, le camp d’en face a infiniment plus de moyens pour imposer son cauchemar dans l’espace public que je n’en ai pour faire entendre mon rêve.

Combat

Alors en attendant, sur cette vitre-là, celle du cube de verre de la voiture, il me viendra peut-être l’irrépressible besoin, si personne ne l’a fait avant moi, d’y lancer quelques pots de peinture. Que voulez-vous ? On mène la bataille culturelle avec les armes qu’on a. Ce jour-là, pour sûr, il se trouvera des gens pour dire que c’est incorrect, que c’est une atteinte à la propriété privée, une dégradation honteuse, que la loi me l’interdit, que c’est contreproductif, que ça nuit à la cause… on connait ces refrains-là, « les braves gens n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux » mais rien à faire, plus j’y réfléchis, et plus je me dis qu’on a eu assez d’avertissements. Le chemin qu’il nous faut emprunter pour tenir le coup, ce n’est pas dans ce genre de véhicules qu’on pourra le poursuivre.

Alors, on crève les pneus et on poursuit la route ensemble ?

post scriptum

Parfois les histoires finissent bien, la pression retombe et on a le droit, alors, de remercier les alliés inattendus. Savoir reprendre la route vers d’autres batailles en savourant les petites victoires, ça fait aussi partie du chemin.


Ascenseur émotionnel

Sung-Jin Cho on Unsplash CCO

Look up!

À quoi ressemblerait un journal qui jouerait volontairement à l’ascenseur émotionnel avec les cœurs de ceux qui, comme moi, aspirent à voir un monde un peu plus aligné sur les enjeux de dérèglement climatique et la chute de biodiversité? En cette fin du mois d’octobre 2022, ça donnerait quelque chose comme :

Up ↑ la France, l’Espagne, l’Allemagne et les Pays-Bas se retirent du Traité sur la charte des énergies !

Down ↓ L’aventure de mise en place d’une vraie banque éthique en Belgique, NewB prend fin.

Up ↑ Consommer bio, local et de saison est de plus en plus souvent moins cher qu’une virée dans la grande distribution

Down ↓ L’aéroport de Liège dépose un recours contre son permis d’environnement qui ne l’autorise pas à toujours plus polluer.

Up ↑ De plus en plus de villes, en France et en Belgique, boycottent la coupe du monde au Qatar et remplacent les patinoires par des pistes de rollers

Jason Dent On Unsplash CCO

Look down

Puis je me dis qu’il s’agit toujours de l’angle sous lequel on regarde ces actualités, qu’on peut très bien faire déprimer avec des nouvelles à priori positives ou se réjouir sur fond d’informations au goût amer. Ainsi, mon journal ci-dessus donnerait :

Down ↓ Ce n’est pas demain la veille que la France va pouvoir vraiment sortir complètement du Traité sur la charte des énergies ! D’ici là, les multinationales du pétrole vont encore dicter leurs lois un bon moment.

Up ↑ NewB, c’est fini, mais il existe tout de même des alternatives, ainsi, les Belges peuvent ouvrir un compte chez Green Got.

Down ↓ Depuis la fin de la pandémie et le début de la crise de l’énergie, les ventes en circuit courts sont en chute libre, les producteurs et épiciers locaux tirent la sonnette d’alarme.

Up ↑ Stop Alibaba et le Comité Liège Air Propre ont aussi déposé un recours contre le permis d’environnement pour que soit enfin pris en compte la qualité de vie, la qualité de l’air et bien évidemment le climat.

Down ↓ L’annonce de l’organisation des jeux asiatiques d’hiver 2029 en Arabie Saoudite montre que ces gens-là n’en ont absolument rien à faire du climat.

Vale Smeykov on Unsplash – CCO

Unlock

Et puis… on voit la trappe dans l’ascenseur. Elle était là depuis le début et tout occupés qu’on était à nous demander si on était en train de monter ou de descendre, on en a négligé l’option qui consistait à l’ouvrir et à avancer à travers les canalisations, dans la direction qu’on aurait nous-mêmes choisie :

Go → Isolons nos maisons, déplaçons-nous à vélo et votons pour des responsables politiques qui permettent aux plus fragiles à le faire également. Ainsi les magnats du pétrole et du gaz pourront bien gesticuler avec leur traité sur la charte de l’énergie! Moins on en consommera, plus on sera libres et indépendants !

Go → Ouvrons un compte Chez Green-Got : c’est plus éthique que tout ce qui existe sur le marché bancaire, et c’est la seule banque qui garantit que notre or sera gardé par des gobelins !

Go → On est en train de se fédérer avec la Ceinture Aliment-Terre Liégeoise, le Réseau Aliment-Terre de l’Arrondissement de Verviers, Terre d’Herbage et une foule d’épiciers, de producteurs de toute la province pour monter en puissance, créer un hub « circuits courts », pouvoir servir les collectivités, faire un maximum de bruit. Achetons local, du butternut jusqu’à la poudre à lessiver, ne laissons pas un radis à la grande distribution !

Go → Continuons à nous mobiliser avec le collectif Stop Alibaba ! On est nombreux à ne rien lâcher : des citoyens, des politiques, des médias, des acteurs de toute part qui répéteront autant de fois qu’il le faut que ce monde-là n’a rien à faire au XXIe siècle, il doit disparaître (et on peut créer bien plus d’emplois que ce système ne s’apprête à en détruire).

Go → Refusons d’aller voir les projections de matchs de la coupe du monde au Qatar où que ce soit, mais surtout, courons voir Italie-Brésil 3-2, rassemblons-nous pour regarder Au Nom de la terre. TV chaque soir de match. Buvons des verres avec les copains et les copines, refaisons le monde jusque pas d’heure et levons-nous le matin avec la gueule de bois, mais aussi la ferme intention de continuer à le changer, ce monde sens dessus dessous.

Niklas Schoenberger on Unsplash – CCO


Cassandra fait de la politique

Nick Karvounis – Unsplash – CCO

À tous mes amis, pour qui j’ai de l’estime.

