Des seniors, du gin et des Jivaros

Article : Des seniors, du gin et des Jivaros
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2 décembre 2020

Des seniors, du gin et des Jivaros

C’était un coup de fil cordial, inattendu. Je sentais que mon interlocuteur, il m’était inconnu, avait besoin de partager ce qu’il avait sur le cœur. « Voilà », me dit-il, «  je remarque que vous faites beaucoup d’actions pour la nature, les petites fleurs, les oiseaux, et je pense qu’en ce moment, il faudrait plutôt penser aux gens, aux ainés en particulier. Je ne dis pas ça pour moi, je me porte bien, mais pour les autres, voyez-vous…« 

J’avais été touché par ce bref échange téléphonique. Le reproche — c’en était tout de même un —, m’avait été adressé sans une once d’agressivité. Sur le moment, je n’avais pu lui rétorquer que des paroles maladroites sur la répartition des compétences entre échevins au sein d’un collège communal, la difficulté de toucher à tous les domaines, des mots creux… Au fond, j’aurais sans doute mieux fait de me taire et d’écouter.

Genévrière de Cour – Didier Fortemaison (CCO)

Antipodes

Aujourd’hui, s’il me lisait, sans doute essayerais-je de lui raconter ceci : c’est une histoire de gin, de moutons et d’Indiens Jivaros de haute Amazonie. Elle se passe à quelques encablures de sa propre maison, dans une microscopique réserve naturelle, la Genévrière de Cour, en Wallonie.

Sept hectares préservés au regard du million que compte le parc national Yasuni en Équateur, ça force la modestie. Pourtant, il se joue chez nous un phénomène en tout point semblable à une pièce qui se déroule depuis des millénaires à l’autre extrémité du globe. Le décor n’a rien de similaire, la luxuriante jungle amazonienne d’une part, quelques bouquets d’un conifère disgracieux d’autre part. Et pourtant, des deux côtés, le même constat, lancé avec bravade par un anthropologue chevronné : la nature n’existe pas.

Amazonia – CCO

Descola garde-forestier

Quand il part à la rencontre des Achuars, l’anthropologue Philippe Descola s’immerge dans le quotidien d’un des derniers peuples inaffectés par les contacts extérieurs, de ceux qui vivent, comme on dit habituellement, « en harmonie avec la nature préservée ». Près de trois ans de terrain avec son épouse Anne-Christine Taylor font naitre, au milieu d’une marée de doutes, quelques convictions profondes.

Premièrement, la langue des achuars n’a aucun équivalent pour le concept de « nature ». Ce que nous englobons traditionnellement dans la vaste catégorie de « l’ensemble du réel indépendant de la culture humaine » interagit avec les Achuars de telle sorte que ceux-ci n’opèrent aucune coupure nette qui distinguerait leur vie sociale d’un côté et l’environnement végétal, animal, météorologique de l’autre. Ensuite, ces espaces que nos yeux voient comme une « forêt vierge » inviolée et préservée de toute intervention humaine ont en réalité été façonnés par des millénaires d’interactions avec les peuples qui l’habitent. C’est donc non seulement le concept de nature qui vole en éclat, mais au-delà, l’idée même qu’il existerait quelque part sur terre une nature sauvage préservée qu’il s’agirait de conserver.

« Chevron’s Toxic Legacy in Ecuador’s Amazon » by Rainforest Action NetworkCC BY-NC 2.0

Le genévrier est, avec l’if, le seul conifère indigène de Belgique. C’est dur à croire lorsque l’on regarde l’étendue des cultures d’épicéas qui composent aujourd’hui nos forêts et le peu d’individus « genévriers » que l’on croise au détour d’un chemin. Autrefois très commun, il aurait réussi sa colonisation des plateaux ardennais grâce à un allié inattendu : les moutons. Menés paitre dans les Fagnes, les ovins auraient grignoté ses baies, brouté un sol enherbé et déféqué ses graines de manière à permettre au genévrier de s’installer aux quatre coins des pâturages. De là, on imagine sans mal un berger désœuvré collecter quelques baies pour en agrémenter son alcool de grain ou son plat de choucroute. Après tout, depuis l’Antiquité grecque, le genévrier est « le poivre du pauvre ». Aujourd’hui, les pasteurs ont déserté les Fagnes. Il faut l’action volontaire de quelques bénévoles et d’un garde-forestier motivés pour que survive l’espèce dans nos régions.

Baies de genévriers – Tanguy Wera (CCO)

Où atterrir?

Ni d’un côté ni de l’autre, la nature n’est donc « sauvage », « vierge », « préservée », « conservée »… D’un côté comme de l’autre, le vivant porte, indélébile, la marque de ses interactions incessantes avec des générations d’hommes, de femmes et de leurs congénères.

Aujourd’hui, creuser des mares agricoles, planter des arbres fruitiers, préserver nos sources ou nous remettre à semer d’anciennes variétés de blé, c’est donc faire un choix, celui auquel nous invite Bruno Latour : celui d’atterrir. Nous sommes bien loin d’une passion romantique pour « la nature ». Il s’agit précisément de prendre soin des gens, des terrestres, de celles et ceux qui nous nourrissent et de celles et ceux, innombrables, qui se nourrissent. Il s’agit de cultiver le lien qui nous unit au reste du vivant dont quelques baies de genévrier, dans un gin ou une choucroute, viennent nous rappeler l’histoire.

genévrière de Cour (Tanguy Wera - CCO)
Genévrière de Cour – Tanguy Wera – CCO
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