1. Ce que je ne sais pas

Article : 1. Ce que je ne sais pas
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29 octobre 2021

1. Ce que je ne sais pas

Plateau de Gikondo, Kigali, Tanguy Wera (CC0)

À mes élèves et au lecteur anonyme arrivé ici par hasard : je ne sais pas. Je ne sais pas si je vais vous dresser un rapport détaillé de ce séjour au Rwanda. Arrivé il y a à peine 48 heures, je ne sais pas si je m’attacherai à rapporter patiemment chacune de nos visites, chacun de nos échanges, chacun des témoignages que nous entendons. Je ne sais pas si le faire n’entrainerait pas une lassitude, un ennui plus contreproductif, finalement, qu’un seul retour, incisif et ramassé, une punchline qui marquerait les esprits et synthétiserait en peu de mots ce qu’il y a à savoir sur ce qui s’est vécu ici. Je ne sais rien de tout ça. Tout ce que je sais, c’est que depuis 5 h 30 ce matin, je suis éveillé.

Peut-être est-ce simplement le bruit de la ville, celui de l’hôtel et du trafic, mais en même temps j’ai le sentiment intime qu’il y a autre chose, comme cet irrépressible besoin de partager. Un shot de neurotransmetteurs au plus profond du cerveau : dopamine, adrénaline, noradrénaline qui lui enverraient le message : éveille-toi et partage ! Entre les brumes des bières d’hier soir et celles de la fatigue déjà accumulée, trouve la lucidité des mots justes, ceux qui pourraient remonter les 8 000 kilomètres qui nous séparent.

L’histoire de Jean

Alors voilà, l’histoire d’hier, c’est d’abord celle de Jean, membre de la tout récemment dissoute Commission Nationale de Lutte contre le Génocide que nous avons rencontré au matin. Pendant une heure et demie, ses mots nous ont plongés dans la sagesse accumulée de 27 ans à penser chaque jour à ce que signifie se reconstruire après le génocide, vivre après et comprendre le pourquoi de ce qu’il s’est passé ces jours de 1994. Comme tous les sages, ses plus belles paroles étaient peut-être celles marquées du sceau du paradoxe et de la provocation : « vous êtes fous, nous a-t-il dit, de venir essayer de comprendre l’indicible, venir essayer mettre des mots sur ce qui ne peut être exprimé. Il y a eu des fous, en 94 qui ont commis l’horreur absolue et vous vous êtes fous de vous replonger là-dedans. Mais sans doute suis-je aussi fou que vous puisque moi aussi, nous a-t-il lancé malicieux, depuis tant d’années je cherche à comprendre. »

Flamme du souvenir, Mémorial de Gisozi, Kigali- Tanguy Wera (CCO)

Parlant des témoignages sur ce qu’a vécu un peuple tout entier dans l’intimité de son parcours de vie, il nous dit : certains commémorent et viennent raconter leur vécu là où on a massacré leur famille, certains commémorent là où ils ont été libérés par le FPR (Front patriotique rwandais), là où l’horreur s’est terminée pour eux. Lors des commémorations, on voit les gens debout, ils racontent et l’on se dit « comment il ou elle a fait pour pouvoir surmonter ça ? » C’est cela qui donne la force. Les commémorations sont une occasion de pouvoir évacuer sa douleur et de voir qu’il y a des gens qui peuvent écouter et comprendre ce qu’ils ont vécu.

Pourquoi est-ce si important ? Sans doute parce que les Tutsis ont été massacrés depuis longtemps rappelle Jean. « Il y a eu, nous dit-il, des cycles de massacres depuis les années 1950 avec la montée de la haine et l’institutionnalisation de la discrimination. Avant 1994, les survivants n’ont jamais eu l’occasion de pouvoir enterrer les leurs, on massacre et on se tait, on massacre et on laisse passer. En 1994, pour la première fois, les gens ont eu l’occasion de pleurer leurs morts, de pouvoir les enterrer en toute dignité. »

Tombe, mémorial de Gisozi – Tanguy Wera (CCO)
Mémorial de Gisozi (CCO) – Tanguy Wera (CCO)
Mémorial de Gisozi – Tanguy Wera (CCO)

