Tanguy Wera

Génocide au Rwanda : Les témoignages de Rusagara

Les témoignages qui suivent vous sont livrés avec le moins de filtres possible, ils sont une prise de note à la volée de la traduction simultanée de Jean-Baptiste Bizimana, directeur de l’association Modeste et Innocent à Huye.

Médart Kanyanda et Edouard Mbonimana – Tanguy Wera CCO

Médart

Je m’appelle Kanyanda Médart, je suis marié, j’ai 12 enfants et une femme. Si je suis devant vous maintenant c’est grâce à la bonne gouvernance qui caractérise notre pays surtout le leadership du président de la République. Ce n’est pas pour rien que je le remercie parce que je suis génocidaire, j’ai tué des gens au mois d’avril 1994. Edouard à côté de moi a eu toute sa famille décimée, son grand-père, sa grand-mère, et j’ai joué un rôle dans leur mort. Les tueurs et les rescapés, ce sont des gens qui se connaissaient, qui partageaient la boisson, la même culture, des liens de mariage. Moi aussi je ne sais pas pourquoi nous les avons tué, on dirait que nous étions des fous. Le gouvernement de l’unité nationale nous a mis quelque part, il nous a emprisonné, j’ai passé 15 ans en prison. J’ai terminé la sentence issue des tribunaux gaçaça, des tribunaux populaires. C’était une justice réconciliatrice parce que nous devions confesser les crimes que nous avions commis, nous pouvions bénéficier de l’allègement des peines. Si nous avons purgé les peines que nous avons reçues des tribunaux gaçaça, ça nous a guéri de l’animalité. Edouard à côté de moi, je ne le vois pas du même œil que je le voyais avant. Avant l’existence de ce groupe de réconciliation, je le fuyais. Même sa tante, son oncle, c’était la même chose. Les rescapés dans la cellule fuyaient quand ils me voyaient.

Ce groupe a commencé comme un club de réconciliation mais au départ, des gens avaient pris l’initiative de se rencontrer. Mais après, ils nous ont demandé de les rejoindre dans le club de réconciliation. On ne se voyait pas souvent. Pendant les commémorations, au début, on accompagnait les gens sur les lieux de mémoire et peu à peu, la peur m’a quitté jusqu’à ce que je puisse demander pardon publiquement lors d’une cérémonie à la paroisse. Pendant cette cérémonie, nous avons confessé publiquement les crimes commis et si nous faisons partie de ce groupe, c’est grâce à la formation de 6 mois reçue de l’AMI (Association Modeste et Innocent). L’AMI nous a formés et nous a appuyés d’une autre manière. Edouard, sa tante, la femme de son oncle, étaient dans un vallon de misère avant. Moi aussi j’errais sur les collines. Aujourd’hui, nous avons aménagé l’espace de dialogue et nous sommes devenus un espace de réconciliation. Là où nous sommes, je ne suis plus perché sur le mont de la violence et eux dans le vallon de la misère, c’est à cause de la bonne gouvernance de ce pays.

L’AMI nous a attribué un devoir à domicile. Ils nous ont donné des feuilles et chacun devait mentionner une activité spécifique qu’il allait faire en faveur de la personne avec qui il avait des problèmes. Comme je venais d’ailleurs, j’ai choisi une personnes qui n’était pas membre de ce groupe. J’ai été chez une autre personne : j’ai cultivé avec ma houe pendant deux jours et partager le repas. Quant à Edouard, dont j’ai tué le grand-père et la grand-mère, est venu chez moi, il a cultivé dans mes champs. Nous avons mangé ensemble. Et nous avons des visites habituelles, il n’y a pas de méfiance et de soupçon. Même mon enfant fait partie du groupe des jeunes qui ont emprunté le même chemin. Je lui ai demandé d’aimer les enfants d’Edouard et je leur ai dit qu’ils ne doivent pas emprunter le même chemin que nous avions emprunté, celui du génocide. Aujourd’hui, je suis reconnaissant, quand bien même je mourrai, je partirai en paix. Je remercie l’AMI.

Edouard

Merci, je m’appelle Edouard Mbonimana. Pour ce qui concerne l’histoire j’étais très jeune pendant le génocide mais quand même je voyais, je comprenais ce qui se passait. Pour moi, c’était impensable que les relations détendues alllaient reprendre mais grâce à la volonté politique, ça a été possible. Sincèrement, nous ne pensions pas que nous allions reprendre les relations avec les génocidaires. Aujourd’hui, nous sommes ensemble. J’allais le saluer mais ce n’est pas permis pendant la pandémie de covid. Les relations que nous avons reprises nous ont permis de reprendre des activités à caractère économique. Nous conjuguons nos efforts. S’il, Médart, a besoin de moi, je viens à son secours et si j’ai besoin de lui, il vient à mon secours. Il a presque tout dit : nous avons pris la décision de dépasser cette histoire tragique pour créer la paix dans le présent. Le génocide n’a pas seulement emporté les vies humaines, il a aussi créé la précarité économique. Nous sommes dans des groupes qui nous réveillent. Nous n’avons aucune ombre de doute que l’avenir nous promet des merveilles. Nous sommes confiants de nous.

Antoine Ndushabandi et Odette Mudusabire – Tanguy Wera (CCO)

Antoine

Bonjour je m’appelle Antoine Ndushabandi, je suis marié, j’ai 5 enfants et une femme. En premier lieu, je remercie le Bon Dieu qui a permis que nous nous rencontrions ici. Je remercie aussi les leaders du pays et je remercie les autorités du district et du secteur ici présentes. En peu de mots, je suis un ex-prisonnier du génocide. J’ai passé 11 ans et 6 mois en prison. Pourquoi ? Parce que j’avais participé au génocide. J’avais pillé les biens d’Odette. Je n’étais pas sûr que j’allais retourner sur ma colline natale, mais j’ai été libéré, j’ai confessé les crimes commis contre Madeleine dont j’avais aussi endommagé et pillé les biens. Après la sortie de prison, quand les rescapés me voyaient, ils me fuyaient. Pendant la juridiction gaçaça, la sentence est tombée, on m’a demandé de rembourser les biens pillés. Comme j’étais incapable de rembourser, ils venaient régulièrement chez moi et moi je les fuyais jusqu’à ce que nos leaders nous conseillent de les approcher et de demander pardon. Nous avons demandé pardon grâce au conseil de notre président Jean-Népocène qui nous a invité à l’accompagner pendant les cérémonies de commémorations du génocide.

Avant, nous ne nous sentions pas concernés par les cérémonies de commémoration du génocide mais quand il nous a invité à le rejoindre, timidement, nous avons commencé à les accompagner. Nous avions de petites sommes qui nous permettaient d’acheter à boire. L’AMI est venue à ce moment-là, elle nous a formé et ma mentalité a complètement changé. C’est là que j’ai approché Odette et Madeleine. Au départ elles étaient très réticentes, elle ne voulaient pas que je rentre dans leur maison mais j’ai persévéré et j’ai demandé pardon. J’ai seulement remboursé une partie et elle a cédé sur l’autre partie.

