Touriste !
C’était dans Charlie Hebdo et, comme souvent, ça piquait un peu. Comme une gifle ou un coup de soleil qu’on sait avoir mérité : on éprouve tout en même temps la douleur cuisante qu’ils procurent et l’espèce de soulagement masochiste de les sentir là où ils doivent être.
L’éditorialiste du journal satyrique, partant de la traversée de l’Atlantique de Greta Thunberg en voilier, nous confronte à nos propres contradictions. Élevant le débat bien plus haut que le bilan carbone de la seule adolescente en visite new-yorkaise, il nous questionne sans ménagement sur les raisons qui nous poussent à devenir, le temps d’une semaine ou d’un mois, des touristes.

Sans crainte pour nos susceptibilités, il nous renvoie au visage l’absurdité d’aller photographier des monuments qu’on aurait bien mieux vus sur un écran plasma et d’aller fouler au pied des volcans, des parcs et des déserts pour la simple satisfaction d’y avoir été « en vrai ». Et de conclure :
Le monde s’emmerde, alors il fait du tourisme. Et le tourisme emmerde le monde entier.
« Ouf » se dit le lecteur-apprenti-ethnologue : moi, lors de ma dernière escapade à Zanzibar, j’ai parlé avec le guide des conditions de vie des locaux. À Caracas, j’ai mangé des haricots rouges dans le boui-boui sordide d’une abuela édentée, je ne fais donc pas partie de l’infâme catégorie des touristes, je suis un bourlingueur-reporter authentique !

Aller plus loin…
Il faut aller un cran plus loin. Car il y a un point commun entre l’Allemand en chaussettes-sandales au bord du Machu Picchu, le pervers dans les rues de Bangkok, ma grande-tante qui bronze au Club Med à Agadir et moi lorsque j’arpente, insatiable, les rues de Vérone en quête de musées. Un point commun qui ne figure nulle part dans l’éditorial de Charlie : le plaisir.
Chacun d’entre nous dépense infiniment plus d’argent que nous aurait coûté un simple aller-retour cuisine-salle à manger. Pourquoi ? Parce que, chacun à notre manière, nous en retirons une forme de satisfaction autrement plus intense que le fait d’aller chercher une mousse au chocolat au frigo.

Concurrence des plaisirs
Alors y-a-t-il plus de noblesse à aimer documenter la vie d’un enfant des favelas au Brésil qu’à se dorer le sillon interfessier à Manille ? Peut-être.
Bien sûr, le bourlingueur payé pour raconter des fragments de vie se sent vibrer dans la pratique de son art et il se donne le droit de mépriser celles et ceux qui perdent un temps précieux à siroter des Spritz au bord d’une piscine avant de retourner au turbin. Mais au fond, peut-on mesurer le degré de légitimité de sa présence loin de chez lui ? Quel est le ratio raisonnable en émission de CO2 d’un bon reportage sur la misère ? et d’un documentaire animalier ? d’un voyage scolaire ? À partir de quand a-t-on « mérité » son voyage ?
Retournons la question : quelles destinations sont assez nobles, assez enrichissantes humainement pour valoir la peine d’affréter des Boeings de voyageurs sans craindre de gaspiller inutilement un fioul qui viendra bientôt à manquer ?

Une autre culture?
Si seul compte le plaisir d’une confrontation interculturelle déroutante, alors pourquoi tenir absolument à être celui qui a fait la rencontre « en vrai » ? Le témoignage de ce pêcheur d’écrevisse est-il vraiment de meilleure qualité quand on s’est tartiné d’anti-moustique pour aller l’écouter ? J’en ai plus appris, sur la culture congolaise en lisant David Van Reybrouck et en sillonnant les allées du musée de l’Afrique Centrale à Tervueren qu’en vivant quatre mois à Kinshasa ! Aurais-je mieux fait de rester chez moi ?

Par ailleurs, et pour beaucoup de mes amis africains, le plaisir de la randonnée, autant que celui de l’observation de la faune, de la flore, des vestiges ou des rites traditionnels semble une bizarrerie qui ne justifie en rien les sommes astronomiques que nous autres, Européens, sommes prêts à y consacrer.
Alors ce plaisir qui me fait payer cher pour traverser le riff à pied, voir les ruines de Carthage, les lémuriens malgaches ou les danses massaïes, ne serait qu’une variable culturelle, rien de plus ? Si c’est à ce point une construction datée, géographiquement et sociologiquement située… ça casse quand même le charme du city-trip à Venise en amoureux, du coup, non ?
À la maison
Aujourd’hui, c’est chez moi, au cœur des Ardennes belges, dans une bicoque décorée aux couleurs du Rwanda et de la Tanzanie de nos séjours passés que nous accueillons, l’espace d’un week-end, nous aussi, des touristes. Ils sont Belges, Hollandais, Anglais, Français, Espagnols ou Italiens et semblent penser que notre décor quotidien offre à leur esprit l’évasion nécessaire au tourisme de proximité.
Ils repartent heureux, disent-ils, nous répétant inlassablement la chance que nous avons d’habiter notre coin de verdure qui vit au rythme des saisons. Sont-ils de « bons » touristes aux yeux de l’éditorialiste de Charlie Hebdo, eux qui trouvent leur plaisir à mi-chemin entre le seuil de leur porte et l’ailleurs exotique ?

Au fond, la question du voyage est bien plus profonde et cruciale que ne le laisse penser la vaine tentative de classification des bons et des mauvais touristes. Elle est emblématique de notre temps. Elle nous demande le prix, la manière et la raison d’un droit inscrit en toutes lettres dans la déclaration d’indépendance des Etats-Unis : la poursuite du bonheur.
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