Je déteste faire grève

Je déteste faire grève.
Au risque de paraitre fayot, stakhanoviste ou traitre à la cause, je le confesse : faire grève m’insupporte au plus haut point. Chaque arrêt de travail me démange comme un caillou dans la chaussure et chaque journée perdue m’apparait comme un insupportable gâchis.
Entendons-nous bien, j’éprouve une solidarité profonde avec quantité de grévistes. Ma solidarité va droit vers les travailleurs de Delhaize, Ryanair et autres Aviapartner qui luttent pour que leurs compagnies cessent leur course folle au profit exponentiel des actionnaires au détriment des conditions de travail décentes. Ma solidarité est infinie avec les agriculteurs que le libéralisme pousse à avaler un nouvel accord de libre-échange. Je pourrais trouver sans difficulté trois cent bonnes raisons pour que le pays tout entier parte en manif nationale tant il me semble important que cette société change en profondeur.
Mais voilà, je suis prof et quand il s’agit de ma propre profession, je déteste faire grève.
Prof
Mon boulot consiste à accompagner de futurs adultes sur le chemin de l’autonomie, de l’engagement et de l’ouverture. J’ai pour mission d’aiguiser leurs capacités à défendre leurs opinions, leur apprendre à entendre, à comprendre et à savourer les 1001 manières de dessiner nos mondes.
L’école nous plait, nous agace, nous révolte, nous renforce, nous heurte ou nous émeut, mais je ne connais pas un seul adulte qui évoque ses années d’école avec indifférence. Alors vis-à-vis de tous ces adultes de demain, je me dois de balayer les fades journées d’indifférence. Or pour des milliers d’élèves, passé le plaisir immédiat du jour de relâche, les jours de grève sont des journées sans âme, des journées où nous leur coupons toute occasion de fraterniser, de se dépasser, d’être stimulés.
Oh, bien sûr, je vis en 2024 et je ne me fais aucune illusion quant au fait que l’école est loin d’être l’alpha et l’oméga de toute expérience d’apprentissage, mais quel élève peut affirmer la main sur le cœur que c’est un jour de grève qu’il s’est surpassé, a été surpris, dérouté ?
Ce mardi, je ferai grève
Ce mardi je ferai grève.
Pas par plaisir donc.
Pas non plus porté par le sentiment qu’il y a cette fois une urgence irrépressible qui surpasse toutes mes réticences. Bien sûr, je ne peux nier que les revendications syndicales sont justes.
Jeudi, avec mes élèves, j’irai voir Kevin. Mes élèves, dans leur écrasante majorité, ne sont pas Kevin. Ils m’ébahissent chaque jour par leur inventivité, leur créativité, leur esprit critique. Kevin, au contraire, l’école, ce n’est pas son truc.
Mais parce qu’un parcours cabossé, difficile, contrarié, ça arrive, le système d’enseignement francophone a jusqu’ici pris soin de garder des portes ouvertes, histoire que, le moment venu, Kevin ait la possibilité de renouer avec l’école, une école qui lui convient. Il peut, jusqu’aujourd’hui, se tourner vers des options peu fréquentées mais qui lui conviendraient, il peut s’orienter vers une 7e année après l’obtention d’un diplôme du secondaire, il a la possibilité d’avoir un enseignement qualifiant qui, tout en le formant à un métier, tâche aussi de continuer à en faire un citoyen, un adulte mobile dans un projet de vie et pas juste un rouage dans un appareil productif rentable. Le système actuel est-il parfait? Tous les Kevin s’en sortent-ils miraculeusement? Bien sûr que non. Mais comment croire qu’en réduisant les moyens, en fermant des portes, on offrira, à Kevin et aux autres, l’occasion de trouver dans l’école ce qu’ils sont en droit d’y attendre : l’ouverture vers l’étendue des possibles.
Je peine à croire qu’on aidera mieux Kevin en l’entassant dans une classe plus nombreuse. Quand j’ai 30 élèves en 5e, sur 50 minutes de cours, si je voulais donner la parole à chacun·e, ils et elles seraient réduits à limiter leur temps de parole à 1,30 minutes. Qui peut prétendre s’améliorer, exprimer ses difficultés ou son originalité en 1,30 minute ?
Je peine à croire que Kevin progressera mieux si, au lieux d’un professeur, on installe face à lui un conférencier, un étudiant ou un expert quelconque qui, plutôt que de nouer des relations pédagogiques avec l’humain qu’il est, tourne, d’école en école, pour répéter son exposé magistral et donner l’illusion que les élèves ne sont pas désœuvrés en cas de professeur absent.
Collectif
Ce mardi je ferai grève parce que je suis d’accord avec les revendications syndicales même si, s’il ne tenait qu’à moi, j’aurais trouvé une manière plus inventive de marquer mon désaccord avec les politiques menées sans pour autant débrayer.
Mais il ne tient pas qu’à moi.
Et c’est tant mieux.
Parce que je reste persuadé que, plus encore que d’esprits libres et impertinents, notre société a besoin de citoyen·ne·s capables de s’inscrire dans des dynamiques collectives. Je crois qu’agir en commun, c’est renoncer à certains de ses intérêts propres pour conquérir des victoires partagées. Je suis convaincu qu’à trop vouloir affirmer ce qui nous individualise, on finit par rompre l’indispensable filet qui nous relie et nous soutient.
Je déteste faire grève mais ce mardi, je le ferai. Que voulez-vous ? On n’est pas à une contradiction près.
PS : l’illustration qui tient lieu d’en-tête à cet article est ma classe vide un jour où mes élèves étaient partis manifester pour le climat. Ils faisaient grève et ils avaient bien raison.
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