Pour le moment,je considère Odette comme ma véritable mère. Madeleine, je la considère aussi comme ma mère ou ma grand-mère. Les autres rescapés du génocide n’ont plus peur de moi. C’est grâce à AMI. Nous sommes devenus des messagers de la réconciliation parce que nous ne voulions pas garder au sein de notre enclos le cadeau que nous avions reçu. C’est une chance car Odette m’appelle souvent. Elle a un téléphone,moi aussi et quand elle a besoin de moi, elle m’appelle et je réponds à son appel et vice-versa. Exemple : les semences de haricots, de maïs que j’ai semées, elles viennent d’Odette. Elle me les a données gratuitement. Elle m’a aussi donné un mouton afin que je puisse avoir un peu de fumier organique pour mes champs. Quand je vais au marché et que je trouve Madeleine en train de vendre quelque chose, elle réduit les prix pour moi plutôt que pour d’autres. Je remercie donc mes mamans, le gouvernement de l’unité nationale, tout le monde qui a contribué à la situation actuelle. Je leur demande de rester à nos côtés parce que le chemin continue. Maintenant je suis très heureux parce que les relations avec les rescapés sont au beau fixe mais j’ai des camarades qui sont toujours enracinés dans la mentalité du vieux temps. Je dois les approcher, je voudrais contribuer à leur changement de mentalité. Je veux contribuer à ce que le programme d’unité nationale prenne racine. Nous voulons avancer à pas de géant.

Odette

Je m’appelle Odette Mudusabire, je m’excuse parce que je ne peux pas me tenir debout : je suis malade. Comme les autres je remercie nos autorités, l’Ami. Antoine, il m’a pillée pendant le génocide et même sa propre famille a décimé ma famille. Avant d’être réunis par l’AMI, c’était une famille que je ne voulais même pas voir. Quand je rencontrais l’un des leurs, je changeais de chemin et je fuyais à toute vitesse. Au début c’est Jean-Népocène qui nous a mis ensemble, progressivement, ils nous ont accompagné dans les cérémonies de mémoire et quand l’AMI est venu, il nous a formés. Nous sommes devenus imprégnés par les enseignements de l’AMI et nous avons changé intérieurement. Antoine a commencé à m’approcher progressivement, il a demandé pardon mais sur le coup je n’ai pas pardonné. Au fur et à mesure que j’étais formée par l’AMI, c’est là où mon cœur a été libéré, j’ai été capable de lui pardonner. C’est mon fils. Pendant la saison culturale, il est près de moi. Il vient sans tarder. Les relations se sont améliorées, il n’y a plus de problème. Je n’oublie pas notre leadership, l’AMI mais aussi tous les visiteurs qui passent pour nous encourager. Que Dieu vous bénisse.

Jeanne d’Arc Ngiayatshumi – Tanguy Wera (CCO)

Jeanne d’Arc

Je m’appelle Jeanne d’Arc Ngiayatshumi. Pardonner nous a libérés, au début, nous nous sommes acceptés, c’est l’acceptation de soi. Dans cette cellule, nous étions tous traumatisés, certains étaient même devenus des fous qui erraient sur les collines. La situation était telle que pardonner était un des meilleurs choix. Parce que nous risquions d’être fous et errer sur les collines et donc quand nous avons vus que nous étions seuls concernés par les cérémonies de commémoration. Nous avons réfléchi avec Jean-Népocène sur comment nous rapprocher des ex-prisonniers pour crime de génocide. Nous nous sommes rapproché, nous avons accordé le pardon mais il y a des criminels qui restent en prison mais à eux aussi, nous sommes prêts à leur pardonner. Nous vous remercions, l’AMI d’avoir été à nos côté dans ce processus d’acceptation de soi.

Le groupe de réconciliation de la cellule de Rusagara, cellule de Mbazi, district de Huye est né en 2017. À Rusagara, les activités des juridictions gaçaça avaient eu lieu entre 2006 et 2012. En 2019, il a reçu une première formation de l’Association Modeste et Innocent. Il compte 40 membres : 20 rescapés et 20 ex-prisonniers pour participation au génocide. Outre les activités de commémoration et de réconciliation, il a constitué une caisse de solidarité. Il a aussi construit à ce jour sept maisons pour des sans-abris et assuré à tous ses membres une couverture mutuelle de santé. Il a également un rucher collectif qui produit une cinquantaine de kilos de miel chaque année.


3. Ce qui a dépassé la bouche

Gikondo – Tanguy Wera (CCO)

« Vous allez me jeter des pierres parce que ce que je vais vous dire va vous déplaire, mais je crois que la liberté d’expression n’est pas la meilleure chose au monde. Ici, un dicton dit : ce qui a dépassé la bouche, c’est très difficile de le ramener . » Ces mots, sont ceux de Jean, notre interlocuteur du premier jour à Kigali. Il poursuit : « Nous sommes dans une société de tradition orale, les valeurs qui se transmettent par la parole ont force de loi. »

Et Jean-Baptiste Bizimana, notre interlocuteur d’hier matin à Butare de surenchérir : « cette parole, à plus forte raison lorsqu’elle est partagée par des haut-parleurs ou une radio, est acceptée comme une vérité absolue, c’est ce qui a permis à l’idéologie génocidaire de se répandre avec tellement d’efficacité à toutes les régions du pays. »

Ce n’est pas l’amoureux du verbe que je suis qu’il faut convaincre de la force de la parole. Depuis plus de vingt ans, je prends plaisir à jongler avec les mots et à en déconstruire la subtile mécanique. M’éveillant avec Bourdieu à ce que parler veut dire tout en prenant la mesure avec Austin des nombreuses situations où quand dire c’est faire, j’ai été vite convaincu de la dimension performative du langage. Mais incontestablement, l’entendre de la bouche d’un professeur d’université, aussi brillant soit-il ou de celle du rescapé d’un génocide, dont la famille a été exterminée du fait d’une funeste propagande, a une puissance incomparable.

Sur la route de Butare – Tanguy Wera (CCO)

Ici, on sait de quoi la parole est capable

Alors on pèse ses mots. Au Rwanda, bien souvent, il faut tendre l’oreille pour entendre ce qu’un interlocuteur a à vous dire. Et si la langue nationale, le kinyarwanda, mobilise une quantité impressionnante de syllabes pour asséner des paroles simples, elle est aussi entachée de formules à jamais noircies. Ici, les bourreaux usaient d’euphémismes, partant massacrer dans les villages, ils s’attelaient à raccourcir leurs victimes. Une journée de tueries était une journée de travail. La déshumanisation se cachait dans les métaphores : les mots de la haine avaient fait des Tutsis des cafards, des serpents. Lors des procès, la première personne du singulier, le je fier et digne, s’abritait derrière un pudique on, et un diffus « les gens » pensaient, disaient qu’il fallait… »

Mont Kigali – Tanguy Wera (CCO)

Ici, on sait de quoi la parole est capable

Pour œuvrer à la paix, l’association Modeste et Innocent crée des espaces où les anciens bourreaux et les rescapés peuvent, côte à côte, s’exprimer. La marche a été longue, tant étaient immenses et profondément enracinés les peurs, les rengaines et les stéréotypes. L’histoire avait fait naître une montagne de tabous et tous savaient, au fond, que ce silence ne valait guère mieux que la parole.

Confronter les paroles prend du temps. Même si du choc des idées jaillit la lumière, nous dit Jean-Baptiste Bizimana, le directeur de l’association, on sait aussi que la culture démocratique, une parole constructive, bienveillante sont des choses qui s’apprennent, se cultivent.

Ainsi, peu à peu, l’association a amené chacun à exhiber ses stéréotypes sur l’Autre, d’abord au sein de leur communauté puis en proposant de les adresser à la partie adverse. Et peu à peu ces espaces de parole servent de lieu de rencontre où l’on déconstruit, patiemment, les clichés qui divisaient. Peu à peu, on prend la mesure de ce qu’il y a à gagner à construire ensemble.

Voici les témoignages entendus lors de notre rencontre avec le groupe de réconciliation de la cellule de Rusagara.

École Notre-Dame de la Providence – Tanguy Wera (CCO)

Ici, on sait de quoi la parole est capable

La parole, secoue, 27 ans après, la génération de ceux qui n’ont pas connu le génocide, mais en gardent les stigmates.

