À ceux qui voudraient que l’on se taise…

Depuis un moment, je crois décent de me taire.
On me dit que si je partage mon sentiment de bien-être en plein confinement, si je révèle le bonheur d’avoir ralenti le rythme, de m’être retrouvé en famille, ce sera comme cracher aux visages de celles et ceux qui triment, de celles et ceux qui sont endeuillé·e·s ou qui guettent la fragilité d’une vie qui s’essouffle.
Alors je me tais, je ne veux pas être indécent.
On me dit que je ne peux pas révéler mon bonheur de vivre à la campagne, d’avaler chaque matin de pleines bouffées d’air frais, d’empoigner ma bêche pour retourner la terre, d’enfiler mes baskets et d’aller faire un tour. On me dit que ce bonheur-là est « petit-bourgeois », qu’il révèle une fracture entre classes, entre celles et ceux qui possèdent quatre façades et celles et ceux qui n’ont que quelques mètres carrés où se mouvoir, celles et ceux qui dorment dehors.
Alors je me tais, je ne veux pas ressembler à un petit-bourgeois égoïste et aveugle.
On me dit qu’en tant qu’écologiste, je ne peux pas me réjouir de cette pause salvatrice pour notre environnement. Je ne peux pas me réjouir, même si en faisant chuter drastiquement la pollution de l’air, on a probablement déjà sauvé plus de vie qu’avec n’importe quel antidote au coronavirus. Je ne peux pas me réjouir même si ce temps retrouvé nous permet de soutenir en masse nos circuits courts et nos producteurs locaux. Je ne peux pas me réjouir d’une décroissance contrainte parce que ce serait naïf de ne pas voir que la relance qui s’en vient aura tôt fait de balayer cette parenthèse pour un triste « retour à la normale ».
Alors je me tais, je n’ai pas envie de paraitre naïf.

Le problème avec le bonheur…
Mais le bonheur me brûle les doigts et je ne peux m’empêcher de vous en refiler un peu.
Si je veux partager mon bonheur avec vous, ce n’est pas contre celles et ceux qui aujourd’hui triment, qui vivent le deuil ou la distance, c’est précisément pour eux que je veux le faire : parce que la décence exige qu’au lendemain de la crise, on ait mieux à leur offrir qu’une vie à flux tendu, aux budgets comprimés où le temps familial est sans cesse reporté, grignoté pour un travail « plus efficace ».
Si je veux partager mon bonheur avec vous, ce n’est parce que j’ignore la situation de ces familles qui tournent en rond dans un appartement insalubre, c’est précisément pour elles que je veux le faire : parce que si la crise nous a rendus lucides, alors exigeons que demain, encore plus qu’hier, on fasse une politique du logement digne de ce nom. Exigeons qu’on pense à aménager des espaces publics où tout le monde se sente chez soi, exigeons qu’on ramène la nature au cœur des villes.

Si je veux partager mon bonheur avec vous, ce n’est pas pour m’extasier sur ce temps suspendu pendant lequel l’environnement se porte mieux. Je sais que ces semaines de répit ne sont rien au regard d’un climat qu’on dérègle depuis des décennies.
Si je veux vous partager mon bonheur, c’est pour que vous sachiez à quel point c’est précieux de se réveiller chaque matin en sachant que l’air que respireront nos enfants au fil de la journée ne les tuera pas à petits feux. C’est pour que vous sachiez à quel point cela rend heureux d’avoir dans un rayon de 10 kilomètres autour de chez soi des hommes et des femmes aux mains d’or qui peuvent cultiver, transformer, réparer, créer un tout autre monde que celui qu’on importe par paquebot.
Ce monde-là, il est solide, nous avions déjà commencé à le construire avant la crise. La crise est arrivée, il est resté là. La crise finira et il sera toujours là.
Nous serons toujours là et ce sera à nous de choisir ensemble de prendre le temps d’être heureux, d’être solides et d’être solidaires.

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