Exercice de style

Depuis bientôt quatre ans, je suis élu local dans une commune rurale d’Ardenne belge.

Autant l’avouer d’emblée, mon mandat a changé deux ou trois aspects de ma communication. Quand je m’exprime, quand je publie sur les réseaux sociaux, je dévie rarement du cap d’une communication positive, assertive : je me réjouis d’une manifestation culturelle, j’encense les producteurs locaux, je répète, à qui veut bien l’entendre, le plaisir que j’ai à sillonner les routes sur mon vélo…

Bien au-delà de l’autopromotion des projets dans lesquels je suis politiquement impliqué, je ne manque pas une occasion de dire tout le bien que je pense de chaque fragment de solution que je vois se dresser sur mon chemin. Hypocrisie ? Flatterie ? Faux-semblants ? Honnêtement, je ne crois pas. De nature optimiste, j’ai l’enthousiasme comme boussole et le bonheur comme carburant.

Hillie Chan – Unsplash -CCO

La forme du fond

Fondamentalement, je ne crois pas qu’on puisse changer le monde sans la volonté farouche de regarder les germes de bonheur qui poussent entre les pavés. La révolte, la colère, l’indignation contre les océans de bitume, ça prend aux tripes, certes, ça mobilise le temps d’une manif, d’un coup de gueule, d’un débat puis on s’y écrase, on se noie dans l’amer du désespoir.

Alors je garde espoir ou plutôt, je veille à arroser mon espoir comme on prend soin d’une plante en pot, sachant qu’elle ne survivrait pas, seule, à un été de canicule où à la rudesse d’un hiver.

JC Bonassin – Unsplash -CCO

Puis…

Mais quelquefois il arrive que je relève la tête pour embrasser du regard tout le tableau. Ce monde va cul par-dessus tête : le Belge moyen émet environ 16 tonnes d’équivalents CO2 quand il faudrait n’en émettre que 2 pour maintenir cette planète habitable. Les décès induits, chez nous, par les inondations, la pollution de l’air et les canicules ne sont qu’un aperçu extrêmement soft de ceux qui, du Pakistan à Porto Rico, d’Haïti au Myanmar, paient de leur vie les conséquences de notre inaction.

Parce qu’on ne bouge pas.

Remplacer nos ampoules au Sodium par des LEDS, installer des bornes de rechargement électrique, creuser des mares, lancer des projets « École Zéro Déchet », ne suffira pas à nous faire prendre le tournant nécessaire pour sauver des vies.

TIm Marshall – Unsplash – CCO

Je veux le dire, l’écrire noir sur blanc pour qu’on ne croie pas que j’ai le sentiment, en tant qu’individu et en tant qu’élu, d’en faire assez.

Je sais pertinemment bien qu’on n’est pas à la hauteur. Quand je vais me coucher, ce n’est pas avec la satisfaction d’en avoir fait suffisamment, c’est avec la fatigue du soldat qui sait que s’il ne fait pas sa part et que si tout le monde pense comme lui, l’armée dont il fait partie a 100 % de chance de perdre le combat.

Patrick Perkins – Unsplash – CCO

Modèle

C’est un modèle tout entier qu’il faut changer, un modèle dans lequel, qu’on le veuille ou non, des matchs de foot dans des stades climatisés n’ont plus leur place, un modèle dans lequel rouler à 120 km/h seul·e dans son auto sur l’autoroute n’a plus sa place, un modèle dans lequel manger du bœuf nourri au soja latino n’a plus sa place.

Ce modèle, c’est maintenant qu’il faut le changer.

Bruler les jets privés de Bernard Arnault et Taylor Swift ne suffira pas. Oui, les riches sont responsables d’une part outrageusement grande dans les maux dont la biosphère tout entière pâtit, mais à l’échelle de la planète, dans les yeux d’un Bengali qui se noie, les riches, c’est nous. Et même si on peine à boucler nos fins de mois, à payer la facture de gaz ou à faire le plein d’essence, même si on a de bonnes raisons de se plaindre des injustices dont nous sommes aussi victimes, cela reste vrai.

Malachi Brooks – Unsplash – CCO

Cassandra fait de la politique

Je n’ai pas la prétention de dire quelle voie il faudra suivre pour s’en sortir ni quelle dose de contrainte il faut distiller dans nos démocraties libérales.

Ce que je sais, c’est qu’appeler « liberté individuelle » le droit de rendre l’air des enfants de New Delhi irrespirable est la plus abjecte définition de la liberté qui soit.

Apollon avait offert à Cassandre le don de prédiction tout en la condamnant à n’être jamais crue. Aurait-elle eu la moindre chance d’emporter l’adhésion de ses concitoyens si elle leur avait annoncé qu’il fallait leur retirer un gadget polluant d’entre les mains pour leur offrir une chance de moins souffrir du prochain cyclone, de la prochaine canicule, de la prochaine pandémie? Cette semaine, dans mon pays, un ministre (critiquable, sans doute, à bien des égards), a fait l’amère expérience que non, Cassandre n’aurait eu aucune chance d’occuper son siège.

Des jours comme ceux-là, je peine à regarder les fleurs qui poussent entre les pavés.

Kilarov Zainet – Unsplash – CCO


Maldives, Japon, Serbie… : les 6 endroits qu’il fallait découvrir cet été !

Moosa Haleem – Unsplash – CCO

Nager avec les requins-tigres à Cuba, voir agoniser un renne en Laponie, choper le Zika à Rio de Janeiro et uriner sur les neiges du Kilimandjaro…

Des articles avec des titres racoleurs comme celui-ci, il en existe par centaines. Je ne vous ferai pas l’insulte de prétendre vous apprendre qu’aucune étude scientifique ne semble démontrer qu’on soit durablement plus heureux après avoir gratté 48 pays sur une carte du monde.

Je ne prétendrai pas non plus donner de leçon de flygskam à qui que ce soit : j’ai encore pris l’avion pour me rendre au Rwanda en novembre dernier. J’ai donc émis mes 2 tonnes de C02 annuelle en un aller-retour et si j’avais voulu être cohérent, j’aurais cessé de respirer, de manger, de me déplacer pendant les 351 jours du reste de l’année.

