Le jour où j’ai décidé de me taire
Je suis blanc, jeune, hétérosexuel, cisgenre, n’ai jamais été persécuté du fait de ma religion ou mes opinions. Je ne suis porteur d’aucun handicap ni maladie physique. Je ne suis tourmenté d’aucune manière du fait de mon apparence physique et pour couronner le tout, je suis diplômé et j’appartiens à ce qu’on nomme pudiquement « la classe moyenne ».
Honnêtement, quand je me regarde dans le miroir, j’ai du mal à ne pas voir qu’il est écrit au milieu de mon front : privilégié !

Je ne tire ni une grande fierté, ni une honte particulière de ces caractéristiques : pour une part, je suis né avec sans avoir à les choisir et pour une autre, c’est un coup du destin à peine aidé par un modeste effort.
Cette situation me donne-t-elle davantage le droit de m’exprimer, de défendre mon avis ? Bien sûr que non. Me facilite-t-elle la vie ? Bien sûr que oui.
Mes privilèges
Mes privilèges tiennent à cela : à ce que, partout où je vais, dans tout ce que j’entreprends, ma route est un tantinet… voire outrageusement plus droite, plus lisse, plus plane que celle d’un·e autre qui ne serait pas né·e ou n’aurait pas grandi avec la bonne couleur de peau, le bon accent, les bons chromosomes.
Savoir cela ne m’enlève pas une once de liberté. Et je ris, oui franchement je ris de ceux qui s’offusquent de ce monde politiquement correct où on ne pourrait soi-disant plus être un mâle caucasien judéo-chrétien aussi à l’aise dans ses hormones que dans ses baskets.

Je peux l’affirmer : jamais ma condition de trop digne représentant de la classe hégémonique (comme disait l’ami Gramsci) ne m’a rogné les ailes!
Je pratique aujourd’hui le métier dont je rêvais sans que rien ne m’ait barré la route, j’habite où je veux avec celle que j’aime et personne n’est venu me dire si j’avais le droit ou non d’avoir un enfant. Je fréquente, si bon me semble, un lieu de culte qui cadre avec ma foi, quant à mes engagements, ils m’ont porté jusqu’à un poste politique représentatif sans la moindre remarque désobligeante. Je circule aussi aisément dans l’espace public tant physique que sur les réseaux virtuels. Pas étonnant : ils sont construits par mes semblables, pour mes semblables.
Silence!
Aujourd’hui conscient de ce privilège presque sans borne, seule ma propre volonté me renvoie une injonction impérieuse : celle de penser à me taire, et à écouter.
Me taire et les écouter non parce que « par nature », ils et elles seraient porteurs de paroles sublimes : l’on peut tout à fait être né noire et demeurer profondément stupide, porteur de handicaps et d’un abrutissement abyssal, octogénaire transsexuel perclus de bêtise.
100 000 voix sourdes
Mais si d’aventure je rencontre une femme noire de 67 ans issue d’un milieu modeste active au plus près des communautés LGBT, des exclus, des oubliés, des méprisés, alors je jouirai du privilège de me faire minuscule et d’écouter.
Si la dame en question a brulé ses nuits à lire les mots des Martiniquais Césaire et Glissant, de Virginia Woolf et du poète turc Nazim Hikmet, de Julio Cortazar, d’Assia Djebar et de Nina Simone…je saurai, du plus profond de mes tympans, qu’elle-même a su être oreille et que de sa bouche pourraient jaillir cette part d’Humanité, cette insaisissable Altérité qui m’échappent et me dépassent.
Alors si vous êtes un peu comme moi : un peu trop blanc, un peu trop jeune ou un peu trop chanceux, voilà ce que je vous propose : durant un mois devenons oreille, taisons-nous chaque fois que nous le pouvons et écoutons à satiété les mots de toutes les Christiane Taubira, de tous ces Autres que nous ne sommes pas.

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