Le verbe haut, une jeune fille de 17 ans nous regarde, fière et debout, nous lance  : vous êtes loin d’être les premiers Belges qui viennent à notre rencontre nous poser ces mêmes questions : comment nous enseigne-t-on le génocide ? Comment nous sentons-nous impliqués ? Moi, j’ai envie de vous demander : pourquoi devons-nous répéter ces mêmes réponses ? Pourquoi le message ne passe-t-il pas ? Combien de temps encore va-t-il falloir que nous, la jeunesse rwandaise, nous expliquions à des blancs ce que nous ressentons, ce qui nous est enseigné, ce qui devrait être une évidence connue et partagée par tous : oui, l’incitation à la haine, la division et toutes les formes de discrimination entraine la violence et on ne récolte jamais de résultats positifs en s’engageant sur cette voie-là. À l’inverse, aujourd’hui le Rwanda est un pays de paix, d’union et nous mesurons à quel point c’est précieux.

Face à des paroles si fortes, nous autres professeurs interloqués, nous peinons à trouver les mots justes. Peut-être que nous aussi, peu à peu, ici on commence à savoir de quoi la parole est capable.

École Notre-Dame de la Providence, Butare – Tanguy Wera CCO

Retrouvez le premier et le second épisode de ce carnet de voyage au Rwanda.


2. Ce qui est essentiel

Qu’est-ce qui est essentiel ? Vu du Rwanda, ces débats que la crise Covid a mis au-devant de la scène paraissent bien lointains.

Non essentiel

Prisonniers de nos foyers européens, nous nous attachions à faire entendre que culture, pédicure et accès à la nature étaient injustement classés dans la catégorie de non essentiels. Nombre d’acteurs investis dans ces différents secteurs fermés ont pointé l’absurdité d’un monde qui marche sur sa tête quand les essentiels centres commerciaux rouvraient avant les non essentielles écoles, salles de spectacles et centres de bien-être, comme si faire circuler des valeurs avait plus de sens que de cultiver et questionner nos valeurs.

Dans un pays où l’électricité n’arrive pas encore au cœur de chaque foyer, dans un pays où il en va de même pour l’eau potable, dans un pays où nombre de familles se demandent s’il vaut mieux envoyer leurs enfants à l’école où les faire travailler pour espérer se nourrir décemment, il y a une forme d’indécence à défendre l’absolue nécessité de pouvoir aller se faire curer les ongles et voir le bourgeois gentilhomme au théâtre.

Vue de Kigali – Tanguy Wera (CCO)

Incontournable

Pourtant, au cœur d’un pays poursuivi par les stigmates d’un génocide, cette question sur ce qui est essentiel se pose, elle aussi, avec acuité. La première interrogation des visiteurs venus chercher à comprendre l’horreur du génocide est : comment parvenez-vous à vivre ensemble, dans les mêmes villages, anciens bourreaux, anciens spectateurs impassibles et rescapés du génocide ?

Invariablement, avant de parler de réconciliation et de résilience, les protagonistes nous renvoient cette évidence : on n’a pas le choix. Quand dans un pays de 7 millions d’habitants, on compte un million de victimes et autant de tueurs, c’est que chacun, d’une manière ou d’une autre, a été impliqué dans les atrocités. Alors aujourd’hui, quand on a besoin d’un plombier et qu’il n’y a pas d’autre plombier qu’un apparenté des anciens génocidaires, quand on doit nourrir sa famille et que la seule boutique est tenue par une personne dont on sait qu’elle était du mauvais côté, on prend sur soi et on y va, parce qu’il faut bien, qu’il n’y a pas le choix. Cela aussi nous ramène à l’essentiel.

Sur la route de l’Est – Tanguy Wera (CCO)

Indigne

Dans l’église de Nyamata où s’étaient rassemblés 10 000 Tutsis massacrés par les milices interhamwe et leurs assistants locaux zélés, on a conservé les habits de ces victimes innombrables. Désacralisé, le lieu accueille aujourd’hui les restes de près de 40 000 Tutsis froidement abattus dans les environs et dont les corps se décomposaient dans des latrines, des marais et des fosses à ordure. Descendre dans la crypte où les cercueils, rassemblant chacun les ossements de plusieurs dizaines de personnes sont empilés sur plus de trois mètres de hauteur, c’est, glacé d’effroi, être forcé d’admettre que cela aussi : offrir à ces gens le respect et la dignité d’une sépulture, c’est essentiel.

Visite du site mémorial de l’église de Nyamata – Tanguy Wera (CCO)

On compte dans le pays plus de 200 sites mémoriaux. Oui, l’accès aux soins de santé, l’éclairage public et les infrastructures routières (souvent excellentes au Rwanda comparé au reste de l’Afrique) sont des besoins essentiels, mais offrir la dignité du recueillement et le nécessaire travail de mémoire le semble tout autant pour réapprendre à vivre ensemble.

Invisible

Dans un pays où l’on estime que 20,5 % de la population a des besoins en termes de santé mentale, où 35 % de rescapés de génocide ont dû traverser une forme de dépression, où 28 % d’entre eux font face à un syndrome de stress post-traumatique, on ne peut pas prétendre que seul l’accès à l’électricité, à l’eau et à l’alimentation de base relève des besoins essentiels et que l’accompagnement psychologique est un problème de riches.

Nyamata – Tanguy Wera (CCO)

Essentiel

Alors si l’on tente une réponse maladroite à cette question insoluble : qu’est-ce qui est essentiel ? Sans doute peut-on affirmer que pour construire une société solide, la dignité, les besoins invisibles de chacun le sont tout autant que les besoins primaires : se nourrir, se loger et se garantir une santé physique et mentale.

Mais bien sûr, comme souvent quand on cherche des réponses, c’est sur le terreau de ces réponses que grandissent bien d’autres questions… essentielles.

Femme debout, oeuvre de Bruce Clarke dans le jardin de la mémoire, Ibuka – Tanguy Wera (CCO)


1. Ce que je ne sais pas

Plateau de Gikondo, Kigali, Tanguy Wera (CC0)

À mes élèves et au lecteur anonyme arrivé ici par hasard : je ne sais pas. Je ne sais pas si je vais vous dresser un rapport détaillé de ce séjour au Rwanda. Arrivé il y a à peine 48 heures, je ne sais pas si je m’attacherai à rapporter patiemment chacune de nos visites, chacun de nos échanges, chacun des témoignages que nous entendons. Je ne sais pas si le faire n’entrainerait pas une lassitude, un ennui plus contreproductif, finalement, qu’un seul retour, incisif et ramassé, une punchline qui marquerait les esprits et synthétiserait en peu de mots ce qu’il y a à savoir sur ce qui s’est vécu ici. Je ne sais rien de tout ça. Tout ce que je sais, c’est que depuis 5 h 30 ce matin, je suis éveillé.

Peut-être est-ce simplement le bruit de la ville, celui de l’hôtel et du trafic, mais en même temps j’ai le sentiment intime qu’il y a autre chose, comme cet irrépressible besoin de partager. Un shot de neurotransmetteurs au plus profond du cerveau : dopamine, adrénaline, noradrénaline qui lui enverraient le message : éveille-toi et partage ! Entre les brumes des bières d’hier soir et celles de la fatigue déjà accumulée, trouve la lucidité des mots justes, ceux qui pourraient remonter les 8 000 kilomètres qui nous séparent.