Lever de soleil sur les Alpes -Tanguy Wera – CCO

Simplement, quand je fais le bilan de l’été qui s’achève, je me rends compte que j’ai finalement pas mal bourlingué et je me dis qu’il serait dommage de ne pas en faire profiter les autres. Voici donc mon top 6 des destinations atteintes par un moyen ou un autre au fil de ces deux mois.

Les Maldives

Les Maldives. Capitale : Malé. 1200 îles peuplées de 500 000 habitants. Les Maldives, c’est un gouvernement qui alerte à chaque COP que son archipel est très susceptible d’être englouti par la montée du niveau des mers d’ici la fin du siècle, mais qui, sur le plan intérieur, continue à miser sur le tourisme, détruit des trésors de biodiversité pour créer des iles artificielles qui accueilleront des écolodges… allez comprendre. Ce magnifique exemple de dissonance cognitive sur fond de capitalisme triomphant, je le dois à l’excellent podcast je reviens du monde d’avant de Giv Anquetil. Si vous êtes bien accroché·e·s et que vous êtes prêt ·e· s à vous attarder sur des réalités qui écornent les cartes postales, foncez : Maldives, New Delhi, Białowieża… Le journaliste explore les facettes d’un monde et d’une humanité porteurs d’autant d’espoirs que de contradictions.

Shifaaz Shamoon – Veligandu Island Resort and Spa – Unsplash CCO

Le Tchad

Les racines du ciel est le roman qui a valu à Romain Gary son 1er prix Goncourt en 1956 (il gagnera le second avec la vie devant soi en 1975 qui reste, pour moi, à ce jour, une des œuvres les plus extraordinaires de la littérature française, mais ça n’engage que moi).

1956 donc. On est avant l’indépendance de la majorité des pays africains, bien avant que ne se diffuse la lucidité écologique sur notre rapport destructeur aux autres espèces vivantes. Je dis ça parce que, les racines du ciel raconte pourtant précisément ceci. Les racines du ciel (je le réécris parce que je trouve ce titre somptueux), c’est le combat d’un homme pour la sauvegarde des éléphants. ⁹C’est surtout le combat d’un homme pour faire entendre au monde entier que oui, sans arrière-pensée, sans agenda caché, sans programme politique, il entend aller jusqu’au bout pour défendre les pachydermes.

Roman sur notre humanité, sur les coups qu’elle se prend quand nos idéaux les plus purs se heurtent aux réalités les plus dures. Roman qui prend souvent aux tripes en nous demandant avec un sourire, mi-béat, mi-cynique, s’il ne vaut pas mieux avoir la folie d’être idéaliste.

Geran de Klerk – Botwana – Unsplash CCO

Le Japon

C’était fin juillet. Les hautparleurs déversaient leurs rythmes chaloupés et avec un ami, on s’est mis à rire en se rendant compte qu’on buvait une bière française aromatisée à la téquila devant un groupe japonais assaisonnant la cumbia et le reggae aux chants traditionnels du pays du soleil levant. C’est ça, Minyo Crusaders : un groupe japonais qui ne parle ni français, ni anglais et qui a mis le feu sur Esperanzah tant son plaisir d’être là, à nous apprendre la chorégraphie de ses chansons folkloriques, était communicatif. Allez écouter, c’est une vraie pépite.

Minyo Crusaders – Sounds and colours – CCO

La Serbie

Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, tout petit et sans armes de Srdja Popovic ne gagne pas seulement et simultanément le prix de l’essai au titre le plus long et au prénom d’auteur le plus imprononçable.

C’est aussi l’extraordinaire manuel de résistance non violente truffé d’humour d’un gars qui n’a pourtant pas eu trop matière à rire dans sa vie. Srdja Popovic était au centre du mouvement Otpor qui a fini par renverser le sanguinaire Slobodan Milosevic en 2001. Depuis cette victoire, l’auteur et sa bande assistent tous ceux qui aspirent à la liberté, de la Syrie au Venezuela, de la place Tahrir à la place Maïdan. Cela donne un livre rempli d’anecdotes authentiques d’aspirants révolutionnaires qui ont choisi de ne pas tirer un seul coup de feu, mais de s’engager corps et âme dans une lutte dont le rire est souvent une des plus puissantes armes. Lu sous les conseils de Cyril Dion… faudra que je pense à le remercier.

Les champs

J’ai commencé l’été avec la très chouette BD il est où le patron ? chronique de paysannes qui nous livrent avec légèreté les lourdeurs du machisme dans le monde agricole…

… l’ai poursuivi avec la lecture de reprendre la terre aux machines essai de l’atelier paysan dont la 4e de couverture m’a fait l’effet d’une bombe (lisez-la, vous m’en direz des nouvelles)…

L’atelier paysan – CCO

…et l’ai terminé devant une conférence-débat sur l’autonomie alimentaire en Europe des brillant·e·s Saskia Bricmont, eurodéputée, Céline Tellier, ministre wallonne de l’Environnement, Ann Nachtergaele de la FEVIA et Philippe Baret, agronome. Pendant 2 heures, j’ai bu du petit lait tout en goutant toute l’amertume d’un modèle alimentaire qui a vraiment de quoi rester en travers de la gorge.

Erezée

Cette année, notre projet de vacances, c’était de rejoindre, à vélo, en tirant les enfants et les bagages derrière nous, la ville de Reims puis d’en revenir par le même moyen.

Je ne m’avance pas trop en disant que ce périple restera longtemps parmi mes plus belles vacances. J’aurais pu choisir 1000 points d’arrêt sur notre trajet qui méritent le détour : la vallée de la Meuse à Haulmé, le domaine de Han-sur-Lesse, le joli village de Buzancy ou le parcours pieds nus de Montleban. Je partage volontiers les itinéraires Komoot et les bons plans avec tout qui veut ! Mais le plus fou dans ce périple de 500 kilomètres, c’est qu’il n’a pas fallu en attendre 25, depuis le seuil de ma porte, pour que je me dise : « mais nom de Dieu, on est dans un coin magnifique où je n’ai jamais mis les pieds et que la vitesse de croisière de mon vélo électrique me permet d’apprécier sans effort ».

