Tanguy Wera

Ne me dis pas que t’es retourné en Afrique!

Non mais, sérieusement, qu’est-ce que tu fabriques encore à Madagascar ?

T’aides les gens ? Non. Ben alors. T’es européen et tu prétends devoir aller jusqu’à Madagascar pour suivre une « formation »… tous frais payés ? la bonne blague ? Profiter d’un séjour pareil, c’est pas un peu contradictoire avec genre… toutes tes valeurs ?

Elle est où la cohérence ?

Après le Sénégal, le Congo, le Rwanda, l’Ouganda, Zanzibar… T’avais pas ton compte en termes de voyages ? Non, mais, objectivement, tu te sens pas un peu mal à l’aise à partir comme ça, aux frais d’RFI et de la Francophonie parader sous le soleil ? Tu fais partie des franges de la population mondiale les plus aisées et les plus éduquées, des gens avec l’accès le plus facile à l’information. Honnêtement, t’avais besoin, d’une formation pareille ? T’aurais pas pu laisser la place à quelqu’un d’autre ?

Alors qu’est-ce que je fous là ?

Deux trucs en fait.

Oui, je suis une formation sur le blogging, mot assez barbare pour ce journalisme qui n’en est pas un, cet épanchement personnel qui vise à être quand même autre chose qu’une forme de narcisime moderne. Quoi d’autre? Il y a des chances que je vous le dise à la fin de la semaine, quand j’aurais compris. Là, concrètement, je suis à peu près aussi dépaysé à Madagascar qu’à Blogland. Or au vu du nombre de conneries qui circulent sur internet, essayer d’être un citoyen du net intelligent, informé, c’est pas pire. Puis le faire à l’aide de journalistes pros qui ont planché là-dessus pendant des années, pouvoir interagir avec eux en temps réel, c’est mieux, non ? Enfin je crois.

la matinée du mercredi, ou comment se rendre compte qu'on ne connait rien des réseaux sociaux
la matinée du mercredi, ou comment se rendre compte qu’on ne connait rien des réseaux sociaux

Mais ce qui est en train de se passer va au-delà d’une formation intéressante, même si c’est le cas.

An history of internet

Au fond, on est en train de faire ce qu’Internet est censé faire depuis… pfiou, un bon moment. Souvenez-vous, vous aviez 7 ans et un mec vous a dit « ma fille, grâce à Internet, tu vas pouvoir entrer un contact avec la planète entière ! » pas naïve, vous lui aviez répondu « oui sauf que je ne maitrise ni le mandarin, ni le quechua, ni le wolof » et là, le gars qui avait anticipé la réaction – le fourbe – vous avait sorti « mais mon enfant, la francophonie : de Port-au-Prince à Bamako, du Québec la Réunion… ».

Bon, on est là,  20 ans plus tard et, avouez, quand Aboubacar Traoré, malien, vous ajoute sur facebook, vous êtes quand même plutôt réticents. Qui d’entre nous, quand il entend parler d’un ouragan en Haïti, se rend sur le blog de Peterson Antenor ? Qui, quand il entend un premier ministre français aller donner des leçons aux africains, tente de lire la réponse de ces mêmes africains, David K Pelly par exemple, à ce premier ministre ? Et même quand votre pote va se dorer la pilule à Madagascar, qui a le réflexe d’aller voir sur ce qui s’y passe ? Pourtant, on se le répète à longueur de journées que les médias traditionnels nous donnent une information partielle, partiale, vendue au grand capital, tout ça, tout ça.

faire plus que cliquer sur le lien

Alors c’est tout con mais créer des liens, entre moi et cette blogueuse-slameuse congolaise qui vit au Sénégal, entre moi et cette charmante ivoirienne au caractère fort, entre moi et ce togolais hyper populaire ou ce geek plutôt sympa qui vit au Cameroun, ça me semble être un beau moyen de relancer un lien à côté duquel on était peut-être passé, tout occupés que nous étions à cliquer sur des liens qui nous menaient de Google à Wikipedia, de Youtube au Gorafi en laissant un truc central de côté : le lien humain.

Les blogueurs de la formation 2016 à Tananarive
Les blogueurs de la formation 2016 à Antananarivo, oui oui, je suis sur la photo.


Face A : Debout citoyen, viens faire le guignol !