L’histoire de Jean

Alors voilà, l’histoire d’hier, c’est d’abord celle de Jean, membre de la tout récemment dissoute Commission Nationale de Lutte contre le Génocide que nous avons rencontré au matin. Pendant une heure et demie, ses mots nous ont plongés dans la sagesse accumulée de 27 ans à penser chaque jour à ce que signifie se reconstruire après le génocide, vivre après et comprendre le pourquoi de ce qu’il s’est passé ces jours de 1994. Comme tous les sages, ses plus belles paroles étaient peut-être celles marquées du sceau du paradoxe et de la provocation : « vous êtes fous, nous a-t-il dit, de venir essayer de comprendre l’indicible, venir essayer mettre des mots sur ce qui ne peut être exprimé. Il y a eu des fous, en 94 qui ont commis l’horreur absolue et vous vous êtes fous de vous replonger là-dedans. Mais sans doute suis-je aussi fou que vous puisque moi aussi, nous a-t-il lancé malicieux, depuis tant d’années je cherche à comprendre. »

Flamme du souvenir, Mémorial de Gisozi, Kigali- Tanguy Wera (CCO)

Parlant des témoignages sur ce qu’a vécu un peuple tout entier dans l’intimité de son parcours de vie, il nous dit : certains commémorent et viennent raconter leur vécu là où on a massacré leur famille, certains commémorent là où ils ont été libérés par le FPR (Front patriotique rwandais), là où l’horreur s’est terminée pour eux. Lors des commémorations, on voit les gens debout, ils racontent et l’on se dit « comment il ou elle a fait pour pouvoir surmonter ça ? » C’est cela qui donne la force. Les commémorations sont une occasion de pouvoir évacuer sa douleur et de voir qu’il y a des gens qui peuvent écouter et comprendre ce qu’ils ont vécu.

Pourquoi est-ce si important ? Sans doute parce que les Tutsis ont été massacrés depuis longtemps rappelle Jean. « Il y a eu, nous dit-il, des cycles de massacres depuis les années 1950 avec la montée de la haine et l’institutionnalisation de la discrimination. Avant 1994, les survivants n’ont jamais eu l’occasion de pouvoir enterrer les leurs, on massacre et on se tait, on massacre et on laisse passer. En 1994, pour la première fois, les gens ont eu l’occasion de pleurer leurs morts, de pouvoir les enterrer en toute dignité. »

Tombe, mémorial de Gisozi – Tanguy Wera (CCO)
Mémorial de Gisozi (CCO) – Tanguy Wera (CCO)
Mémorial de Gisozi – Tanguy Wera (CCO)

L’histoire d’un lieu

C’est dans ce lieu, où l’on a pu rendre une dignité aux massacrés du génocide, que nous nous sommes retrouvés l’après-midi. Dans les jardins du mémorial de Gisozi, dans ce green place comme ils l’appellent, entre les palmiers et les bougainvilliers en fleurs, 259 000 personnes sont enterrées sous la digne froideur de gigantesques dalles de béton. C’est là qu’Aegis Trust, une ONG qui milite pour prévenir les génocides a pris ses quartiers. C’est aussi là qu’a été érigé un gigantesque amphithéâtre, comme si seul un lieu pouvait faire écho au nombre de dépouilles. Un lieu où les vivants pouvaient se rassembler en nombre pour ne pas oublier. C’est à quelques pas de là que nous avons rencontré Freddy Mutanguha, directeur exécutif d’Aegis Trust et rescapé du génocide qui nous a raconté comment, année après année, l’ONG et le gouvernement rwandais ont pris le temps de construire le lieu le plus approprié, le plus porteur de sens possible pour continuer à permettre aux Rwandais de se souvenir et aux autres visiteurs d’apprendre ce qui s’est passé.

Tanguy Wera (CCO)

Car ce lieu, c’est aussi celui d’un musée, un lieu qui retrace patiemment l’histoire de ce génocide qui prend, vous le savez, ses racines bien avant 1994 et porte ses fruits amers bien au-delà de cette année fatale, mais un musée aussi qui jette les ponts avec les autres massacres de masse et génocides, au Cambodge, en Ex-Yougoslavie, en Namibie dont on entend encore si peu parler. C’est un musée enfin, où une salle, consacrée aux enfants et tapissée d’agrandissement de portraits de bambins souriants, ne porte pour seules indications, en anglais, en français et en kinyarwanda que ces quelques quelques mots, récits minimalistes de l’horreur absolue. Un prénom : Ariane Umutoni, un âge : 4 ans, plat préféré : gâteau, boisson préférée : lait, distraction : chanter et danser, comportement : une petite fille soignée, cause de mort : tuée à coups de couteau dans les yeux et à la tête.

L’histoire aussi de souvenirs heureux

Le Rwanda, vous le savez, c’est aussi ce lieu où j’ai vécu et travaillé pendant un an. J’avais choisi alors de me tenir à bonne distance des horreurs du génocide pour consacrer mon temps, mon énergie et ma curiosité à découvrir un peuple, un mode de vie, une langue, une ville et des paysages. Alors forcément, retourner sur mes traces comporte, et c’est heureux, son lot de madeleines de Proust. Au détour d’une odeur, d’une saveur ou d’un son familier, je vois resurgir les moments heureux de ce qui était alors le quotidien. J’éprouve un plaisir difficile à dissimuler à savoir retrouver, sans carte ni GPS, un restaurant, une librairie, un magasin qui émaillaient mes journées d’alors, d’un moment de détente.

Ex-école belge de Kigali – Tanguy Wera (CCO)

 Le bâtiment de l’école belge où j’occupais une charge de prof de morale à mi-temps n’est plus qu’un énorme chantier à ciel ouvert, l’école ayant pris ses quartiers à Gikondo, à plus de 6 kilomètres du quartier où j’avais mes repères et mes repaires. J’ai profité de la nuit tombante pour retrouver quelques anciens collègues restés au pays, un ami avec qui j’avais partagé quatre mois de vie à Kinshasa et dont les pas épousent aujourd’hui les miens à l’école belge. Jusque tard dans la nuit, on a trinqué à l’amitié, aux retrouvailles. On a partagé des souvenirs sur fond de brochettes de chèvre, de pili-pili, de Primus, de Skol et de Mutzig. C’était le bonheur et des journées pareilles vous rappellent à quel point, Bon Dieu, c’est important le bonheur.

Olivier – Tanguy Wera (CCO)


Jour de départ

CCO : Photo by maxime niyomwungeri on Unsplash

Depuis des années, comme vous, je vois s’accumuler les nouvelles qui éteignent un à un nos espoirs : climat dérégulé, destruction du vivant, épidémies, pauvreté exacerbée par l’égoïsme des nantis, noyades, bastonnades et camps de la honte aux portes de l’Europe. Années après années, le temps perdu de l’inaction ajoute à sa triste collection davantage d’espèces disparues, de lieux à jamais détruits et laisse un avenir chaque jour un peu plus terne et gris.

Des larmes d’hier

Depuis des mois, l’énergie que je mets pour construire un monde plus désirable est sapée par ceux qui préfèrent entraver cet élan pour nourrir l’éclat des stériles querelles et le confort éphémère de l’inertie.

Demain, je m’envolerai pour un voyage à la rencontre de ce que nous avons commis de plus atroce envers nos semblables. Comme si la noirceur du tableau ne suffisait pas, je consacrerai toute mon énergie à tenter de comprendre l’indicible horreur d’un génocide, à mettre mes pas dans ceux des victimes et des bourreaux de 1994 et à me laissant bouleverser par des visages, des lieux et des récits.

CCO Photo by Yoal Desurmont on Unsplash

Alors depuis des semaines, je me demande ce qui me donnera la force d’affronter ça, ce qui me permettra de regarder mes enfants dans les yeux en leur disant la vie est belle. Les larmes me sont si souvent venues en tant d’occasions futiles que je me sais foncièrement incapable de me construire une carapace d’indifférence.

Pourtant ce matin, sans m’y attendre, comme on accoste, surpris, aux rivages inattendus d’une interminable tempête, ce matin en bouclant ma valise, j’ai trouvé la sérénité paisible des questions résolues.