Une étape sur le périple – Tanguy Wera – CCO

Oui, je sais, ça sonne « campagne publicitaire pour découvrir la Wallonie » , mais, sans blague, prenez le temps de découvrir ce qu’il y a à 2 pas de chez vous! Lancez-vous dans des micro-aventures parce que comme disait Jacques Brel qui a rythmé nos réveils pendant les 10 jours du périple :

L’aventure commence à l’aurore
À l’aurore de chaque matin
L’aventure commence alors
Que la lumière nous lave les mains
L’aventure commence à l’aurore
Et l’aurore nous guide en chemin

L’aventure c’est le trésor
Que l’on découvre à chaque matin

Tanguy Wera – CCO


Entrez, on a déjà commencé

Vous aviez balayé nos projets d’un revers de la main, on s’est rassemblé et on s’est mis au boulot. Cet autre monde possible dont on vous parlait, on a commencé à le construire. On a beaucoup semé, on s’est beaucoup aimé et on a récolté des moissons festives.

Pendant que certains commentateurs se grattaient la barbe en se demandant si le monde d’après avait été englouti par un retour de bâton, alors que certains nous croyaient K.O., estomaqués par la succession des crises interdépendantes, sociales, économiques, sanitaires, géopolitiques, énergétiques et climatiques, on s’est mis à table et on l’a poursuivi, ce changement nécessaire.

Ralentir

En ralentissant, on a commencé à entendre le son d’un monde qu’on croyait mort et enterré : le chant de la sittelle et le murmure des oublié·e·s, les rires des enfants et les voix des exclu·e·s. Elles sont innombrables ces voix et leur chant polyphonique fait naitre une musique bien plus douce à nos oreille que le vrombissement des machines à uniformiser. Alors on aime cette musique, elle bat au rythme de nos cœurs, gonfle nos muscles et oxygène nos rêves.

Occuper le terrain

On a commencé à occuper le terrain, à manger, à vivre, à faire la fête et à s’aimer autrement. On a investi des lieux, non pour les conquérir mais pour laisser y revenir des herbes folles. Nous avons été mauvaises graines et nous avons porté des fruits savoureux au cœur de vos déserts de béton. On a sauté à l’unisson et on a senti qu’on pouvait faire trembler la terre. On a noué des amitiés, on a tissé des liens solides et, des cimes aux racines, on a senti à quel point ces liens nous rendaient invincibles.

Rejoindre

Entrez, c’est ouvert ! On n’est pas de ceux qui referment la porte derrière eux une fois installés.

On ne vous juge pas. Que vous nous rejoigniez parce que votre monde est devenu trop dur, trop cher, trop inhospitalier ou parce le nôtre vous a enfin paru désirable nous importe peu. Vous êtes finalement là et ça fait plaisir. Vous pourrez apporter votre voix, votre talent au concert de ceux qui changent, de ceux qui transforment, de ceux qui font bouger les lignes.

Entrez, c’est ouvert ! Chez nous, il y a de la place pour tout le monde. On ne vous a pas attendus pour commencer mais soyez les bienvenu·e·s.

Merci à toute l’équipe d’Esperanzah pour ces moments d’intensité et pour l’aimable autorisation à utiliser les instantanés de l’évènement.


Moissonner nos fêtes brûlantes

Andrea Riondino – Unsplash – CCO

C’était un été comme celui-ci. De violents orages interrompaient d’interminables jours de plomb. Le soleil dévorait les vies, balayant les espoirs d’un ciel clément.

Pizzica tarantata

Quand la lande ne brûlait pas, les ruisseaux faméliques se faisaient torrents et dévoraient les berges. Ah oui, et on faisait la fête aussi. Beaucoup. La musique et le vin aidant, nos fronts perlaient de sueur à force de danser sous la lune. La clarté des étoiles faisait éclore des amours intrépides.

C’était les Pouilles, un soir de juillet 1718. C’était Naples ou la Calabre. Certains diront que c’était bien avant. 7500 ans avant Jésus-Christ! C’était peut-être hier aussi. C’était Jéricho, c’était ce Sud aux herbes brûlées qui chaque année se rapproche de nos terres. Qu’importe ici ou là : l’été dansait !

Andrea Riondino – Unsplash – CCO

Sticazzi

Depuis la révolution néolithique, on danse au temps des moissons, afin qu’elles soient bonnes malgré tout. Boit-on vraiment chaque verre de vin comme une offrande à Cérès, à Sainte-Anne ou à Saint-Jean ? De millénaire en millénaire a-t-on conscience que l’on perpétue un rituel qui, depuis des temps immémoriaux, vise à éloigner les ravageurs, la grêle et la canicule ? Sticazzi*.

Aujourd’hui notre maison brûle, notre navire prend l’eau et l’on fait toujours la fête. C’est les bals dans les villages et les festivals qui s’enchainent. C’est le tour de France et l’heure de l’apéro. C’est la pétanque et les gamins qui courent au bord de la piscine. Sous les mêmes soleils brûlants on continue à s’aimer. Seules changent les mélodies, sticazzi !

Andrea Riondino – Unsplash – CCO

Sempre piú caldo

Plus que jamais dans l’histoire de l’humanité, on sait avec certitude que les étés qui viendront ne seront sans doute pas plus cléments que ceux qu’on a connus. On ne cherche plus à vouer nos ébats aux saints-patrons du coin. Peu nombreux sont ceux qui croient, aujourd’hui que le sort du climat se joue sur l’Olympe ou dans les fraiches travées des églises.