L’histoire d’un lieu

C’est dans ce lieu, où l’on a pu rendre une dignité aux massacrés du génocide, que nous nous sommes retrouvés l’après-midi. Dans les jardins du mémorial de Gisozi, dans ce green place comme ils l’appellent, entre les palmiers et les bougainvilliers en fleurs, 259 000 personnes sont enterrées sous la digne froideur de gigantesques dalles de béton. C’est là qu’Aegis Trust, une ONG qui milite pour prévenir les génocides a pris ses quartiers. C’est aussi là qu’a été érigé un gigantesque amphithéâtre, comme si seul un lieu pouvait faire écho au nombre de dépouilles. Un lieu où les vivants pouvaient se rassembler en nombre pour ne pas oublier. C’est à quelques pas de là que nous avons rencontré Freddy Mutanguha, directeur exécutif d’Aegis Trust et rescapé du génocide qui nous a raconté comment, année après année, l’ONG et le gouvernement rwandais ont pris le temps de construire le lieu le plus approprié, le plus porteur de sens possible pour continuer à permettre aux Rwandais de se souvenir et aux autres visiteurs d’apprendre ce qui s’est passé.

Tanguy Wera (CCO)

Car ce lieu, c’est aussi celui d’un musée, un lieu qui retrace patiemment l’histoire de ce génocide qui prend, vous le savez, ses racines bien avant 1994 et porte ses fruits amers bien au-delà de cette année fatale, mais un musée aussi qui jette les ponts avec les autres massacres de masse et génocides, au Cambodge, en Ex-Yougoslavie, en Namibie dont on entend encore si peu parler. C’est un musée enfin, où une salle, consacrée aux enfants et tapissée d’agrandissement de portraits de bambins souriants, ne porte pour seules indications, en anglais, en français et en kinyarwanda que ces quelques quelques mots, récits minimalistes de l’horreur absolue. Un prénom : Ariane Umutoni, un âge : 4 ans, plat préféré : gâteau, boisson préférée : lait, distraction : chanter et danser, comportement : une petite fille soignée, cause de mort : tuée à coups de couteau dans les yeux et à la tête.

L’histoire aussi de souvenirs heureux

Le Rwanda, vous le savez, c’est aussi ce lieu où j’ai vécu et travaillé pendant un an. J’avais choisi alors de me tenir à bonne distance des horreurs du génocide pour consacrer mon temps, mon énergie et ma curiosité à découvrir un peuple, un mode de vie, une langue, une ville et des paysages. Alors forcément, retourner sur mes traces comporte, et c’est heureux, son lot de madeleines de Proust. Au détour d’une odeur, d’une saveur ou d’un son familier, je vois resurgir les moments heureux de ce qui était alors le quotidien. J’éprouve un plaisir difficile à dissimuler à savoir retrouver, sans carte ni GPS, un restaurant, une librairie, un magasin qui émaillaient mes journées d’alors, d’un moment de détente.

Ex-école belge de Kigali – Tanguy Wera (CCO)

 Le bâtiment de l’école belge où j’occupais une charge de prof de morale à mi-temps n’est plus qu’un énorme chantier à ciel ouvert, l’école ayant pris ses quartiers à Gikondo, à plus de 6 kilomètres du quartier où j’avais mes repères et mes repaires. J’ai profité de la nuit tombante pour retrouver quelques anciens collègues restés au pays, un ami avec qui j’avais partagé quatre mois de vie à Kinshasa et dont les pas épousent aujourd’hui les miens à l’école belge. Jusque tard dans la nuit, on a trinqué à l’amitié, aux retrouvailles. On a partagé des souvenirs sur fond de brochettes de chèvre, de pili-pili, de Primus, de Skol et de Mutzig. C’était le bonheur et des journées pareilles vous rappellent à quel point, Bon Dieu, c’est important le bonheur.

Olivier – Tanguy Wera (CCO)

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Commentaires

Sylviane Willo
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Bravo pour votre article, Monsieur. Je ne peux que vous inciter à continuer de partager ce que vous êtes en train de vivre là-bas. Vous contribuez ainsi à honorer toutes les personnes disparues si tragiquement. Vous les remettez ainsi en lumière en les entourant d'un halo d' humanité.