Je déteste faire grève

Article : Je déteste faire grève
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24 avril 2023

Je déteste faire grève

Je déteste faire grève.

Au risque de paraitre fayot, stakhanoviste ou traitre à la cause, je le confesse : faire grève m’insupporte au plus haut point. Chaque arrêt de travail me démange comme un caillou dans la chaussure et chaque journée perdue m’apparait comme un insupportable gâchis.

Entendons-nous bien, j’éprouve une solidarité profonde avec quantité de grévistes. Ma solidarité va droit vers les travailleurs de Delhaize, Ryanair et autres Aviapartner qui luttent pour que leurs compagnies cessent leur course folle au profit exponentiel des actionnaires au détriment des conditions de travail décentes. Je pourrais trouver sans difficulté trois-cent bonnes raisons pour que le pays tout entier parte en manif nationale tant il me semble important que cette société change en profondeur.

Mais voilà, je suis prof et quand il s’agit de ma propre profession, je déteste faire grève.

Prof

Mon boulot consiste à accompagner de futurs adultes sur le chemin de l’autonomie, de l’engagement et de l’ouverture. J’ai pour mission d’aiguiser leurs capacités à défendre leurs opinions, leur apprendre à entendre, à comprendre et à savourer les 1001 manières de dessiner nos mondes.

L’école nous plait, nous agace, nous révolte, nous renforce, nous heurte ou nous émeut, mais je ne connais pas un seul adulte qui évoque ses années d’école avec indifférence. Alors vis-à-vis de tous ces adultes de demain, je me dois de balayer les fades journées d’indifférence. Or pour des milliers d’élèves, passé le plaisir immédiat du jour de relâche, les jours de grève sont des journées sans âme, des journées où nous leur coupons toute occasion de fraterniser, de se dépasser, d’être stimulés.

Oh, bien sûr, je vis en 2023 et je ne me fais aucune illusion quant au fait que l’école est loin d’être l’alpha et l’oméga de toute expérience d’apprentissage, mais quel élève peut affirmer la main sur le cœur que c’est un jour de grève qu’il s’est surpassé, a été surpris, dérouté ?

Ce jeudi, je ferai grève

Ce jeudi je ferai grève.

Pas par plaisir donc.

Pas non plus porté par le sentiment qu’il y a cette fois une urgence irrépressible qui surpasse toutes mes réticences. Bien sûr, je ne peux nier que les revendications syndicales sont justes.

Tout comme je ne crois pas que la peur de l’échec soit le plus noble moteur pour donner à mes élèves le gout d’apprendre et de se dépasser, je suis loin d’être convaincu qu’on fera de nous de meilleurs enseignants en agitant par-dessus nos têtes la menace d’une évaluation-sanction.

Tout comme je crois plus utile d’apprendre à mes élèves à penser hors du cadre plutôt qu’à remplir des formulaires, je suis loin d’être persuadé qu’ajouter de la charge administrative aux enseignants fera d’eux des professionnels plus efficaces pour accompagner chacun·e dans sa trajectoire individuelle.

Et puis surtout, je peine à voir de quelle manière on peut espérer nous voir prendre en compte les spécificités de chacun·e, intégrer des élèves à besoins spécifiques, rendre les étudiant·e·s acteurs et actrices de leurs apprentissages tout en les entassant dans des classe de 30. Sur 50 minutes de cours, si je voulais donner la parole à chacun·e de mes élèves de 5e année, ils seraient réduits à limiter leur temps de parole à 1,30 minutes. Qui peut prétendre s’améliorer en 1,30 minute ?

Collectif

Ce jeudi je ferai grève parce que je suis d’accord avec les revendications syndicales même si, s’il ne tenait qu’à moi, j’aurais trouvé une manière plus inventive de marquer mon désaccord avec les politiques menées sans pour autant débrayer.

Mais il ne tient pas qu’à moi.

Et c’est tant mieux.

Parce que je reste persuadé que, plus encore que d’esprits libres et impertinents, notre société a besoin de citoyen·ne·s capables de s’inscrire dans des dynamiques collectives. Je crois qu’agir en commun, c’est renoncer à certains de ses intérêts propres pour conquérir des victoires partagées. Je suis convaincu qu’à trop vouloir affirmer ce qui nous individualise, on finit par rompre l’indispensable filet qui nous relie et nous soutient.

Je déteste faire grève mais ce jeudi, je le ferai. Que voulez-vous ? On n’est pas à une contradiction près.  

PS : l’illustration qui tient lieu d’en-tête à cet article est ma classe vide un jour où mes élèves étaient partis manifester pour le climat. Ils faisaient grève et ils avaient bien raison.

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Commentaires

Marina tem
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Grever est un luxe bien rare en Afrique, aussi je contemple envieusement ces occidentaux qui en bénéficient et en use fièrement et à juste titre ! Un européen peur bien trouver moult controverses à ces mobilisations, qui peuvent freiner certains domaines. Mais la démocratie, la vraie, est cette liberté d'expression donnée au peuple dans un État de droit ! Si j'étais ailleurs , adultes ou ados, je ne trouvais aucune faille ni n'aurait eu aucune hésitation à manifester quitte à perdre quelques convenances financières ou jours d'apprentissage !
Bravo pour ce texte, que j'aime vous lire !