L’époque où « parler du temps qu’il fait » était synonyme de la vacuité d’un discours aura finalement été une très courte parenthèse dans l’histoire de l’humanité. Dans quelques villes, en Occident, on s’est pris à croire que la couleur du ciel n’était qu’un décor, une variation de température sans importance. Les paysans de 10 000 ans riraient bien en lisant cela. Eux qui dansaient dans les récoltes, eux qui buvaient, les foins coupés, eux qui fêtaient le raisin dans le cellier, ils savaient ce qu’ils devaient au soleil.

Alors comme eux, comme ces paysans dont le destin dépendait d’un orage, buvons le vin des années rudes! Gardons l’Italie, la tarentelle et la Calabre. Avec la lucidité des laboureurs qui guettent le bruissement dans l’air, faisons la fête chaque été. Avec les rapports du GIEC et la sagesse des sourciers, dansons. Le problème, ce n’est pas la fête : c’est la manière dont on laboure nos terres nues. Tout est à reconstruire pour prendre soin de l’eau qui étanche nos soifs. Alors gardons les nuits de fête, et reprenons les bases.

Andrea Riondino – Unsplash – CCO

*Sticazzi : en romain dans le texte « on s’en fout », « je ne vais pas me prendre la tête pour ça »

Lectures

Parce qu’on n’écrit jamais rien de nouveau, derrière ces lignes maladroites, il y a une foule de mots bien mieux dits que ceux-ci. Reprendre la terre aux machines de L’Atelier Paysan, Tous les soleils, film de Philippe Claudel et sa BO : La tarentella de l’Arpeggiata, le soleil des Scorta de Laurent Gaudé, toute l’œuvre de ZeroCalcare, Pendant que les champs brûlent de Niagara, La mort dans la pinède de Feu! Chatterton. Il y a les discours de Greta Thunberg et Sapiens de Yuval Noah Harari, il y a le summer of love de 67, l’été caniculaire de 76, ceux qui les ont racontés. Lisez, écoutez, regardez et surtout ne laissez pas les brûlures vous empêcher de fêter !


Voilà ce qu’on devrait apprendre à l’école !

Vers 17 ou 18 ans, je rêvais devenir éditeur ou écrivain. Une aspiration pour les métiers du livre qui répondait peut-être au fait que mes mots surgissaient avec bien plus d’aisance sur le papier que face aux filles de mon âge. Cinq ans plus tard, un diplôme de lettres en poche faisait de moi un professeur de français. Sans doute en va-t-il souvent ainsi des rêves et aspirations adolescentes : ils se muent au fil du temps en choix de carrière moins fantaisistes.

Depuis que j’exerce le métier, pas un mois ne se passe sans que je n’entende un quidam bien inspiré asséner avec une conviction d’autant plus grande qu’il est éloigné du monde de l’enseignement, que, vraiment, voilà ce que l’on devrait apprendre à l’école  : …

« Parcours-Et moi Sup’, Éditions Érasme » – Tanguy Wera

Qu’est-ce qu’on vous apprend à l’école ?

Tout y passe : les grands auteurs (grands pour qui ? le mystère reste entier), les enjeux de la démocratie représentative, la langue des signes, les premiers secours, la colonisation, le débunkage des fake news, le consentement, la permaculture, et les fondements du massage tantrique (sur ce dernier point, j’ai tout de même un doute)…

Souvent, c’est suite à une découverte récente (la méditation, l’histoire de Nauru ou la méthode Marie Kondō) que nos interlocuteurs nous interpellent sur ce savoir qu’ils ignoraient encore quinze jours auparavant, mais qui se trouve devoir faire désormais partie du coffre à outil de chaque tête bien faite. Parfois, aussi, ces revendications traduisent des valeurs ou une orientation politique facilement identifiables : peu nombreux sont ceux qui réclament simultanément l’enseignement des théories postcoloniales et des traditions chrétiennes, du droit pénal et des variétés de rainettes.

« Parcours-Et moi Sup’, Éditions Érasme » – Tanguy Wera

Il est pourtant un point sur lequel tous s’entendent, chez les jeunes comme chez les vieux, à gauche comme à droite : l’école est le véhicule incontournable de « notre culture ». Plus ou moins « générale », elle est ce qui permet de s’ancrer sur un territoire, de « faire peuple » avec nos voisins, de comprendre notre histoire, de faire émerger des valeurs, de rire des anecdotes d’un parfait inconnu autour d’un socle commun. Vraiment, si l’école doit transmettre quelque chose, c’est bien notre culture !

Une culture

Or cette injonction m’a longtemps posé un problème fondamental du fait d’un hasard territorial gênant : je suis belge!

Parler de culture belge lors d’un repas de famille est sans doute une des meilleures garanties que les échanges tourneront soit autour de poncifs éculés : la bière, les frites et le chocolat, soit autour d’élucubrations pédantes à propos du concept de belgitude, d’identité en creux, de confluence entre la romanité et germanité… Avec un peu de chance, la discussion s’achèvera dans un débat sur les mérites comparés de Jacques Brel et d’Angèle.

Ça doit sans doute être pour cela précisément, pour ce compromis nécessaire entre les clichés grotesques, les références pop et l’hermétisme des discours savants que lorsque les éditions Erasme m’ont proposé d’écrire pour elles un manuel sur la littérature et la culture belge, j’ai accepté. Pour ça… et parce que j’avais gardé ce vieux rêve de fricoter avec le monde de l’édition.

« Parcours-Et moi Sup’, Éditions Érasme » – Tanguy Wera

Benoit Poelvoorde et Hugo Claus

Dire que cette expérience n’aura pas toujours été agréable est un euphémisme. En tant qu’être masculin, je crois que je me suis approché au plus près de ce que peut faire endurer un accouchement aux forceps. Mais ça y est ! Il est là, tout chaud sorti de presse : il pèse 120 grammes et mesure 32 centimètres : un manuel qui, à travers l’ambition d’apprendre aux élèves à réaliser un exposé oral synthétique et à prendre part à une négociation, parcourt, mine de rien, quelques siècles d’histoires belges.

On y trouve bien plus de renoncements que de conquêtes : il y a trop peu d’Histoire sociale, trop peu de langue flamande et trop peu de grands auteurs, trop peu de peintres et trop peu de monuments, trop peu de géographie et pas une seule recette de boulets sauce lapin.

