Ma langue de bois

Article : Ma langue de bois
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5 mai 2023

Ma langue de bois

Écrire ici, c’est assumer une parole qui m’échappe toujours un peu. La preuve : il y a quelque temps, un billet posté ici même s’est retrouvé partagé, non seulement un peu partout dans le royaume, mais jusqu’au Liban et dans différents coins d’Afrique.

Du coup, autant par respect pour ceux de mes lecteurs qui me lisent en dehors des 108 km² de la commune de Stoumont, que par réserve vis-à-vis d’une plateforme qui n’a pas vocation à devenir un support de propagande, je me garde bien souvent d’évoquer ici les sujets qui n’intéressent que mes concitoyens.

Mais quelquefois, il se passe dans ce petit coin de Belgique des évènements qui méritent, je le crois, de dépasser les frontières communales. Je crois qu’hier, un de ces évènements s’est produit. Et puis pour l’avouer franchement, je suis plutôt fier. Alors, laissez-moi vous raconter.

Tanguy Wera CCO

On va détruire la forêt !

Cela faisait déjà quelques semaines que c’était dans les tuyaux : les autorités communales s’apprêtent à faire couper des bois. Beaucoup de bois !

Pour une commune dont le patrimoine forestier représente, historiquement, une des sources de recettes, cela n’a, au fond, rien de très surprenant. Sur les 1388 hectares de forêt communale, une large part est dédiée à l’exploitation sylvicole. C’est un cycle assez banal : on plante des essences propres à donner du bois exploitable, dans la construction ou comme source d’énergie et quand les agents du département Nature et Forêt jugent qu’elles sont arrivées à maturité, on les exploite, avant de replanter et de repartir pour un tour. Au fond, la forêt, vue sous cet angle, suit les mêmes cycles que l’agriculture… en un peu plus lent mais que voulez-vous ? Un chêne ne pousse pas à la même vitesse qu’une betterave ou qu’un tournesol.

On va couper du bois et cela n’a, avouons-le, rien d’exceptionnel ni de scandaleux. La raison est simple : le bois en question, planté entre 1932 et 1965 arrive en âge de partir à la scierie. À la scierie parce qu’il s’agit essentiellement d’épicéas, et c’est là que l’histoire devient, en même temps qu’elle reste terriblement banale, extrêmement intéressante.

Tanguy Wera – CCO

Épicéas

Les épicéas, en Ardenne, c’est comme les poules ou les vaches dans une ferme : on s’attend à les voir dès que l’on tourne la tête. Pas étonnant : ils représentent 64 % du territoire boisé. Ça, c’est la réalité que l’on connait aujourd’hui et qui nous trompe habilement. En réalité, ces arbres-là n’ont pas 2 siècles de présence sur nos terres ! Pas d’épicéas dans les forêts d’Ambiorix. Pas plus d’épicéas pour Charlemagne et pas un seul non plus pour reconstruire la cathédrale détruite par les Liégeois en 1794. Remontez avant la naissance de Victor Hugo et vous ne verrez pas plus d’épicéas en Ardenne que d’Apple Store ou de trottinettes électriques.

Les épicéas, on a été les chercher en Scandinavie, dans les Alpes et même plus probablement en Roumanie parce qu’ils poussaient vite, s’adaptaient bien aux sols pauvres et aux climats froids des régions réputées incultes. Bon, avouons-le d’emblée, la monoculture de ces conifères, d’un point de vue biodiversité, ce n’est pas la panacée. Ne condamnons pas nos aïeux pour ce choix-là, ils n’avaient pas vraiment d’Union internationale pour la Conservation de la Nature pour leur rappeler l’intérêt de sauvegarder un peu de variété, mais aujourd’hui, sachant ce qu’on sait, on serait bien bêtes de continuer à étendre l’implantation du conifère.

Steven Kamenar – Unsplash – CCO

Et puis il y a autre chose, c’est que s’ils étaient les bienvenus dans les climats que l’on a connu entre 1800 et 2000, les épicéas ont bien moins fière allure dans une Belgique à + 1,5 ° ou +2 °. Sècheresses et canicules ? Ils ne supportent pas. Tempêtes et vents violents ? Ils tombent comme des mikados géants. Hivers doux ? Ils subissent les attaques des scolytes et autres insectes xylophages prêts à s’installer sous leur écorce, les condamnant à une mort d’autant plus certaine que les étés secs leur enlèvent la force de se défendre. Vous voyez le tableau.

On efface l’ardoise ?

Alors on a beau (rarement) lui trouver du charme, à ce tableau-là, il semble à peu près indéniable qu’on va devoir faire une croix dessus. Si c’était pour le pire, on pourrait pleurer comme sur la disparition du tigre de Java ou du grizzli mexicain, mais j’ai le sentiment que c’est pour le meilleur.

Geran de Clerk – CCO

Parce qu’on sait avec certitude que, la nature ayant horreur du vide, elle se débrouille toujours pour recoloniser les zones mises à blanc par l’exploitation des épicéas. C’est là que l’histoire devient belle. Les agents du Life Vallées Ardennaises, un projet porté par la Wallonie et la Commission Européenne sont venus trouver la commune en proposant de mettre en réserve forestière 27 hectares parmi ces espaces déboisés et 5 hectares encore en « ilots de conservation ». Concrètement ? La commune s’engage, après exploitation des résineux, à cesser toute intervention sylvicole sur les sites.

La nature comme architecte

Plus de plantation à grande échelle, plus de drainage, d’évacuation du bois mort, d’éclaircies… On laisse la nature gérer l’espace comme elle l’entend.

Ça fout un sacré coup à l’égo de sapiens sapiens, longtemps convaincu que pour que le monde tourne rond, il était indispensable que sa main intervienne. Cultiver l’inutile, ça dérouille les habitudes prises d’organiser des forêts qui répondent à nos exigences économiques, touristiques, esthétiques. Alors rien que pour apprendre l’humilité, ça vaut sans doute le coup de choisir de ne plus intervenir.

Boule de cristal

D’abord reviendront les bouleaux. C’est toujours eux qui arrivent en premier, aussi surement que surgissent les adventices dans un potager fraichement retourné. Puis peu à peu, les rives ardennaises escarpées, humides et froides exposées au Nord verront revenir des érables, des tilleuls, des frênes, des ormes des montagnes, aujourd’hui si rares. Dans les sous-bois, des noisetiers et des charmes se feront une place. Au sol, les fougères et les mousses viendront recouvrir les affleurements rocheux. Ailleurs, c’est une hêtraie-chênaie acidophile qui s’installera. Souhaitons-leur d’être à même de faire face aux perturbations climatiques qu’on leur envoie à coup de gaz à effet de serre. Personne n’y échappe de toute façon, mais surtout accordons-nous sur le fait que quoi qu’il arrive, on n’est pas forcément les plus malins ni les mieux inspirés quand il s’agit de gérer un écosystème naturel.

CC BY-NC-ND Bruno Monginoux www.photo-paysage.com www.landscape-photo.net

Convention

Hier soir, on a décidé de conserver, restaurer, arrêter de gérer 32 hectares de forêts. Ce n’était pas gagné, les vieux réflexes d’exploitation et d’appât du gain se sont une dernière fois fait entendre puis ont été conduits vers la sortie par une majorité démocratique. On a validé une convention qui nous liait pour 30 ans, sans doute pour bien plus.

Ça n’arrive pas tous les jours et je vous l’avoue en toute honnêteté : je suis fier de faire partie de l’équipe qui a pris ce chemin-là.

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