31 mars 2020

Lumières sur la route

Photo de PAUL SMITH sur Unsplash (CC)

Juste avant

Brumeux matin d’été. Quelque part entre Hanovre et Wolfsbourg, un postillon guide sa malle-charrette avec la vigilance que lui imposent les ornières caillouteuses du chemin. Derrière lui, un coffre secoue le courrier de quelques lettrés français. En ce 29 aout 1781, le postillon achemine des dizaines de feuillets manuscrits de Paris à Postdam, Stockholm ou Saint-Pétersbourg. A-t-il la moindre idée de ce que ces missives racontent ? Probablement pas.

Voilà. On en était resté là, mes étudiants et moi, avant de nous voir grossièrement interrompus par un virus inopiné. Vous me direz, avec le recul, qu’il est préférable de respecter les règles d’un confinement sanitaire plutôt que de narguer la pandémie pour aller causer d’échanges épistolaires entre perruques poudrées du 18e siècle.

Oui.

Sans doute.

Et pourtant… pourtant sans doute était-ce là le plus sûr moyen d’amener une vingtaine d’adolescents à prendre la mesure de ce qui se joue, dans la charrette d’un postier quelque part en Europe au crépuscule du siècle des Lumières.

Les manuels scolaires appellent ça « République des Lettres », le « Despotisme Éclairé ». C’est poussiéreux, un peu rance et à moins d’avoir des prédispositions pour le papier jauni, je peux tout à fait concevoir que ça n’éveille pas un enthousiasme débordant.

Photo de Clark Young sur Unsplash (CC)

Postcard from Postdam

Aujourd’hui, en pleine pandémie il se passe pourtant un truc qui aurait sans doute ému aux larmes un gars dont le père vendait des couteaux à Langres dans les années 1720 : les élites politiques de tout un continent prêtent une oreille attentive à ce que leur disent des hommes et femmes de science.

Il faut prendre la mesure de ce qui n’était d’abord qu’une utopie : En faisant tenir d’un seul souffle les concepts d’« Épidémie » page 788 du volume V de l’Encyclopédie et celui de « fraternité » page 290 du volume VII, Diderot, d’Alembert et toute la clique criaient au monde cette conviction profonde : scientifiques et politiques doivent dialoguer. Nécessairement. Immanquablement. En permanence.

Alors on imagine le pincement au cœur du philosophe en recevant ses premières lettres de Russie, de Prusse ou de Suède signées de la main de Catherine II, Frédéric II ou Gustave III. Après ses jours de confinement en prison, Diderot dut se dire que si les souverains des extrémités du continent se donnaient la peine de le questionner, c’était déjà prodigieux. Mais, pas naïf non plus, il avait sans doute tempéré son enthousiasme : les « raisons d’État » risquaient de peser plus lourd que son obsession pour la Raison… tout court.

Photo par Valentin Rechitean sur Unsplash (CC)

Juste après

Il y a deux-cent-trente-huit ans, sur un chemin brumeux, avançait à tâtons un postillon craintif. Il ne savait pas ce qu’il transportait. Nous, nous le savons. Ces lettres, celles de Diderot, celles de Voltaire, mais aussi celles de tous les épidémiologistes, biologistes, climatologues d’hier et d’aujourd’hui, nous les avons ouvertes, nous les avons lues. C’était notre droit : nous en sommes les destinataires : en démocratie, les despotes éclairés, c’est nous ou ce n’est personne.

Aujourd’hui bien des lettres ont levé la brume et apporté la Lumière. Forcés à ralentir par une crise sanitaire, on a découvert un autre chemin dans les broussailles, un chemin que n’avaient vu ni Voltaire ni Rousseau mais un chemin qu’ils n’auraient sans doute pas désavoué. Une fois que l’on sera sorti des ornières, on pourra choisir de l’emprunter. C’est un choix, et c’est à nous de le faire.

Photo de Yogesh Pedamkar sur Unsplash (CC)
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