« Parcours-Et moi Sup’, Éditions Érasme » – Tanguy Wera

Mais j’y ai distillé, comme dans un peket liégeois, un peu de Van Eyck et beaucoup de Tijl Uylenspiegel, un poème d’Achille Chavée et un portrait de Stromae, des réflexions sur notre passé colonial, Victor Horta et Myriam Leroy. Guillermo Guiz est à quelques pages d’Émile Verhaeren afin de voir qui, du poète ou de l’humoriste, marquera le plus durablement les élèves. J’y rappelle qu’à défaut de coupe du monde, on a gagné deux Goncourt, deux palmes d’or et un Nobel de littérature. J’émets l’hypothèse qu’il y a peut-être un lien entre Brueghel, le folklore estudiantin et la Zinneke parade. Si on cherche bien, on trouvera un biceps de Jean-Claude Van Damme et des spéculoos, un concert de Johnny et une victoire de Justine Henin. Tout cela fait-il une culture belge ? Honnêtement je n’en sais rien.

Est-ce vraiment cela qu’on doit apprendre à l’école ? il se trouvera sans doute autant de partisans que de détracteurs. Moi, en tout cas, j’ai réalisé un rêve d’ado : je suis un tout petit peu écrivain, un écrivaillon sans prétention, pétri d’autodérision, un truc bien belge au fond.


Dormir, déplaire et décevoir

Dans un monde idéal, je me verrais bien militant. Ça sonne bien, militant ! On y retrouve le côté flamboyant du chevalier blanc, combattant inlassable des nobles causes, porte-drapeau des justes combats… mais sans la boue jusqu’aux cuisses, l’odeur de sueur et les mains sales.

Dans un monde idéal, la blancheur immaculée des militants ne s’entache jamais des bassesses du quotidien. Dans ce monde bien réel, j’ai choisi de faire de la politique. Sur le papier, la fonction politique collait pas mal avec la définition de militant.

Forcément, sur le terrain, on prend la mesure du fait que le noble destrier est en réalité un poney éclopé, qu’il s’agit de faire soi-même la lessive si l’on veut garder le haubert propre et que les ongles noirs sont le lot de tous ceux qui mettent les mains dans le cambouis. Par ailleurs, il n’a pas fallu tant de temps pour comprendre que la quête du Graal passait nécessairement par trois étapes : Dormir, déplaire et décevoir.

Jean-Baptiste D. – Unsplash – CCO

Dormir

Quand on a un monde – ou quelques centaines d’hectares de ce monde – à changer, les heures de sommeil sont des considérations superflues.

Il faut tout à la fois bouger pour le climat, renforcer les circuits courts et ceux qui les portent, repenser la mobilité, prendre soin de nos ainés, de nos jeunes pousses, tirer le meilleur des équipes éducatives en leur offrant les moyens de semer des graines de changement, coller des sparadraps sur toutes les passoires énergétiques, œuvrer à ce que la culture puisse jouer son rôle d’éveil des consciences. Il faut anticiper les crises futures et réparer les dégâts des crises passées, tisser des liens entre tous les acteurs de changement. Non, vraiment, dormir n’est qu’une activité superflue.

Mais rien n’y fait. Ni le stress, ni l’ambition, ni la caféine ne demeurent longtemps des alliés fiables contre la fatigue. Alors en désespoir de cause, il faut dormir, prendre soin de soi. Premier renoncement.

Vieil homme dans un fauteuil - Photo en noir et blanc
Ben O’Bro – Unsplash – CCO

Déplaire

484 voix sur 2000 électeurs potentiels, c’est un suffrage honorable diront certains.  Il n’empêche : c’est le signal évident que 1500 adultes en âge de voter n’ont pas vu en ma candidature il y a trois ans, le signe du changement qu’ils attendaient. Dit comme cela, ça force l’humilité. Il en faut, de l’humilité, pour ne pas perdre de vue le fait que notre légitimité n’est que le reflet d’une imparfaite démocratie. Nombreux sont ceux qui se font un point d’honneur à le rappeler : être élu, c’est déplaire.

Dans un monde idéal, le militant porte haut ses couleurs avec la satisfaction de n’avoir de comptes à rendre à personne. Il bénéficie, sinon d’une forme d’admiration, au moins d’un capital sympathie élevé. Dans ce monde bien réel, il parait que l’on ne peut pas plaire à tout le monde. Alors on déplait : à ses voisins, aux parents qui déposent leurs enfants à l’école, aux pensionnés que l’on croise et aux personnes avec qui on est amené à travailler. On le sait, on apprend à vivre avec. Deuxième renoncement.

Portrait d'un homme âgé avec une écharpe - en noir et blanc
Mathew Banjo Emerson – Unsplash – CCO

Décevoir

Mais comme on passe de Charybde en Scylla, immanquablement, après avoir évité ceux à qui l’on déplait, on tombe dans les filets de ceux que l’on déçoit.

Leur déception est plus douloureuse à recevoir que le déplaisir des fâcheux. Ils nous auraient voulus plus radicaux, plus intransigeants, plus libres de changer en profondeur le système. Ils ont cru voir en nous l’exact reflet de leurs aspirations individuelles et forcément, on les déçoit un jour ou l’autre. À notre place, ils auraient plutôt… ils n’auraient jamais… alors on se prend à rêver qu’ils y soient, à notre place.

Car si quelques mois d’exercices d’une fonction politique nous laissent un peu d’amour-propre, d’espoir et de lucidité, alors le plus déçu de tous est celui que l’on croise au détour d’un miroir. On s’habitue à mettre un pied devant l’autre en sachant que chaque conquête, chaque victoire sera entachée de dix défaites et de cent déceptions. Troisième renoncement.

Portrait d'un homme avec un chapeau en noir et blanc
Daniele Salutari – Unsplash – CCO

Militant

Et c’est alors que l’on regarde le militant qu’on voulait être.