Enfilez vos bonnets, banade de Schtroumpf

Je n’aurais jamais cru, à plusieurs semaines d’Halloween, à plusieurs mois du carnaval, voir sur ma ville natale un tel déferlement de citadins déguisés en guignols ! L’appel lancé par la province de Liège avait été clair : nous avons fait confectionner 10 000 bonnets phrygiens multicolores dans nos ateliers, il ne nous manque plus que 10 000 moutons pour venir les enfiler et bêler tous en cœur.

putain de foule anonyme

Docile, le peuple liégeois s’est exécuté. Bravant – quel courage ! – la menace terroriste, il s’est rassemblé sur la grand-place de la ville pour répondre à l’appel du berger. « Debout citoyens ! » et puis fermez vos gueules et marchez au pas.

Une com’ en béton!

Il faut dire que point de vue communication, la province avait  fait fort. Simple. Complet. Efficace. On prend tous les symboles fédérateurs et on en fait notre charte graphique : un bonnet phrygiens, un Ginkbo Biloba, une fleur, une gamine aux jolies cuisses nues qui tient un crayon dans son poing levé, un phénix puis un chevalier parce que c’est cool, les chevaliers, les enfants aiment bien.

Et le message ? C’est quoi le message ? Qu’on est prêts à se battre en cotte de mailles à coup de crayon contre l’esclavage de l’arme atomique quitte à mourir et à renaître de nos cendres grâce au pouvoir des fleurs !

Réunion au sommet

Bon, c’est vrai que c’est pas très lisible. On va plutôt dire que ce qui nous fédère, ce qui nous mobilise, c’est la citoyenneté, l’humanité ! Ouais ! C’est bien ça, c’est flou, tout le monde y met ce qu’il veut et ça rassemblera du monde !

Bon, maintenant, les gestes. Qu’est-ce qu’on va faire faire aux gens pour qu’ils se sentent participer à notre événement ? Attention, il faut du geste fort, de l’engagement pur alors réfléchissons… Oui, j’ai trouvé, on va faire une balade à vélo, un trivial pursuit géant et puis on les parquera devant un concert gratuit ! Ça c’est du geste mobilisateur. En fin de compte, les gens pourront rentrer chez eux et se dire qu’ils ont accompli leur devoir de citoyen au-delà de toute espérance, qu’ils se sont engagés ! Ouais !beauveloravel-On a les images, on a les gestes, il ne reste plus que les mots. Moins important les mots. Il faut les lire, c’est fatigant de lire. Bon, on va se contenter de deux lignes en dernière page de notre magazine trimestriel mais attention, il faut surtout que tous les buzzwords se retrouvent : « environnement », « migration », « politique »… Oui et il faut surtout un vocabulaire positif, pas de « crise », de « catastrophe », de « problèmes », on veut du rêve ! Puis il faut que ce soit mobilisant. J’ai une idée, on n’a qu’à demander aux gens de signer. C’est cool de signer une pétition, ça prend 45 secondes et ça donne l’impression aux gens d’avoir agi. Nickel Marcel, on envoie ça à l’imprimeur, et n’oublie pas de rester très vague, on ne doit s’engager à rien. T’imagines, on devrait répondre de nos actes ! Reçu 5/5 :

« Face aux divers défis environnementaux, économiques, migratoires et politiques que notre planète en transition doit relever, tous ensemble replaçons l’Humain au centre de nos préoccupation. »

-Faudrait aussi une brochette de personnalités insipides qui ont « déjà signé », ça mobilisera aussi les gens.

-Sans souci, j’irai trouver un humoriste, un designer et un chef d’entreprise, comme ça tout le monde sera content : on a le côté sympa, le côté culture et le côté business !

-Mais dis-moi, Paulo, mais ça fait pas trop « Centre démocrate Humaniste » ça, « replacer l’Humain au centre de nos préoccupations » ?

-Chuuuut, c’était un message caché. Il faut pas le dire !

-Mais que va dire la droite ?

-T’en fais pas, on pondra un article sur les retombées économiques de l’événement et les bénéfices escomptés dans le domaine de l’Horeca et on arrivera à fédérer même les libéraux.

 

Hum.

 

Alors évidemment, la lutte pour les valeurs qui nous mobilisent doit se parer de symboles pour être visible dans une société de l’image. Mais quand le symbole devient en lui-même l’alpha et l’oméga de toute lutte, il faut oser l’appeler par son nom : une coquille vide.

Evidemment, l’homme de la rue doit pouvoir, par des gestes, même symboliques, participer à l’action collective mais quand ces gestes tiennent, au mieux, du divertissement badin et au pire, de la manipulation abrutissante, peut-on encore dire que le geste est porteur de quoi que ce soit ? Une marionnette aurait plus de libre arbitre.