Aux rires d’aujourd’hui

Dans l’innocent éclat de rire d’un gamin, dans l’entrain sans artifice d’une poignée d’étudiants, dans le sourire sincère d’une mère ou la clarté lumineuse des rides d’un grand-père, il y avait cette évidence.

Dans ces visages, il y avait cette absolue certitude, celle que le remède à nos douleurs intimes et aux atrocités planétaires est identique. Ce remède tient dans une chose dérisoire : l’incroyable sensibilité qui fait battre nos cœurs. Face au pire et à l’intolérable, il n’y aurait rien de plus idiot que de vouloir se rendre indifférents au monde. Au contraire, soyons hypersensibles, à vif, à fleur de peau. Débridons nos larmes, laissons-nous dévorer par la passion.

Pour la force des initiatives innombrables qui redonnent foi en l’humanité, pour la beauté des soirs d’automne, pour les grisantes mélodies des plus grands virtuoses, pour les saveurs nouvelles des fruits gorgés de soleil, soufflons sur les braises de la flamme qui nous consume.

Rions. Rions intensément aux pâles tentatives du vieux monde qui court derrière nos élans de jouissance et tente de s’acheter des campagnes ventant d’illusoires promesses de « toujours plus de love pour les clients de notre banque ». Rions avec la candeur lucide de celles et ceux qui ont goûté au bonheur à l’état brut et ne jouiront jamais plus des contrefaçons publicitaires.

CCO – Photo by Kenrick Mills on Unsplash

Et les promesses de demain

Car seules les véritables palpitations sont à même de nous faire affronter les orages et savourer la douceur du zéphyr. Ce sont les mêmes nuits glaciales qui nous font voir l’étendue de la noirceur de l’horizon et la clarté des étoiles. Et au matin du jour suivant, transis de froid, fourbus, cassés, nous serons là et rebâtirons nos cathédrales sur les cendres d’un paradis perdu. Demain, nous gagnerons. Pas parce que nous sommes les plus forts : nous sommes incroyablement fragiles, pas parce que l’histoire avance dans un sens déterminé : le progrès et le grand soir ont fait leur temps, mais parce que nous mettons toute notre énergie à semer du désirable sur la friche des contraintes de la terre dont nous héritons.

Alors, vivons. Vivons intensément, avec la naïve lucidité des enfants qui croient aux promesses de l’aube. Chaque minute où l’on trompera le désespoir en rêvant à mains nues sera du temps retrouvé.

À bientôt.

CCO Photo by Wolfgang Kuhnle on Unsplash


Transfert de Messi et rapport du GIEC

Je peux le dire maintenant que l’Euro est passé : le monde du football me laisse parfaitement indifférent. En revanche, militant écologiste et élu local, les rapports du GIEC devraient faire partie des grandes lignes de mes préoccupations. À mon échelle, j’essaye en effet d’inscrire mes actions de citoyen et de mandataire en cohérence avec les constats scientifiques sur les dérèglements climatiques. C’est, j’en conviens, d’une banalité navrante et pourtant…

Scroll

Et pourtant, comme vous sans doute, je me suis laissé aller à feuilleter le compte rendu de la conférence de presse d’une star argentine du Barça tout en laissant de côté les synthèses du rapport du GIEC. Cet aveu coupable ne bouleversera, j’en suis sûr, ni la marche du monde ni la vie d’aucun d’entre vous mais s’il est symptomatique de quelque chose qui dépasse mon insipide cas personnel, peut-être serait-il intéressant d’en creuser les motifs.

Photo by Lukas Blazek on Unsplash (CCO)

Six-zéro

Si je devais m’en justifier, je crois que je motiverais ce péché véniel en arguant que j’attendais, comme vous, dans ce monologue footballistique quelque chose qui s’apparente à un tournant significatif sur le plan sociétal. Quelque chose comme l’attention portée à la santé mentale des athlètes mise au-devant de la scène par Simone Biles,  les questions de genre au centre des tenues des gymnastes allemandes, les genoux à terre et autres stades arc-en-ciel au cœur de la Bavière. Ces récits qui démontrent chacun à leur manière, qu’il est impossible de séparer l’homme de l’artiste, fusse-t-il artiste du ballon rond.

Un récit

Mais puisqu’il faut se résoudre à ne trouver aucun message profond derrière le transfert de Messi alors que le rapport du GIEC a de quoi bouleverser nos vies un peu plus longtemps qu’un mercato, résolvons-nous à admettre que toute la différence réside dans la qualité de la mise en récit. Oh rassurez-vous, je ne prétends pas inventer le fil à couper le beurre en affirmant ça. Cela fait bien longtemps qu’on a démontré qu’un millionnaire qui pleure au Camp Nou fait une plus belle histoire qu’une volée d’experts qui alignent leurs chiffres accablants.

Le football réussit là où une jeune suédoise, un centenaire inspirant et un ours polaire échouent parce qu’il offre des émotions à la pelle, fierté, colère, indignation, montée d’adrénaline avec une garantie que ne saura jamais s’arroger le GIEC : celle que nos vies ne sont pas en jeux! C’est la garantie que « c’est pour du faux » qui nous amène à insulter copieusement l’arbitre, l’équipe adverse, le commentateur et l’entraineur. C’est la déconnexion du football de nos réalités qui crée le confort de ses récits. C’est d’ailleurs sans doute cela qui crée un tel malaise avec les milliers de morts dans la construction des stades au Qatar, cette évidence difficile à nier que « ce n’est pas pour du faux », que les millions de dollars en jeu pèsent plus que la vie des ouvriers népalais, kenyans ou philippins.  

« Khalifa Stadium, Doha Qatar » by Makz is licensed under CC BY-NC 2.0

Conclusion

Aucun expert du GIEC ne sera assez puissant pour enrayer notre penchant à adhérer aux belles histoires, celles du Barça, de la Squadra ou des Diables Rouges. Le faut-il ? Je n’en sais rien. Quoi qu’il en soit, le football a sans doute encore de beaux jours devant lui et les communicants de tous les partis verts, toutes les ONG environnementales ont encore du pain sur la planche. Mais s’il fallait ne retirer qu’une conclusion de notre rapport à leurs histoires, sans doute serait-ce cela : le transfert de Messi ne s’inscrit pas dans une réalité moins tangible que les rapports du GIEC. Il n’y a sans doute qu’un joueur professionnel, qu’un acteur en costume mauve et bleu pour monter sur scène, verser une larme et nous rassurer en nous donnant à penser que « c’est pour du faux ».  

Photo by Fayas S on Unsplash


Inondations : ils ont sauvé nos villages

J’habite au cœur de l’une des régions balayées par les pluies torrentielles des 14 et 15 juillet derniers, qui ont fait plus d’une trentaine de victimes et ébranlé des milliers d’habitations sur le sol belge. Comme les communes voisines de Theux, d’Aywaille, de Spa, comme les villes sinistrées de Pépinster et Verviers, nous avons assisté, impuissants, aux trombes d’eau qui s’abattaient sur nos foyers, s’immisçant dans les murs et gonflant des ruisseaux. Pourtant la suite de l’histoire, elle, est toute différente.

Stoumont est une commune peu peuplée. Sans doute faut-il le préciser quoiqu’il ne s’agisse pas, je crois, de l’élément le plus important de la pièce qui s’est jouée autour de nos maisons. Traversée par l’Amblève d’Est en Ouest et ponctuée d’une multitude de ruisseaux, la commune n’a clairement pas usurpé son surnom de pays des sources. C’est d’ailleurs dans ses sous-sols que l’on capte une eau qui finit sur les tables de nombreux restaurants du pays. Alors, comment comprendre qu’à la différence de territoires si proches, la commune ne déplore aucune victime et que les dégâts matériels restent sans commune mesure avec les images d’apocalypse que renvoient les rues dévastées des localités toutes proches ? Sans doute y a-t-il trois raisons à cela.