Amer, on lui reproche un peu sa naïveté puérile et ses habits de carnaval. Mais s’il nous vient de la tendresse à l’égard de ce personnage, derrière son cheval éclopé, on retrouve une Rossinante. Ses ongles noirs, son haubert sale cachent un Sancho qui s’ignore. Humble on se regarde au miroir en se demandant si au fond, on ne préfère pas y voir un vrai Don Quichotte plutôt qu’Alice au pays des merveilles.

Dessin, Don Quichotte
Don Quichotte – Honoré Daumier – New York Metropolitan Museum of art – CCO


Alibaba : j’ai serré la main du diable

Non. Je laisse au général Dallaire l’emphase de la formule qui tient lieu de titre accrocheur à cet article. Je vais vous révéler ce qu’on trouve au cœur de l’entrepôt de Cainiao, filiale logistique d’Alibaba à l’aéroport de Liège, au cœur donc, de ce qui devrait s’apparenter au 9e cercle de l’enfer. Apprêtez-vous à être déçus.

Entrepôts de Cainiao – Liège Airport – Tanguy Wera CCO

Si vous lisez ces lignes, peut-être êtes-vous déjà convaincus que le géant chinois de l’e-commerce incarne ce qu’il y a de plus mortifère dans le capitalisme mondialisé : exploitation des travailleurs, pollution exponentielle, gaspillage, concurrence impitoyable, espionnage, déni des droits humains. Si vous voulez mon avis, vous n’avez sans doute pas tort. Mais je vais vous décevoir quand même.

Prologue

Tout est parti d’une carte blanche signée par la bourgmestre de Plombière, Marie Stassen. Elle y disait sa lassitude et sa révolte de voir des caciques de la politique wallonne se féliciter de l’ouverture d’une porte d’entrée pour la camelote chinoise à l’aéroport de Liège alors que les communes étaient priées de jouer le service après-vente du greenwashing du gouvernement.

La lettre ouverte a fait mouche. De partout, on a écrit à la jeune bourgmestre pour la remercier d’enfin porter une parole que l’on croyait impossible dans l’hypocrisie politicienne ambiante. Puis elle a reçu cette lettre :

 Chère madame Stassen,

 Je me permets de vous contacter au nom de mon client Cainiao, filiale logistique du groupe Alibaba. Nous aimerions vous proposer une rencontre avec les représentants de Cainiao pour échanger librement sur différents sujets. Seriez-vous ouvert à cette rencontre ?

Alors la bourgmestre rassemble des élus des quatre tendances politiques au pouvoir dans l’arrondissement pour aller rencontrer ceux qui se disent transparents et ouverts au dialogue. J’étais l’écolo de la bande.

Sas d’entrée Cainiao – Liège Airport – Tanguy Wera CCO

Le face à face

Face à nous, deux cadres de l’entreprise, Noël Dabe, Operations director et Xiaohan Shi, public relation manager. Le premier, quarantenaire, a les traits un peu tirés derrière son masque Adidas. Il nous dit ses dix-huit ans de métier dans le secteur aéroportuaire, il a grandi à deux pas d’ici. Sans esquiver les questions qui fâchent, sans nier la réalité du système dans lequel il est pris, il dit sa volonté de bosser correctement, c’est-à-dire d’assurer des bonnes conditions de travail à ses 280 employés tout en veillant au dialogue constructif avec les transporteurs, par avion et par camion qui remplissent et évacuent son entrepôt. Car après tout, il n’est que cela rappelle-t-il : le gérant d’un entrepôt de palettes de boites en carton qui doit veiller à ce que celles-ci transitent efficacement des Boeings aux semi-remorques.

Pétillante, Xiaohan nous dit, elle aussi, son enthousiasme de travailler dans cette boite qui lui assure un ancrage européen. Avec son mari français, elle est basée à Paris et faire Liège-Paris, c’est toujours plus rapide qu’un vol depuis Hangzhou, surtout en temps de pandémie. Avec une jovialité candide, elle nous désigne le terrain vague qui accueillera bientôt, espère-t-elle, un deuxième entrepôt. Le premier n’est en activité que depuis novembre mais elle a bon espoir : l’e-commerce se porte bien.

Cainiao – Tanguy Wera CCO

L’entrepôt

« On veut être transparents, venez voir l’entrepôt » nous disent-ils. Et ils nous emmènent, vestes et équipement de sécurité enfilés, fouler le béton neuf de ces 30 000 mètres carrés animés ça et là par quelques caristes déballant et déplaçant des palettes de caisses anonymes. Xiaohan Shi a presque l’air déçue qu’il n’y ait, finalement, pas grand-chose à dire de cet environnement simple et froid : des caisses, descendues d’un avion, destinées à être chargées sur un camion, comment faire naitre une discussion sur cette seule base ? Le contenu de ces caisses ? C’est des questions qui se posent en amont, chez les fabricants et en aval, chez les clients. Eux, Cainiao, ils reçoivent et répartissent, voilà tout.

Entrepôt de Cainiao – Tanguy Wera – CCO

En tandem

Dans la salle de village d’un petit coin d’Ardenne, j’organisais, quelques heures plus tard, une projection de Tandem Local, road-documentaire qui part à la rencontre des éleveurs et maraichers bio de Flandres et de Wallonie. Et c’est sans doute à ce moment-là, devant l’un de ces cultivateurs que m’est apparu avec le plus de netteté le drame des cadres de Cainiao. Le malaise grandissait quand ils répétaient « ce qu’on fait, on le fait le mieux possible ». Ils avaient tenté un couplet peu convaincant sur leur culture d’entreprise mais il était évident qu’ils ne pouvaient pas construire de récit autour de leur métier et que derrière les quelques mots de façade s’étalaient le gouffre d’un modèle vide de sens.

Tandem Local

Le même métier.

Après la projection, dans le public, Alain a pris la parole. Alain bosse dans la logistique, chez Terre d’Herbage. Il transporte des caisses en carton. Pour un salaire dérisoire, avec sa camionnette, il ramène dans son entrepôt des bacs de légumes, des cartons d’œufs, des palettes de pommes et des barquettes de fromage de chez les producteurs locaux. Le lendemain, il les amène dans les épiceries de la région. Alain, Noël et Xiaohan font le même métier.

