2. Ce qui est essentiel

Article : 2. Ce qui est essentiel
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31 octobre 2021

2. Ce qui est essentiel

Qu’est-ce qui est essentiel ? Vu du Rwanda, ces débats que la crise Covid a mis au-devant de la scène paraissent bien lointains.

Non essentiel

Prisonniers de nos foyers européens, nous nous attachions à faire entendre que culture, pédicure et accès à la nature étaient injustement classés dans la catégorie de non essentiels. Nombre d’acteurs investis dans ces différents secteurs fermés ont pointé l’absurdité d’un monde qui marche sur sa tête quand les essentiels centres commerciaux rouvraient avant les non essentielles écoles, salles de spectacles et centres de bien-être, comme si faire circuler des valeurs avait plus de sens que de cultiver et questionner nos valeurs.

Dans un pays où l’électricité n’arrive pas encore au cœur de chaque foyer, dans un pays où il en va de même pour l’eau potable, dans un pays où nombre de familles se demandent s’il vaut mieux envoyer leurs enfants à l’école où les faire travailler pour espérer se nourrir décemment, il y a une forme d’indécence à défendre l’absolue nécessité de pouvoir aller se faire curer les ongles et voir le bourgeois gentilhomme au théâtre.

Vue de Kigali – Tanguy Wera (CCO)

Incontournable

Pourtant, au cœur d’un pays poursuivi par les stigmates d’un génocide, cette question sur ce qui est essentiel se pose, elle aussi, avec acuité. La première interrogation des visiteurs venus chercher à comprendre l’horreur du génocide est : comment parvenez-vous à vivre ensemble, dans les mêmes villages, anciens bourreaux, anciens spectateurs impassibles et rescapés du génocide ?

Invariablement, avant de parler de réconciliation et de résilience, les protagonistes nous renvoient cette évidence : on n’a pas le choix. Quand dans un pays de 7 millions d’habitants, on compte un million de victimes et autant de tueurs, c’est que chacun, d’une manière ou d’une autre, a été impliqué dans les atrocités. Alors aujourd’hui, quand on a besoin d’un plombier et qu’il n’y a pas d’autre plombier qu’un apparenté des anciens génocidaires, quand on doit nourrir sa famille et que la seule boutique est tenue par une personne dont on sait qu’elle était du mauvais côté, on prend sur soi et on y va, parce qu’il faut bien, qu’il n’y a pas le choix. Cela aussi nous ramène à l’essentiel.

Sur la route de l’Est – Tanguy Wera (CCO)

Indigne

Dans l’église de Nyamata où s’étaient rassemblés 10 000 Tutsis massacrés par les milices interhamwe et leurs assistants locaux zélés, on a conservé les habits de ces victimes innombrables. Désacralisé, le lieu accueille aujourd’hui les restes de près de 40 000 Tutsis froidement abattus dans les environs et dont les corps se décomposaient dans des latrines, des marais et des fosses à ordure. Descendre dans la crypte où les cercueils, rassemblant chacun les ossements de plusieurs dizaines de personnes sont empilés sur plus de trois mètres de hauteur, c’est, glacé d’effroi, être forcé d’admettre que cela aussi : offrir à ces gens le respect et la dignité d’une sépulture, c’est essentiel.

Visite du site mémorial de l’église de Nyamata – Tanguy Wera (CCO)

On compte dans le pays plus de 200 sites mémoriaux. Oui, l’accès aux soins de santé, l’éclairage public et les infrastructures routières (souvent excellentes au Rwanda comparé au reste de l’Afrique) sont des besoins essentiels, mais offrir la dignité du recueillement et le nécessaire travail de mémoire le semble tout autant pour réapprendre à vivre ensemble.

Invisible

Dans un pays où l’on estime que 20,5 % de la population a des besoins en termes de santé mentale, où 35 % de rescapés de génocide ont dû traverser une forme de dépression, où 28 % d’entre eux font face à un syndrome de stress post-traumatique, on ne peut pas prétendre que seul l’accès à l’électricité, à l’eau et à l’alimentation de base relève des besoins essentiels et que l’accompagnement psychologique est un problème de riches.

Nyamata – Tanguy Wera (CCO)

Essentiel

Alors si l’on tente une réponse maladroite à cette question insoluble : qu’est-ce qui est essentiel ? Sans doute peut-on affirmer que pour construire une société solide, la dignité, les besoins invisibles de chacun le sont tout autant que les besoins primaires : se nourrir, se loger et se garantir une santé physique et mentale.

Mais bien sûr, comme souvent quand on cherche des réponses, c’est sur le terreau de ces réponses que grandissent bien d’autres questions… essentielles.

Femme debout, oeuvre de Bruce Clarke dans le jardin de la mémoire, Ibuka – Tanguy Wera (CCO)
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