(CCO) Tanguy Wera

Nos forêts

La première est liée à l’environnement. Avec ses 3000 habitants et ses 108 km2, les terres artificialisées occupent moins de 3 % du sol stoumontois, contre près de deux tiers pour les forêts et 27 % pour les terres agricoles, principalement des pâturages. 2,8%, c’est près de quatre fois moins de béton que dans l’entité voisine la moins densément construite. Or, tant la littérature scientifique que le bon sens populaire s’accordent à reconnaitre à nos prés et nos forêts un rôle déterminant pour temporiser les effets des fortes précipitations. Avec une efficacité imparable et pour un cout imbattable, les premiers services de prévention actifs sur le terrain étaient donc probablement les chênes, les épicéas et l’humus à leur pied.

Walstat IWEPS SPF Finances (CC)

Nos anciens

Il n’empêche : sur les 55 villages et hameaux qui composent l’entité de Stoumont, si seuls trois ont nécessité une intervention accrue des services de secours au plus fort des précipitations, il ne peut s’agir uniquement de l’aide conjuguée d’une volée de hêtres et d’une poignée de ruminants. C’est vrai. Car à ce paramètre, naturel, s’en ajoute un deuxième, historique et bien humain quant à lui. L’immense majorité des villages et hameaux qu’ont façonnés nos ancêtres au fil des siècles s’est accrochée au flanc des collines. Ni sur leurs crêtes fouettées par les vents ni au creux des vallées noyées par les crues : au bord des collines. La plus grande entorse à cette logique séculaire ? Des campings et chalets fragiles, construits dans les années 1960 au gré de permis d’urbanisme complaisants. Ceux-là mêmes qui ont été les plus durement touchés par les inondations.

Nos fagnes

La troisième raison, celle qui me donne espoir, rapproche l’histoire des hommes et des femmes à celle de leur environnement. Au gré de l’exploitation minière, du pâturage et des activités sidérurgiques de la région, les plateaux de nos sommets ont été déboisés, drainés puis reboisés au fil du temps. Aujourd’hui, sous l’impulsion d’acteurs inlassables et lucides, on recrée des tourbières, on restaure les zones humides des fagnes d’autrefois, favorisant le retour d’une faune et d’une flore que l’on avait crues perdues. Aujourd’hui, sans se décourager, on recreuse les mares qui autrefois constellaient les prés d’une trainée vive et bleue. Sur plus de soixante hectares, ces zones humides constituent non seulement le plus beau, le plus vivant, mais aussi le plus efficace bassin d’orage dont on puisse rêver pour nos villages.

(CC0) Corina Rainer – Unsplash

Qui nous sauvera demain ?

Sans eux, nos forêts, nos anciens et nos fagnes, qui sait à quel point nous aurions été impacté par les inondations ? De tels services se comptent en dizaine de milliers d’euros s’il fallait leur donner un prix, mais le faut-il ? Sans tirer aucune vanité de ce cadeau qui nous est légué, reconnaissons-en la valeur et battons-nous pour le transmettre intact à ceux qui nous suivront. D’autres inondations, des vagues de chaleur, des catastrophes arriveront, nombreuses seront les opportunités pour notre environnement pour nous sauver à nouveau… si nous lui en offrons l’opportunité.

Alors, continuons à sculpter nos paysages en faisant du vivant notre allié. On se rappellera alors que cette eau qui sème aujourd’hui le deuil et la désolation est bien plus souvent source de vie.

(CC0) Tanguy Wera


Qu’on en finisse une fois pour toutes avec la racaille

Samedi dernier à 16 heures, à Liège, ils étaient près de 200 à lancer des pavés sur la police et les vitrines de grands magasins. Le lieu et l’heure importent-il ? De telles scènes se répètent tellement que je ne blâmerais pas les journalistes s’ils avouaient avoir des articles préécrits dans les rédactions dont ils n’auraient plus qu’à changer la date et le nom de la ville ou du quartier. Du reste, en pareilles situations, ce sont les photos qu’on attend plus que les mots : la force des images est inégalable pour couvrir l’évènement.

Les témoins témoignent. Les politiques s’indignent. Les sociologues expliquent sans qu’aucun d’entre eux ne parvienne à vraiment infléchir la lecture de ceux qui étaient déjà acquis à leur vision du monde. Tous usent d’une grammaire commune, celle des faits (sortis ou non de leurs contextes), des populations (plus ou moins pudiquement désignées) et des concepts (violence, révolte, intégration…)

Très vite affluent les commentaires, sans appel, très prévisibles, eux aussi : « de la racaille », « les renvoyer dans leur pays », « tolérance zéro »…  

The people of Manchester break lockdown to join the global Black Lives Matter protests. – Sushil Nash – Unsplash (CCO)

Profils

Ils s’appellent Zain, Mohamed, Lakhdar, ils ont la tête de l’emploi et cochent toutes les cases de la violence, de la révolte et de l’intégration magistralement ratée. Vol avec violence, radicalisation, trafics divers, ils ne sont pas majeurs et leur CV criminel est déjà long comme le bras.

Seules deux choses les distinguent des casseurs de la place Saint-Lambert à Liège : ils ont un prénom et ils n’ont jamais physiquement blessé aucun policier ni cassé aucune vitrine. Ce n’est pas qu’ils aient particulièrement pris soin de se contenir, c’est simplement que Zain, Mohamed et Lakhdar ont pour point commun de n’exister que dans la fiction. Dans cet univers Capharnaüm, avec La vie devant soi ou Rue des voleurs, trois garçons parmi mille enchainent des forfaits derrière la caméra d’une réalisatrice libanaise ou sous les plumes de prix Goncourt. Sur deux heures de temps ou 280 pages, en dépit de leur insolence, de leurs actes répréhensibles, ils existent à nos yeux avec cette profonde humanité qui fait naitre la compassion.

Jeune Noir à l’épée – Pierre Puvis de Chavanne

Paradoxes

Étrange paradoxe que d’avoir tant d’empathie pour les fantômes créés par celles et ceux qui manient les mots avec talent et d’en garder si peu pour ceux qui ne peuvent, ne veulent ou ne savent pas raconter leur propre histoire.

Étrange raccourci que de supposer que le vécu bien réel de ces derniers, parce qu’il est passé sous silence, serait forcément moins douloureux.

Étrange conviction que celle qui autorise à rassembler sans état d’âme tous les Lakhdar, les Mohamed et les Zain pour les appeler sans sourcilier « la racaille ».

Mais soit. Puisqu’il en est ainsi depuis que le monde est monde et que l’homme invente des histoires, continuons à nous abreuver de faits pour réécrire inlassablement ces vies. Donnons de la voix pour faire émerger l’humanité là où certains refusent de la voir. Continuons à choisir les mots-lumière et à les porter jusqu’aux réalités les plus sombres, celles des sales gosses, celles des pauvres, celles des « tox », celle des putes, des immigrés de quatrième génération, celle des exclus, des misérables, histoire qu’on en finisse une fois pour toutes avec cette désignation : la racaille.

Glen Noble – Unsplash – CCO



Top 10 de 2020 en mode encyclopédie chinoise

Dans un emboitement vertigineux digne de poupées russes de LEJ, le philosophe français Michel Foucault cite, dans la préface de son ouvrage Les Mots et les Choses, l’écrivain argentin Jorge Luis Borges qui lui-même prétend citer une encyclopédie chinoise où il est écrit que les animaux se divisent en a) appartenant à l’Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, l) et caetera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches.