Un message complet, holistique, rassembleur, tout le monde en rêve évidemment mais quand il s’ouvre tellement qu’il vire au consensus mou qui n’engage à rien ni ne signifie rien, quelle différence avec les formes les plus décomplexées de propagande ?

Cette coquille vide, ces pitreries de polichinelle, cette propagande éhontée mettent en lumière un sérieux dysfonctionnement dans les mécanismes de militance. Si l’engagement, aujourd’hui, consiste à venir bêler en troupeau « humanité » à l’appel d’un gouvernement qui, par l’occasion, en profite pour ne pas rendre compte de ses actes,  alors je ne donne pas cher de la peau de notre démocratie.


À mesure que la guerre s’éloigne…

Les Rwandais de ma génération ont connu la guerre sur leur territoire il y a 22 ans. À l’âge où j’apprenais à lire, ils apprenaient à distinguer le sifflement d’une balle, d’un obus ou d’une machette. Durant bien des années encore, la guerre a continué dans les pays voisins, ne s’éloignant jamais trop, ne se faisant jamais complètement oublier. Aujourd’hui, je viens d’émigrer sur un sous-continent qui n’a plus connu la guerre depuis presque 62 ans. Là où je vis aujourd’hui, quand je croise une jeep militaire, il y a 90% de chance pour que ce soit un allumé dont le QI ne dépasse pas 40-45 et qui se prend pour un GI en parcourant les sentiers des Ardennes avec 22 000 jours de retard.

Je vidais la maison dont je venais de devenir propriétaire quand j’ai dégagé du fatras de breloques, entre un poêle à charbon, une machine à coudre mécanique et des Jésus assez nombreux pour repeupler la moitié de la Palestine, quelques cylindres de cuivre de la taille d’un avant-bras. C’est mon père qui, le premier, m’a lancé : ça, ce sont des obus ! Ça peut avoir une certaine valeur, ne les jette pas !

Dans un premier temps, je me suis dit qu’il avait eu raison de me prévenir : sans ça, les cylindres auraient terminé chez un ferrailleur ravi d’emporter, pour le prix du cuivre, des antiquités à bon prix. Dans un deuxième temps, je me suis dit que si j’arrivais à les revendre, ce serait sûrement à un des allumés qui s’amusent à rejouer la bataille des Ardennes entre deux bières et un brassard nazi. Ça ne m’emballait qu’à moitié. Dans un troisième temps, je me suis dit que j’étais quand même un bel innocent. Un bel innocent chanceux. Chanceux parce qu’incapable de reconnaître un obus quand il en voit un. En 2016, un gamin de sept ans en Ukraine, en Irak, en Libye ou au Yémen sait distinguer les yeux fermés les 12 types d’obus manufacturés par les Suédois,  les Américains, les Russes, les Français et les Belges pendant que moi, innocent, je confonds ces tubes creux avec des éléments de plomberie. C’est con, mais pour le coup, je me suis dit qu’au fond, elle ne l’avait pas, volé, l’Union Européenne, son Nobel de la paix.

Après ça, je me suis dit que c’était quand même d’un goût douteux d’orner sa cuisine de machines à tuer et à détruire les maisons des gens. Cela dit, c’est vrai que bien astiqué, ça brille comme de l’or. Puis à mesure que la guerre s’éloigne… on oublie sans doute. Et dans le fond, pour la petite vieille qui avait gardé ces reliques, ces objets avaient été des objets du quotidien quand, gamine, pendant des mois d’hiver 44, elle apprenait à lire tout en apprenant à reconnaître l’odeur des obus, des grenades et du sang. Finalement, sa vie n’avait sans doute pas été si différente de celle des gamins d’Alep et de Kigali. Par chance pour elle, son quotidien s’est par la suite apaisé. La guerre s’était lentement éloignée, dans le temps comme dans l’espace. De tout cela il n’était resté que des carcasses d’obus brillants que les paysans du coin avaient pris garde de rendre inoffensifs. Comme on ne jetait rien à l’époque, bah ça faisait un rangement à couverts sur la cheminée de la cuisine.

