Être une femme puissante
Je m’appelle Birgit Nyborg et je suis Première ministre du Danemark. Je m’appelle Raquel Murillo et je suis inspectrice de police. Je n’existe pas. Enfin, je n’existe que dans la fiction. Cela, avouez-le, revient presque au même.
Des récits
Je n’existe que pour le besoin d’un récit. Mais c’est peut-être précisément cela qui est intéressant. Je ne suis qu’un rôle, j’ai été modelée pour construire un univers qui, par la force du récit et par une ressemblance frappante avec notre monde, contribue à construire le réel, à lui donner du sens.
Alors quel monde construisent Borgen et la Casa de Papel ?

Elles sont là
Ces deux objets de la culture populaire nous le dévoilent en fanfare : voilà, elles sont enfin là ! Elles sont enfin représentables, ces femmes en position de force ! Les voici, ces femmes qui ont brisé le plafond de verre. Elles ont la quarantaine assumée, ne sont ni inutilement aguicheuses ni effrontément disgracieuses, elles sont taillées de toute pièce pour nous suggérer, par leurs traits, le réalisme du récit qu’elles portent.
Laissons de côté l’intrigue principale des deux séries, chacun (re)découvrira avec délectation l’ascension politique de la première et l’enquête de la deuxième. Non, regardons un détail beaucoup plus anodin du point de vue de la trame narrative : leur maternité.

Des mères ?
Nos deux personnages, quarantenaires je le disais, sont donc mères de famille et haut placées sur l’échelle sociale. Or devinez quoi… l’harmonie entre ces deux engagements ne se déroule pas sans heurts ! L’information relève tellement du lieu commun que personne ne m’en voudra de divulgâcher ce ressort dramatique.
Oh, bien sûr, dans les fictions du 3e millénaire, on attend rarement d’un héros qu’il n’ait pas, en marge de son charisme, de sa force et de son courage, quelques faiblesses, maladresses et lâchetés. Il parait que cela apporte de la profondeur aux caractères, que cela rend le récit moins lisse. Admettons : la part d’ombre est nécessaire. Mais la question qui demeure : pourquoi cette part d’ombre là ?

Mauvaises !
Birgit et Raquel auraient pu être, hors de la lumière des projecteurs, mettons… alcooliques et cyniques comme Tyrion Lannister, narcissiques et mégalos comme Tony Stark, indécises et malhabiles comme Peter Parker, mais non : Birgit et Raquel sont de mauvaises mères, ce qui, avouons-le, les rend moins sympathiques que la balourdise d’un timide journaliste aux heures perdues où il ne sauve pas le monde.
Vous voyez où l’on veut en venir. Toutes bienvenues qu’elles puissent être, ces protagonistes de fiction semblent nous rappeler un agaçant détail : « Oui, bien sûr, chérie, tu peux être Première ministre », « Bien sûr, miss, vous pouvez être la commissaire en charge du plus important braquage qu’ait connu le pays, mais… », « Mais ce sera au détriment de votre vie familiale et… vous êtes des femmes, rappelez-vous. »

Et moi ?
Qu’on ne se méprenne pas, j’ai adoré autant Borgen que La casa de papel mais, sans doute du fait de mes deux enfants et de mes très locales responsabilités politiques, je n’ai pu m’empêcher de me mettre à la place de Birgit, à la place de Raquel et me demander comment je parviendrai à me sortir d’un tel dilemme. Je me suis mis à leur place, mais très vite, j’ai balayé cette idée saugrenue puisqu’après tout, la question ne se pose pas : je suis un homme.
Oh, je ne suis pas un héros, rassurez-vous. Je n’ai même rien de fictionnel, mais je ne peux m’empêcher de me demander : combien de temps encore faudra-t-il pour que le cinéma représente un jeune papa flic ou politique aux prises avec le difficile choix entre ses engagements sociétaux et familiaux ? Combien de temps encore pour que l’on puisse offrir au monde le récit d’une maternité qui ne soit pas nécessairement incompatible avec les responsabilités ? Ce jour-là peut-être, on pourra commencer à chercher ensemble l’équilibre entre changer le monde et changer les couches des bébés.

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