Pangolin @AfricaMuseum Tervueren – Louis Mornaud on Unsplash (CC0)

D’aussi loin que je me souvienne, aucun texte n’est jamais parvenu à me faire atteindre un tel degré d’amusement doublé de délectation intellectuelle que celui-là. Le rire provoqué par « l’impossibilité nue de penser cela » fournit à Foucault l’assise d’une réflexion parmi les plus brillantes du XXe siècle. N’étant pas Foucault, elle me sert de prétexte à une tâche un rien moins ambitieuse : mon top 10 de 2020.

N’étant d’ailleurs expert en rien, je n’ai la prétention de n’établir aucun classement qui irait du meilleur au pire en passant par la pépite underground dont je serais le génial découvreur. Sans doute est-ce pour cela que je m’abrite derrière Borges pour vous livrer ce top 10 un peu bancal.

1. Les furtifs, Alain Damasio

Les Furtifs, Alain Damasio – Tanguy Wera (CC0)

Je vais déjà mal commencer. Je n’arriverai pas à prétendre que les furtifs est un roman haletant qui se lit avec la gourmandise insatiable d’un huitième tome d’Harry Potter. Sur 700 pages, Damasio alterne un propos riche et dense avec, sans doute, quelques longueurs, mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel, c’est que la pensée qui transporte le récit et le lecteur à son bord tient du génie. Damasio fait la synthèse du bon millier de questions que l’on se pose, de celles qu’on devrait se poser et de celles qu’on ne se pose pas encore, mais qui devraient nous occuper l’esprit, il en fait un récit polyphonique qui mérite de figurer sur la table de chevet de toute personne qui projette sa vie sur cette planète dans 20 ans.

2. Christiane Taubira

« Christiane Taubira » by Parti socialiste is licensed under CC BY-NC-ND 2.0

Le premier et dernier roman en date de l’ancienne garde des Sceaux de la République française est paru en septembre dernier. Je ne l’ai pas lu, je ne pourrai donc rien en dire. Mais elle est créditée pour l’ensemble de son œuvre, écrite ou orale. Elle obtient la palme pour chacune de ses pages, chacun de ses discours, chacune de ses interviews, chacune de ses citations prononcées avec la délectation d’un fondant chocolat-caramel au beurre salé.

Un jour, quand j’aurai 68 ans, je serai une femme noire qui conjugue avec tant d’aisance la culture et l’indignation et si je n’y arrivais pas, du moins aurais-je la certitude que tendre vers cet horizon ne peut qu’être la meilleure idée qui soit.

3. Petit Traité d’écologie sauvage, Alessandro Pignocchi

Petit traité d’écologie sauvage, Alessandro Pignocchi – Tanguy Wera (CCO)

À la suite de celui de Taubira, j’aurais pu inscrire le nom de Philippe Descola dans ma liste des vénérables à la pensée magnétique, mais, plutôt que de commencer par ses cours au collège de France ou le volumineux Par-delà Nature et Culture qui trône toujours, entamé, sur ma table de nuit, je ne peux que vous recommander de le rencontrer par l’entremise d’Alessandro Pignocchi et son drolissime Petit traité d’écologie sauvage. Ok, c’est le titre le moins avenant qui soit pour une Bande Dessinée (quoique, le troisième tome mythopoïèse, lui dispute le podium du titre le plus chelou), mais entrer dans la pensée de Descola par le rire que provoquent les mésanges punks de Puntish me semble être la meilleure porte d’entrée. En même temps, je vous dis cela après vous avoir avoué que Michel Foucault était mon humoriste préféré… je crois que je me suis grillé.

4. La ZAD

« Notre dame des landes : touche pas à ma ZAD!! » by galerie collective – NON à l’aéroport NDDL is licensed under CC BY-NC-ND 2.0

Je n’ai jamais mis les pieds dans une ZAD (Zone à défendre). Je dois être, comme 98 % de la population mondiale, toujours plus radical à l’heure de m’endormir qu’au réveil, quand il faut décider entre soit partir travailler en ville, soit abandonner sa famille pour aller faire cuire des racines sous des bâches percées entre des épicéas mouillés dans une légère odeur de pisse. Et pourtant je sens que derrière le principe et la mise en œuvre des ZAD, où qu’elles soient situées et aussi discutables qu’elles puissent être (surtout si elles sont discutables, en fait), il y a, en germe, un formidable catalyseur de créativité. Pour s’en convaincre au chaud dans sa chaumière, il suffit d’écouter Félicien Bogaerts ou de lire la recomposition des mondes de l’ami Pignocchi dont je viens de vous dire un mot ou encore l’éloge des mauvaises herbes qui reprend des textes de Pablo Servigne, Vandana Shiva, Alain Damasio, Bruno Latour, Virginie Despentes, David Graeber… que du beau monde !

5. Sismique #41 : Stéphane Linou

Photo by Noah Buscher on Unsplash

On ne va pas se mentir, les accents prononcés d’autres aires linguistiques francophones que la morne région parisienne, ça peut vous décrébiliser sévère. On a beau se dire que c’est un préjugé dégueulasse qu’on doit s’empresser de casser : quand on entend Isabelle Stengers et son phrasé bruxellois ou François Bellefeuille, natif de Trois Rivières, on a plus envie d’ouvrir des bières pour trinquer avec eux que de boire religieusement leurs paroles. Bernard Linou, c’est pareil. Chez lui, l’accent méridional fait naitre la nostalgie des vacances dans le Sud alors que le propos n’est absolument pas celui d’un farniente sous le mistral… au contraire même. Il peut carrément foutre un peu la trouille, mais se classe parmi les excellents millésimes de Sismique qui pourtant place souvent la barre haut.

6. Ears have no Eyelid, Jean-Christophe Renault

C’est comme le chanteur Daan qui après s’être imposé dans tous les lieux branchés avec des singles électros très respectables s’était permis la coquetterie d’intituler son septième album « Manhay« , du nom d’une petite commune rurale ardennaise à 1000 lieues des temples de la house. Le très local pianiste Jean-Christophe Renault livre un album où se côtoient des titres dignes d’une liste de Borges (encore) : Vai dove la musica ti porta, Valse sans titre n° 4, The wandering soul pour se clôturer sur – un Zabonpré variation du nom d’un encore-moins-célèbre-que-Manhay lieu-dit de la commune de Stoumont. Les notes de Jean-Christophe Renaud rappellent la force tranquille, nostalgique et motrice d’un Ludovico Einaudi. C’est beau. Ça se savoure.

7. Fantômes de la mer, Bruce Clarke

Fantôme 4 – (C) Bruce Clarke

Dans le très vaste fourretout des œuvres d’art dites engagées, celles qui touchent aux questions de migration ont à mon sens un statut particulier. Quantité de nobles causes soumettent les plus talentueux artistes à raboter leurs œuvres pour qu’elles rentrent dans le carcan serré d’un message univoque et, partant, passablement appauvri. Les questions de migrations en revanche, en ce qu’elles touchent à l’essence même de ce qui fait notre humanité dans tout ce qu’elle a d’indicible — nos corps, le fil ténu qui nous retient à la vie — brident rarement la créativité des artistes. C’est en tout cas ce qui se dégage des fantômes de la mer de Bruce Clarke qui résonnent en écho aux récits de Lesbos, de Lampedusa, de Calais et d’ailleurs.