Mais Alain sait nous dire que Pierre-Marie a son caractère, qu’il peut compter sur Josiane, qu’il réfléchit à la meilleure solution pour les soupes de l’école de La Gleize, les fromages de Vincent et la farine de Renaud. Ca ne fait pas d’Alain un saint et de Noël et Xiaohan des suppôts diaboliques, mais qu’ils le veuillent ou non les uns font partie du problème, l’autre de la solution.

Alors on fait quoi? On leur reconnait une commune humanité, on leur témoigne un même indispensable respect et on fait tout ce qui est en notre pouvoir pour soutenir Alain et mettre à terre le système auquel participent Noël et Xiaohan.

Terre d’Herbage – Réseau Aliment-Terre de l’Arrondissement de Verviers – Otra Vista Production


L’homme politique le plus bête de Belgique

Gueule de mouton
Adalia Botha – Unsplash – CC0

S’il fallait une cérémonie pour remettre la palme à l’homme politique le plus bête de Belgique et qu’il m’était donné de la présider, mon jugement serait rapide. Je serais le grand gagnant. Oui, avec un aplomb et un sens du conflit d’intérêts dont la fonction politique a parfois le secret, en assumant être, sans distinction, juge et partie, je m’autoattribuerais la palme de la stupidité en politique.

Je n’ai pas dit naïveté, manque d’expérience ou idéalisme béat, quoique dans ces compétitions-là aussi je puisse également avoir mes chances. Non, on parle bien ici de stupidité, de connerie, de bêtise.

Rétroacte

Élu aux communales voici trois ans, j’ai passé près de deux tiers de mon mandat sous le coup d’une pandémie mondiale dont on n’est pas encore sorti. Autant l’avouer d’emblée, je n’ai guère eu, à titre personnel, à endosser la responsabilité d’un nombre trop important de décisions douloureuses à ce sujet. Souvent, pour ne pas dire toujours, il revenait à une autorité supérieure, ministres, gouverneurs provinciaux, bourgmestres… de trancher, d’assumer pour tenter de garder la situation sanitaire sous contrôle.

moutons
Mitchell Orr – Unsplash – CCO

Alors, du premier jour de la pandémie à ce jour de décembre 2021, j’ai gardé une position humble : les mois passant, ne devenant ni épidémiologiste, ni virologue, n’ayant pas le temps de consulter l’entièreté des données et recommandations produites par la grande diversité d’experts habilités à donner leur avis, je me suis tu. Je m’en suis remis aux autorités supérieures qui, je l’espérais, prenaient le temps d’écouter la diversité de ces voix avant de trancher, en leur âme et conscience.

On en pensera ce qu’on voudra mais j’ai donc assumé, à mon humble niveau. Demandant à des amies de scanner le covid safe ticket de leurs propres parents pour assister à leur anniversaire, rappelant aux directions des écoles dont j’avais la charge de faire porter le masque à leurs élèves de 6 à 12 ans suite au revirement du comité de concertation alors que la circulaire ministérielle parue 10 jours plus tôt alignait encore les bonnes raisons de ne pas le leur faire porter… On peut le dire, je passais pour un con.

troupeau mouton
Andrea Lightfoot – Unsplash -CCO

Le point de bascule

Jusque-là, j’avais encore l’espoir que cette stupidité ne soit que de façade. Après tout, je n’étais qu’un obéissant soldat avec un regard peut-être un peu vitreux. Au fond, les mois passant, rien n’avait changé : j’étais toujours aussi incompétent pour juger le bien-fondé des décisions prises et j’aurais été bien peu crédible à formuler toute autre approche en matière de santé publique. Alors brave lieutenant, j’exécutais ou faisais exécuter, jouant la courroie de transmission, le dernier maillon de la chaîne qui répète docilement sa leçon en m’excusant de n’être que l’humble messager des décisions des autorités supérieures.

Puis il y a eu ce 22 décembre, cette décision de fermer les théâtres et les cinémas alors qu’il avait été démontré que ceux-ci n’étaient pas des lieux de contamination. Ce jour-là, le brave soldat qui pendant près de 650 jours exécutait, se disant que nombre de ses concitoyens le prenaient pour un con, s’est rendu compte qu’aux étages supérieurs aussi, on se foutait de sa gueule.

Julian Schiemann – Unsplash -CCO

Le résultat

Là, un homme politique doté d’amour-propre et de bon sens se rebifferait, entrerait en résistance, démissionnerait pour marquer le coup… pas moi. Quand je vous dis que je mérite la palme de la bêtise ! Ce moment grotesque est passé, j’accuse toujours le coup, hagard comme Foreman un soir de 1971 et… je reste là.

Au grand dam de ceux qui espéraient que, dans la morne plaine de mon abrutissement, cet éclair de lucidité me fasse jeter le gant, je reste convaincu qu’il y a lieu de demeurer en place, sans coup d’éclat, sans partir en croisade contre des moulins à vent. Je reste persuadé qu’il y a quantité de combats à mener, de projets à porter, de défis à relever, en matière de culture, d’enseignement, mais aussi d’environnement, d’alimentation, d’économie d’énergie, etc. bien au-delà de la pandémie.

Ma bêtise pleinement assumée, je reste donc là, au moins pour les trois années à venir, plus motivé que jamais pour relever les défis qui se profilent à l’horizon. Et le pire, c’est qu’on est nombreux dans le cas, à ne pas claquer la porte malgré notre conscience aigüe de l’absurdité de la situation. Il faut croire qu’on se renforce mutuellement dans notre stupidité. Peut-être que seuls nous meuvent ces mots de Jean Ferrat :

On peut me dire sans rémission
Qu’en groupe en ligue en procession
On a l’intelligence bête.
Je n’ai qu’une consolation
C’est qu’on peut être seul et con
Et que dans ce cas on le reste.