Egotrip

12 mars 2023

Egotrip

Autoportrait du 33e anniversaire – Tanguy Wera – CCO

Il faut une sacrée dose d’immodestie pour mettre en scène sa propre vie avec la conviction profonde que cela va intéresser autrui. Il existe pourtant deux ou trois lieux où cela passe plutôt bien :

  • La littérature contemporaine où le prétexte de l’autofiction et une dose de voyeurisme à moitié assumée des lecteurs offrent aux écrivaines et écrivains l’occasion de se dévoiler avec plus ou moins de filtres.
  • Le rap où l’egotrip est un exercice de style vieux comme le genre. On n’y compte plus les textes où l’auteur surfe quelque part entre la prouesse des punchlines léchées et le premier degré affligeant des « je me suis construit tout seul ».
  • Et les réseaux sociaux où tant l’architecture que le modèle économique du système poussent les utilisateurs à mettre en scène le réel de leur vie pour entretenir la notoriété virtuelle.

L’egotrip n’est donc ni d’une place, ni d’une caste, ni d’un rang et ceux qui persistent à croire qu’il est le fruit d’une époque n’ont jamais lu Montaigne ou Maupassant.

Pour ma part, n’étant ni rappeur ni écrivain, il me reste les réseaux pour partager ceci.

Ça apparaîtra comme l’affligeante expression d’un récit de soi. Mais nous sommes le 12 mars, jour de mon 33e printemps. Or s’il est un jour dans l’année où l’on tolère l’immodestie, c’est peut-être celui de notre anniversaire.

Autoportrait de Jacques-Louis David, 1748 – Domaine Public

Aube

Réveil à l’aurore. Enfin, ce qui s’approche le plus de l’aurore quand on a veillé tard avec une bande de potes pour passer le cap ensemble. Des baskets, des textiles synthétiques et fluo, une montre connectée : sans doute incarnions-nous ce matin ce qu’on fait de plus représentatif du trentenaire occidental qui, pour garder la forme, se donne pour mission d’arpenter en trottinant les sentiers escarpés de l’Ardenne enneigée. Rien d’épique ni de glorieux dans l’exploit sportif, mais peut-être est-ce là que le sport est le plus doux ? Quand il ne se donne pas pour ambition d’écraser l’adversaire ou de battre un record.

Autoportrait d’Arnold Böcklin avec la mort – Domaine Public

Plantation

« Après la bourdaine, il reste deux hêtres et deux cornouillers ». Je ne sais pas si les plants, dans ce sol humide et froid, reprendront au printemps, mais rien qu’entendre ces mots dans la bouche de mon fils de cinq ans valait tous les coups de houe-hache de l’après-midi.

Pour signifier la complexité et l’éclatement des tâches entre mille et un acteurs aux compétences variées et limitées, on prend souvent l’exemple de la conception d’un smartphone. Mes coups de houe-hache, geste ancestral et simple s’il en est, valaient pourtant bien les complexes démonstrations de nos complémentarités humaines : combien de botanistes pour sélectionner les essences favorables à la biodiversité ? Combien d’agronomes pour mesurer leurs bienfaits sur nos cultures ? De pépiniéristes pour les faire grandir ? De ministres, de cabinettards et de fonctionnaires pour donner corps à un subside à la plantation de haie chez les particuliers ? Cet après-midi, nous étions trois, Jack, Léo et moi, mais nous étions cent, mille, et nous avons déjà planté 2421 km de haie.

Triple autoportrait de Norman Rockwell – Domaine Public

Coopératives

Parce que nous sommes le 12 mars, j’ai commencé la distribution de savons faits maison promis à mes amis pour mon anniversaire et dont les bénéfices reviendront sous forme de parts à la coopérative Histoire d’un grain.

Parce que nous sommes dimanche, j’ai envoyé aux clients de la coopérative Terre d’Herbage le rappel pour les commandes d’agrumes auprès de la coopérative sicilienne Le Galline Felici.

Yuval Noah Harari — et beaucoup d’autres avant lui — raconte que l’humain a atteint ce niveau de complexité dans ses réalisations parce qu’il est un super-coopérateur. Je ne lui donne pas tort et cette manière-là de coopérer, autour de ce qui nous nourrit en est sans doute la plus belle expression.

Autoportrait d’Elisabeth Vigée le Brun – Domaine Public

Culture

Aujourd’hui enfin, j’ai écrit les mots que demain je dirai à la radio : des mots qui parlent de notes de musiques égrenées dans des salles de village, de découverte de la source d’un ruisseau, de retrouvailles et de nouvelles rencontres. Je ne sais jamais quel écho rencontreront ces mots, mais s’ils ouvrent des fenêtres, alors ils mériteront les kilomètres avalés à vélo demain.

Tisserands

Abdenour Bidar, dans son très beau livre les tisserands aux éditions Les Liens qui Libèrent écrit qu’il nous faut cultiver essentiellement trois types de liens pour réparer « le tissu déchiré du monde » : le lien à soi, intime et bousculant, le lien aux autres, riche et porteur, le lien à la nature que l’on a été si naïfs de croire déconnectée de nos corps.

Je ne sais si je parviendrai à participer à la hauteur de mes ambitions en terme de raccommodage de ce tissu déchiré, mais je crois que des journées comme celles-ci peuvent à tout le moins, m’insuffler la force des egotrips collectifs pour célébrer, chaque jour de ma trente-quatrième année, la symphonie de ceux qui tissent ensemble. Merci à vous !

La Vocation de Saint Mathieu – Juan de Pareja, esclave maure de Vélasquez, Le premier personnage à gauche, avec un papier à la main où figure la signature est un autoportrait du peintre.

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