3. Ce qui a dépassé la bouche
« Vous allez me jeter des pierres parce que ce que je vais vous dire va vous déplaire, mais je crois que la liberté d’expression n’est pas la meilleure chose au monde. Ici, un dicton dit : ce qui a dépassé la bouche, c’est très difficile de le ramener . » Ces mots, sont ceux de Jean, notre interlocuteur du premier jour à Kigali. Il poursuit : « Nous sommes dans une société de tradition orale, les valeurs qui se transmettent par la parole ont force de loi. »
Et Jean-Baptiste Bizimana, notre interlocuteur d’hier matin à Butare de surenchérir : « cette parole, à plus forte raison lorsqu’elle est partagée par des haut-parleurs ou une radio, est acceptée comme une vérité absolue, c’est ce qui a permis à l’idéologie génocidaire de se répandre avec tellement d’efficacité à toutes les régions du pays. »
Ce n’est pas l’amoureux du verbe que je suis qu’il faut convaincre de la force de la parole. Depuis plus de vingt ans, je prends plaisir à jongler avec les mots et à en déconstruire la subtile mécanique. M’éveillant avec Bourdieu à ce que parler veut dire tout en prenant la mesure avec Austin des nombreuses situations où quand dire c’est faire, j’ai été vite convaincu de la dimension performative du langage. Mais incontestablement, l’entendre de la bouche d’un professeur d’université, aussi brillant soit-il ou de celle du rescapé d’un génocide, dont la famille a été exterminée du fait d’une funeste propagande, a une puissance incomparable.
Ici, on sait de quoi la parole est capable
Alors on pèse ses mots. Au Rwanda, bien souvent, il faut tendre l’oreille pour entendre ce qu’un interlocuteur a à vous dire. Et si la langue nationale, le kinyarwanda, mobilise une quantité impressionnante de syllabes pour asséner des paroles simples, elle est aussi entachée de formules à jamais noircies. Ici, les bourreaux usaient d’euphémismes, partant massacrer dans les villages, ils s’attelaient à raccourcir leurs victimes. Une journée de tueries était une journée de travail. La déshumanisation se cachait dans les métaphores : les mots de la haine avaient fait des Tutsis des cafards, des serpents. Lors des procès, la première personne du singulier, le je fier et digne, s’abritait derrière un pudique on, et un diffus « les gens » pensaient, disaient qu’il fallait… »
Ici, on sait de quoi la parole est capable
Pour œuvrer à la paix, l’association Modeste et Innocent crée des espaces où les anciens bourreaux et les rescapés peuvent, côte à côte, s’exprimer. La marche a été longue, tant étaient immenses et profondément enracinés les peurs, les rengaines et les stéréotypes. L’histoire avait fait naître une montagne de tabous et tous savaient, au fond, que ce silence ne valait guère mieux que la parole.
Confronter les paroles prend du temps. Même si du choc des idées jaillit la lumière, nous dit Jean-Baptiste Bizimana, le directeur de l’association, on sait aussi que la culture démocratique, une parole constructive, bienveillante sont des choses qui s’apprennent, se cultivent.
Ainsi, peu à peu, l’association a amené chacun à exhiber ses stéréotypes sur l’Autre, d’abord au sein de leur communauté puis en proposant de les adresser à la partie adverse. Et peu à peu ces espaces de parole servent de lieu de rencontre où l’on déconstruit, patiemment, les clichés qui divisaient. Peu à peu, on prend la mesure de ce qu’il y a à gagner à construire ensemble.
Voici les témoignages entendus lors de notre rencontre avec le groupe de réconciliation de la cellule de Rusagara.
Ici, on sait de quoi la parole est capable
La parole, secoue, 27 ans après, la génération de ceux qui n’ont pas connu le génocide, mais en gardent les stigmates.
Le verbe haut, une jeune fille de 17 ans nous regarde, fière et debout, nous lance : vous êtes loin d’être les premiers Belges qui viennent à notre rencontre nous poser ces mêmes questions : comment nous enseigne-t-on le génocide ? Comment nous sentons-nous impliqués ? Moi, j’ai envie de vous demander : pourquoi devons-nous répéter ces mêmes réponses ? Pourquoi le message ne passe-t-il pas ? Combien de temps encore va-t-il falloir que nous, la jeunesse rwandaise, nous expliquions à des blancs ce que nous ressentons, ce qui nous est enseigné, ce qui devrait être une évidence connue et partagée par tous : oui, l’incitation à la haine, la division et toutes les formes de discrimination entraine la violence et on ne récolte jamais de résultats positifs en s’engageant sur cette voie-là. À l’inverse, aujourd’hui le Rwanda est un pays de paix, d’union et nous mesurons à quel point c’est précieux.
Face à des paroles si fortes, nous autres professeurs interloqués, nous peinons à trouver les mots justes. Peut-être que nous aussi, peu à peu, ici on commence à savoir de quoi la parole est capable.
Retrouvez le premier et le second épisode de ce carnet de voyage au Rwanda.
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