Jeter les mots par terre

Article : Jeter les mots par terre
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22 juin 2020

Jeter les mots par terre

Atlas de l'Anthropocène
Atlas de l’Anthropocène, François Gemenne et Aleksandar Rankovic – photo Tanguy Wera (CCO)

« Au commencement était la Parole ». Ça, c’est ce qu’a écrit un gars, au début d’un bouquin, il y a environ deux millénaires. C’est important les commencements, ça donne une idée du chemin qu’on va prendre.

Très sincèrement : j’y ai cru. Vous pouvez rire mais au fond peut-être même que j’y crois toujours. Peu importe. Durant mes études, on m’a appris qu’en linguistique, on appelait cela un énoncé performatif : des mots qui, par le simple fait qu’ils sont écrits ou prononcés, font exister des réalités.

Parce que l’auteur – appelons-le Jean – continue son récit : « la Parole était avec Dieu et la Parole était Dieu. Tout fut par lui, et sans lui rien ne fut. » Autrement dit, Dieu, la Parole, nommons-le comme cela nous chante, fait exister à partir de rien, par les mots, ce qui n’existait pas encore. Après (ou plutôt avant, mais peu importe) vient l’histoire que l’on connaît tous et toutes : Dieu dit « que la lumière soit » et d’un coup « la lumière fut » par la simple force du langage.

Atlas de l'Anthropocène
Atlas de l’Anthropocène, François Gemenne et Aleksandar Rankovic – photo Tanguy Wera (CCO)

Words, words, words

En fait, c’est la grande histoire des religions, de la politique et des romans sentimentaux, cette idée que des mots peuvent amener des idées à s’ancrer dans le réel, changer des destins.

Pour ma part, pendant un paquet d’année, je me suis mis à croire à toute une volée de mots qui donnaient du sens à mes engagements : justice, liberté, dignité, respect, solidarité, antiracisme … Tout cela sonnait bien réel à mes oreilles et quand je l’écrivais, quand je le prononçais, j’avais l’impression, moi aussi, de faire exister par les mots ce qui planait, informe, au-dessus de nos têtes.

Il faut dire qu’en bon Occidental perclus d’éducation judéo-chrétienne, j’avais été biberonné à ça depuis ma plus tendre enfance. Dans les films que je regardais, un gusse au visage peint en bleu hurlait « pour la libertééééé » et des milliers d’hommes couraient derrière lui, fourche à la main. Dans mes cours d’histoire, on m’apprenait que des humains étaient morts par millions parce qu’ils n’adhéraient pas à la bonne idéologie et jusque dans les relations amoureuses que je découvrais, adolescent, je constatais que le simple fait de prononcer « je t’aime » semblait être une parole pouvant influer de manière décisive la très concrète suite des opérations.

Atlas de l'Anthropocène
Atlas de l’Anthropocène, François Gemenne et Aleksandar Rankovic – photo Tanguy Wera (CCO)

אדמה

Vous allez rire mais je crois qu’il m’aura fallu deux enfants, beaucoup de lectures et une pandémie pour me rendre compte d’à quel point je me plantais. Trente ans, c’est à peu près le temps qu’il m’aura fallu pour prendre la mesure de ce que la moindre ballerine, le moindre jardinier savent au plus profond d’eux-mêmes : On n’est que des corps, des corps dans la boue.

On est des chétifs morceaux de chair, des mains, des bras, des reins, des peaux blanches, jaunes, noires dispersés sur la croûte d’un caillou humide. D’ailleurs, le passage le plus incontestable du gros livre millénaire, c’est sans doute celui où le Créateur s’empare d’un paquet d’argile pour modeler le premier homme, Adamah, « celui qui est fait de terre rouge » en hébreu.

Atlas de l'Anthropocène
Atlas de l’Anthropocène, François Gemenne et Aleksandar Rankovic – photo Tanguy Wera (CCO)

Atlas

On est des corps faits de terre. C’est la science, et non la Bible, que je convoque pour étayer cette affirmation. Dans leur Atlas de l’anthropocène, François Gemenne et Aleksandar Rankovic en font la démonstration vertigineuse : sur ce globe, il ne se trouve pas un hectare de terrain, pas un lopin d’argile, pas une brouette de terreau qui n’interagisse, d’une manière ou d’une autre, avec les corps humains qui s’agitent à sa surface.

De cette imbrication perpétuelle de la terre et des corps, on peut voir la face sombre : des marées noires aux déchets nucléaires, des engrais toxiques aux bois exotiques, nous n’avons de cesse de frotter nos chairs à la terre en y laissant une trace immonde.

Mais on peut aussi se rappeler qu’il reste des hommes et des femmes qui sculptent les blés en gerbe pour en faire des pains, que certains trouvent des sources quand d’autres, assemblant le granit et l’ardoise, fendant le hêtre et le bouleau puisent sous nos pieds de quoi éloigner les faims, les soifs et les frissons de nos corps sans dénaturer la terre. Une bonne flambée, une gorgée de bière ou un logis confortable nous rappellent alors à quel point il est sublime d’être terrestre.

Alors je ne sais pas si « au commencement était la Parole ». En tout cas trop de mots sont venus nous faire perdre pied. Depuis trop longtemps on court après de chimériques verbiages, on se bat pour un mot plus haut que l’autre. Aujourd’hui, il est temps de jeter les mots part terre, de laisser filer les paroles en l’air et d’enraciner nos combats dans un sol fertile.

Atlas de l'Anthropocène
Atlas de l’Anthropocène, François Gemenne et Aleksandar Rankovic – photo Tanguy Wera (CCO)
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