Le jour où mon fils a changé le monde
« Pourquoi papa, il s’est fait tatouer une sittelle sur le bras ? » avait demandé mon fils à sa mère, intrigué par cette étrange idée de s’ancrer sous la peau des dessins indélébiles. « Pour ne jamais oublier le jour où tu as changé le monde », aurait-elle pu lui répondre avec une solennité mêlée d’admiration. Mais alors, il aurait fallu lui raconter l’histoire en entier. Notre histoire. Naturellement.

Infantile amnésie
J’ai 12 ans. J’ai 12 ans et je ne sais évidemment pas que le psychologue américain Peter Kahn vient de documenter un mal dont je suis porteur et qui va encore m’accompagner longtemps : l’amnésie environnementale générationnelle. Pendant des années, j’ai vécu et je vais vivre entouré grosso modo de six espèces d’oiseaux : des pigeons, des mésanges, des moineaux, des merles et des pies.
Évidemment, il est tout bonnement impossible que je n’aie pas croisé la route de centaines d’individus issus de quantité d’autres espèces dans nos villes et campagnes. Mais je ne les ai pas vus. Si on m’avait désigné, à la manière de ces trombinoscopes que l’on présente aux victimes dans les commissariats de police, un pouillot véloce, un troglodyte ou un martinet, j’aurais juré ne jamais les avoir rencontrés. Si on m’avait dit que le bouvreuil et le loriot étaient comme le courlis à bec grèle, des espèces depuis longtemps disparues de nos régions, je l’aurais admis sans broncher.

Se forger une identité
Mais on n’a pas éternellement 12 ans. Aujourd’hui, j’ai 15 ans, l’âge auquel on se forge, parait-il, une identité. Entre mouvements de jeunesse et sorties familiales, je profite de la vie au grand air dans un cadre plutôt vert. De temps en temps, j’escalade les terrils. Quelquefois, l’été, je pars randonner en montagne. Le plus souvent, j’écoute Tryo chanter L’Hymne de nos campagnes et cela me sert de lien ténu à l’environnement depuis ma chambre d’adolescent.
À l’époque, les écologues James Miller et Robert Pyle parlent pourtant, pour décrire les gamins dans mon genre, d’extinction d’expérience de nature. Ce qu’ils observent, c’est que de génération en génération, des jeunes urbains comme moi vivent de moins en moins en contact avec la nature. Ce n’est pas l’éducation le problème : les profs et nos parents font ce qu’ils peuvent. Mais les occasions d’expérimenter la nature sans contrainte, librement et de façon personnelle sont rares.

À l’âge adulte
Sans prévenir s’évadent nos 15 ans et déjà, j’ai 23 ans. À l’université, j’épluche la documentation scientifique mais Anne-Caroline Prévot, chercheuse au muséum d’histoire naturelle n’a de toute façon pas encore publié son article qui poursuit la réflexion de ses prédécesseurs. Elle y expliquera que c’est à l’âge adulte que les conséquences de cette identité environnementale plus faible se font sentir : « Moins en demande de nature dans notre vie quotidienne, nous l’intégrons moins dans nos actions. »
Moi, à Kinshasa, je fais sans le savoir l’expérience de nature par la contrainte : dans la plus grande mégapole francophone du monde, au milieu de 20 millions d’êtres humains, je découvre au quotidien que sous les tropiques, la nature n’est pas une jolie chose qui s’enferme dans les parcs, les jardins et les réserves naturelles. Par sa chaleur humide et épaisse, elle est partout. Elle déborde, elle explose, elle pénètre tous les pores de la peau. Comme ceux des souimangas du Congo et des guêpiers à colliers bleus, nos corps sont plus à l’aise sous le couvert arboré du quartier ma campagne que dans l’accablante fournaise des boulevards bétonnés. Nos intestins autant que l’attirance magnétique du moindre point d’eau nous rappellent à quel point nous sommes la nature : pas par choix ou par fantasme écologiste mais parce que nulle part, la nuit comme le jour, nous n’y échappons.

Paternité
J’ai 32 ans. C’est étrange comme intervertir deux chiffres vous fait changer d’univers. Muni d’une paire de jumelles, mon fils de cinq ans prend part à un programme de sciences participatives. Autour de la maison, il dénombre les bouvreuils, les pics mars et les pinsons. Les cabanes qu’il s’aménage dans les taillis côtoient les mangeoires et autres nichoirs. Dans le fond du jardin, la caméra piège a filmé un raton-laveur, une hermine, un renard et un marcassin. Par temps clair, en automne, on entend bramer les cerfs. La semaine prochaine, on plantera à nouveau de la bourdaine, de la viorne et des érables champêtres pour offrir un refuge et un garde-manger aux oiseaux des champs.
Dans la grande ville voisine, depuis quelques semaines, sous une grande sittelle torchepot accrochée à un vieux mur de briques rouges, on peut lire : « Ici, une lutte a été menée pour résister à des promoteurs immobiliers et a permis de rendre commun cet espace destiné à être bétonné. Nous sommes la nature qui se défend. Zad partout. »

Changer le monde
Alors tu vois, Jack, c’est pour cela que j’ai l’intime conviction que le monde change, par ton regard et par celui de dizaine d’autres enfants conscients que les sittelles ne sont pas éternelles mais qu’elles resteront visibles tant qu’il restera des enfants pour les reconnaitre dans les matins glacés.
Quant à nous, parents, peut-être a-t-on quelquefois besoin de graver sous notre peau des dessins à l’encre bleue. Pour arrêter le temps ? Sans doute pas. Peut-être voulons-nous immortaliser la robuste fragilité d’un oiseau bâtisseur de moins de 30 grammes ou peut-être tenons-nous à nous rappeler chaque jour ce que vous nous avez révélé : l’inestimable richesse et l’insondable beauté du monde.

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