8. Le n° 139 d’Imagine Demain le Monde

Imagine n°139 – Tanguy Wera (CC0)

Il aura fallu attendre le 8e élément de ce top 10 de 2020 pour que me vienne à l’esprit que cette année nous aura fait vivre, collectivement, quelques événements particuliers. Au début de l’été, en tout cas, l’équipe du bimestriel Imagine Demain Le Monde livrait sa réponse à la pandémie garantie 100 % résilience et « monde d’après ». Se le remémorer en décembre fera sourire les cyniques fiers de répéter à l’envi « qu’ils sont bien loin, les espoirs du monde d’après ». Je les prierai d’aller gentiment se faire enfiler des colliers de nouilles tant ma conviction est grande que les chances qu’il advienne, ce monde d’après, n’a d’autre unité de mesure que l’énergie qu’on mettra pour qu’il en soit ainsi. Alors si en avril, en décembre ou même en octobre 2028, il se trouve des fous pour croire qu’il est utile de lui donner des contours, à ce monde d’après, ils me trouveront à leur côté.

9. Les conférences de Philippe Meirieu

Philippe Meirieu à Liège – Tanguy Wera (CCO)

J’ai toujours préféré plonger les mains dans le cambouis des pratiques pédagogiques que de disserter sur les tenants et aboutissants des réformes nécessaires de notre institution scolaire. Je ne voue aucune haine particulière aux pédagogues en chambre et autres spécialistes en sciences de l’éducation, j’ai juste une indifférence difficilement dissimulable pour ce qui les anime. Allez savoir pourquoi, Philippe Meirieu, en plus d’avoir un des sites internets les plus hideux du net, formule aussi des idées profondément lumineuses pour notre enseignement. Il gagnerait à être invité à échanger avec tout praticien de l’éducation qui aime un tant soit peu son métier. On a eu cette chance inouïe avec mes collègues, quelques jours avant d’être confinés, il y a une éternité, ça restera donc pour moi la plus indétrônable conférence de 2020.

10. La Belgique

L’Amblève à Cheneux – Tangiu Wera (CCO)

On avait prévu, en janvier dernier, d’y passer nos vacances tous les quatre. On ne s’attendait pas à être 11 millions à être très fortement encouragés à le faire. En attendant, on a (re) découvert Chimay, Rochefort, Maredsous, le Sahara de Lommel, les draisines de la Molignée, les musées vides de Bruxelles et de Gand. On a randonné avec des ânes, sillonné sur deux roues les 45 km par monts et par vaux depuis la maison jusqu’au boulot. La Belgique, on y a semé des courgettes, ceuilli des myrtilles, des cèpes, des bolets et des baies de genévrier, bu des bières, conçu du pain de A à Z et franchement… on vous le conseille aussi sûrement qu’un concerto de Damasio, une BD de Taubira et toutes ces étranges chimères qui sont venues nous saluer en 2020.

On les remercie.

Bonne année à tou·te·s !


Des seniors, du gin et des Jivaros

C’était un coup de fil cordial, inattendu. Je sentais que mon interlocuteur, il m’était inconnu, avait besoin de partager ce qu’il avait sur le cœur. « Voilà », me dit-il, «  je remarque que vous faites beaucoup d’actions pour la nature, les petites fleurs, les oiseaux, et je pense qu’en ce moment, il faudrait plutôt penser aux gens, aux ainés en particulier. Je ne dis pas ça pour moi, je me porte bien, mais pour les autres, voyez-vous…« 

J’avais été touché par ce bref échange téléphonique. Le reproche — c’en était tout de même un —, m’avait été adressé sans une once d’agressivité. Sur le moment, je n’avais pu lui rétorquer que des paroles maladroites sur la répartition des compétences entre échevins au sein d’un collège communal, la difficulté de toucher à tous les domaines, des mots creux… Au fond, j’aurais sans doute mieux fait de me taire et d’écouter.

Genévrière de Cour – Didier Fortemaison (CCO)

Antipodes

Aujourd’hui, s’il me lisait, sans doute essayerais-je de lui raconter ceci : c’est une histoire de gin, de moutons et d’Indiens Jivaros de haute Amazonie. Elle se passe à quelques encablures de sa propre maison, dans une microscopique réserve naturelle, la Genévrière de Cour, en Wallonie.

Sept hectares préservés au regard du million que compte le parc national Yasuni en Équateur, ça force la modestie. Pourtant, il se joue chez nous un phénomène en tout point semblable à une pièce qui se déroule depuis des millénaires à l’autre extrémité du globe. Le décor n’a rien de similaire, la luxuriante jungle amazonienne d’une part, quelques bouquets d’un conifère disgracieux d’autre part. Et pourtant, des deux côtés, le même constat, lancé avec bravade par un anthropologue chevronné : la nature n’existe pas.

Amazonia – CCO

Descola garde-forestier

Quand il part à la rencontre des Achuars, l’anthropologue Philippe Descola s’immerge dans le quotidien d’un des derniers peuples inaffectés par les contacts extérieurs, de ceux qui vivent, comme on dit habituellement, « en harmonie avec la nature préservée ». Près de trois ans de terrain avec son épouse Anne-Christine Taylor font naitre, au milieu d’une marée de doutes, quelques convictions profondes.

Premièrement, la langue des achuars n’a aucun équivalent pour le concept de « nature ». Ce que nous englobons traditionnellement dans la vaste catégorie de « l’ensemble du réel indépendant de la culture humaine » interagit avec les Achuars de telle sorte que ceux-ci n’opèrent aucune coupure nette qui distinguerait leur vie sociale d’un côté et l’environnement végétal, animal, météorologique de l’autre. Ensuite, ces espaces que nos yeux voient comme une « forêt vierge » inviolée et préservée de toute intervention humaine ont en réalité été façonnés par des millénaires d’interactions avec les peuples qui l’habitent. C’est donc non seulement le concept de nature qui vole en éclat, mais au-delà, l’idée même qu’il existerait quelque part sur terre une nature sauvage préservée qu’il s’agirait de conserver.

« Chevron’s Toxic Legacy in Ecuador’s Amazon » by Rainforest Action NetworkCC BY-NC 2.0

Le genévrier est, avec l’if, le seul conifère indigène de Belgique. C’est dur à croire lorsque l’on regarde l’étendue des cultures d’épicéas qui composent aujourd’hui nos forêts et le peu d’individus « genévriers » que l’on croise au détour d’un chemin. Autrefois très commun, il aurait réussi sa colonisation des plateaux ardennais grâce à un allié inattendu : les moutons. Menés paitre dans les Fagnes, les ovins auraient grignoté ses baies, brouté un sol enherbé et déféqué ses graines de manière à permettre au genévrier de s’installer aux quatre coins des pâturages. De là, on imagine sans mal un berger désœuvré collecter quelques baies pour en agrémenter son alcool de grain ou son plat de choucroute. Après tout, depuis l’Antiquité grecque, le genévrier est « le poivre du pauvre ». Aujourd’hui, les pasteurs ont déserté les Fagnes. Il faut l’action volontaire de quelques bénévoles et d’un garde-forestier motivés pour que survive l’espèce dans nos régions.

Baies de genévriers – Tanguy Wera (CCO)

Où atterrir?

Ni d’un côté ni de l’autre, la nature n’est donc « sauvage », « vierge », « préservée », « conservée »… D’un côté comme de l’autre, le vivant porte, indélébile, la marque de ses interactions incessantes avec des générations d’hommes, de femmes et de leurs congénères.

Aujourd’hui, creuser des mares agricoles, planter des arbres fruitiers, préserver nos sources ou nous remettre à semer d’anciennes variétés de blé, c’est donc faire un choix, celui auquel nous invite Bruno Latour : celui d’atterrir. Nous sommes bien loin d’une passion romantique pour « la nature ». Il s’agit précisément de prendre soin des gens, des terrestres, de celles et ceux qui nous nourrissent et de celles et ceux, innombrables, qui se nourrissent. Il s’agit de cultiver le lien qui nous unit au reste du vivant dont quelques baies de genévrier, dans un gin ou une choucroute, viennent nous rappeler l’histoire.

genévrière de Cour (Tanguy Wera - CCO)
Genévrière de Cour – Tanguy Wera – CCO