Quatre voyages et un enterrement (1/2)

Article : Quatre voyages et un enterrement (1/2)
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10 décembre 2019

Quatre voyages et un enterrement (1/2)

Chacun ses mythologies familiales.

Chez moi, il y a ce grand-père qui, en congrès au Chili pendant le coup d’État de 1973, a dû fuir clandestinement vers le Pérou ; il y a un arrière-grand-oncle dévoré par les cannibales dans une région d’Afrique dont le nom s’est perdu dans les mémoires et un aïeul soldat de Napoléon qui a sans doute parcouru l’Europe la baïonnette sur le dos au gré des conquêtes de l’Empereur.

Alors j’ai voulu donner le change. J’ai voulu, moi aussi, pouvoir raconter à mes fils le soleil qui se couche sur la mosquée bleue à Istanbul, les matins au YMCA* de Brooklyn et le rafting sur le Nil.

Et j’ai échoué.

Je me suis bien rendu là-bas, je vous l’assure, mais de tout cela, de tous ces déplacements je ne rapporterai je crois que ceci : quatre voyages et un enterrement.

(CCO) Andrew Neel – Unsplash

Paradise lost

Dans Comment parler des livres qu’on n’a pas lus, Pierre Bayard explore la fragilité de nos mémoires et lance un pavé dans la marre : pour peu que je laisse passer quelques mois entre la lecture d’un roman et ma tentative de le raconter, je deviens, invariablement, un témoin bien moins crédible qu’un quidam qui en aurait lu un résumé sur internet la veille.

Ainsi, les années passent. Je n’ai pas 30 ans et Jack, Léo, je sens que quand vous serez en âge de comprendre, je ne pourrai déjà plus vous rapporter de New York, de Kinshasa et de l’ile de Gorée que de vagues clichés. Un faussaire qui n’aurait jamais jeté l’ancre sur un autre continent que le nôtre raconterait aussi bien que moi les pêcheurs du Bosphore, les chutes du Niagara et les poissons-clowns dans la lagune.

De ces voyages-là, il ne restera rien, ou presque. Alors je m’accrocherai à des mots qui ont laissé une trace différente.

Montréal-sur-Kivu  

Umuganda et cenne noire, draveurs et gacaca, amakuru et dépanneur

Les mots de Sherbrooke et de Kigali, ceux-là, je pourrai vous les répéter sans crainte. Je vous les répèterai parce qu’ils racontent une tout autre histoire. Exit l’exotisme et les clichés low-cost : au contraire, ces mots font voler en éclat les mythes de neiges éternelles et du Roi Lion dans la savane.

Avoir vécu là-bas plusieurs mois, avoir partagé le quotidien de ces Autres me permettra longtemps encore de vous dresser un portrait de l’Ailleurs qui ne soit ni taillé dans l’ébène, ni dans la blancheur nacrée d’une photo retouchée, mais bien peint par les subtiles notes grises de l’ordinaire.

Ces Québécois, ces Rwandais n’étaient ni tout à fait différents, ni tout à fait semblables et c’est là, dans les délicates ressemblances et la profonde humanité que nous questionnerons l’être que nous sommes. Car si voyager ne sert pas à questionner qui nous sommes, alors à quoi bon ?

(CCO) -Serrah Galos – Unsplash

Madagasc@r

De Madagascar, je vous dirai précisément ce que j’ai vu d’important : rien. Les contreforts d’une ville coloniale, quelques crocodiles et trois lémuriens dans un zoo.

« Trop nul ! », me direz-vous, et vous aurez raison. Et à la question « Cela vaut-il la peine d’exploser son bilan carbone pour si peu ? »  Je vous répondrai qu’honnêtement… non.

Devant votre légitime révolte, je vous rapporterai alors une histoire déjà ringarde à l’époque, celle d’un informaticien belge aux cravates lignées : Robert Cailliau.

Cette histoire, on me la racontait quand j’avais l’âge de commencer à tenir une souris. On disait alors que tout le monde allait se mettre à dialoguer avec la Chine, la Tunisie et le Brésil. On disait que le racisme et la xénophobie deviendraient de facto des vieilleries obsolètes. Ce rêve un peu naïf, c’était celui d’Internet et comme tout un chacun, j’ai bien dû me rendre à l’évidence : au bout du compte, Internet favorise davantage la diffusion de contenus douteux qu’un authentique dialogue interculturel.

Et pourtant, à Tananarive, j’ai rencontré des Camerounais, des Malgaches, des Ivoiriens et des Français expatriés en Asie et en Afrique du Sud que ne rassemble aujourd’hui que le fil ténu d’un réseau de blogueurs. Aussi paradoxal que cela puisse paraitre, c’est depuis Tananarive, dans un pays où la part d’internautes parmi la population atteint difficilement les 2% que j’ai recommencé à croire au récit des pionniers d’Internet… et à en écrire une page. Effet Pygmalion, par l’existence de nos mots, nous donnons chair au rêve de Cailliau.

Bridgetown et Samarcande

Mes derniers voyages m’ont amené du Moyen-Orient à la Barbade. De toutes mes expéditions, ce sont sans doute celles qui m’ont amené à comprendre le plus rapidement des cultures et des manières de vivre différentes des miennes. Jamais jusqu’alors je n’avais été une femme noire vendue comme esclave, jamais jusqu’alors je n’avais été un savant persan. Et par la force de Maryse Condé, par le talent d’Amin Maalouf je suis devenu l’un et l’autre en quelques jours. Pour une dizaine d’euros tout au plus, j’ai voyagé dans l’espace, dans le temps, mais aussi dans l’insondable profondeur de l’humanité.

Un sage aurait écrit, parait-il « le monde est un livre et que ceux qui ne voyagent pas n’en lisent qu’une page« . Plus le temps passe et plus je me dis que l’auteur d’une telle citation doit être l’employé zélé d’un tour-opérateur. À la place, j’aimerais pouvoir affirmer que chaque homme est un livre, que chaque livre est un monde et que ceux qui se cantonnent à acheter des billets d’avion n’iront jamais aussi loin que ceux qui voyagent en l’Homme.

(CCO) Brent Gorwin -Unsplash

(à suivre…)

*YMCA pour Young Men’s Christian Association, mouvement international de jeunesse, présent dans 124 pays et qui propose des auberges pour étudiants

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