En continuant de vider le capharnaüm dont nous venions de faire l’acquisition, nous avons mis la main sur de grosses caisses en bois. Elles avaient l’air d’avoir vécu et elles allaient avoir guerre caisse explosifsbesoin d’un sérieux coup de brosse et de verni, mais elles étaient solides : ça pourrait donner du charme et un côté rustique à notre future maison. Gardons !  On y mettra les jouets des enfants, ce sera pratique et c’est toujours ça qu’on évitera de dépenser chez Ikéa. D’ici quelques années, quand ils apprendront à lire, naïfs, mes gamins déchiffreront les lettres peintes sur leurs caisses à jouet : « 1600 cartridges », « Carbine M1 », « 155 M. M. Gun », « Mortars 81 mm »… je devrai sans doute leur expliquer alors, avec des mots pour enfant ce que cela veut dire parce que, très probablement, ils n’auront jamais senti ni entendu ni même vu la couleur d’un obus, d’un fusil d’assaut ou d’une grenade. Ils trouveront peut-être ça d’un gout douteux d’avoir pris, comme caisse à Lego, une ancienne caisse à munition, mais qu’importe, mes enfants seront de beaux innocents, ils auront appris à lire sans apprendre la guerre.

Quand je lis que la Suède arrête de vendre des armes à l’Arabie Saoudite, je me dis qu’il y a une infime chance que quelque part, en Syrie, en Irak ou au Yémen, un enfant apprenne, lui aussi, à lire sans se familiariser avec le bruit des balles et des obus. En même temps, sachant que la Belgique, la France et tant d’autres continuent à déverser leurs munitions dans la région, je me dis qu’il y a plus de chances pour que des obus ravagent leur cuisine plutôt qu’ils n’ornent, briqués, la cheminée de quelques syriens économes.

Je viens d’émigrer sur un sous-continent qui n’a plus connu la guerre depuis 62 ans, un sous-continent sur lequel on s’obstine encore à ne pas comprendre qu’un père rwandais, syrien, yéménite ou irakien préfère s’éloigner de la guerre et faire d’une vieille caisse de munition, un coffre à jouets pour ses enfants plutôt que de leur apprendre à lire dans le fracas des obus et l’odeur des grenades. Mais jouer au GI dans les Ardennes, ça, par contre, on sait faire.guerre caisse de fusils


L’aventurier devenu cul-terreux

campagne Belgique

Ça pourrait ressembler à la fin d’un roman d’aventure. Enfin non, à un épilogue. À ces quelques pages rajoutées à la fin qui sentent plus la poudre à lessiver que la poudre tout court. Bob  Morane a trois moutards, il les conduit au stage de basket puis file au bureau faire ses heures. Après le repas et la lessive, il s’affale devant la télé. Le dimanche, il tond sa pelouse puis il va promener son chien avec un pull autour du cou. Alors non, on ne peut pas dire que ce soit le genre de vie auquel on a quelque chose à reprocher. Franchement, c’est même une vision du bonheur assez correcte. Oui, c’est vraiment ça : politiquement, socialement, économiquement… correcte. Originale ? Excitante ? Enthousiasmante ? Non, pas franchement mais bon… rassurante. Enfin, il faut avouer que c’est pas avec un réel « rassurant » qu’on fait les meilleures pages d’un roman or justement, mon roman, à vingt-six ans, il était censé en être à ses premiers chapitres.

La gueule devant le notaire qui me lisait, avec autant d’intonation que l’exercice le permettait, les actes d’achat de ma future maison, j’en étais à me faire ces réflexions : j’avais traversé le Québec en solitaire, été kidnappé à Kinshasa, transbahuté dans un wagon digne de l’époque stalinienne entre Budapest et Sofia, j’avais descendu le Nil en rafting en Ouganda, campé au milieu des singes dans la forêt tropicale au Rwanda et j’étais sur le point de devenir « propriétaire » dans un bled dont aucun cartographe ne saurait épeler correctement le nom, un bled au fin fond des Ardennes belges. Ça sent la saga qui s’épuise, non ?

Bon, concrètement,  pour éviter le fiasco éditorial et désaffection massive des lecteurs, je ne vois grosso modo que trois solutions : première, la vie par procuration. Je me cale bien confortablement devant mon écran d’ordi et je vous donne mon avis sur la marche du monde. Pour les vingt prochaines années, sous prétexte qu’un jour, j’ai voyagé, j’ai vécu et que j’ai rencontré des gens à gauche à droite, je me permets d’étaler sur les réseaux sociaux et sur mondoblog mes indignations et mes colères, de plus en plus détachées de mon quotidien, de mon vécu et de plus en plus dépendantes des canaux d’information que vous pouvez, tout aussi bien que moi, consulter critiquer, recouper. Résultat des courses, ce que je raconte n’a, finalement, plus aucun intérêt outre rajouter du verbiage par-dessus le brouhaha perpétuel de la toile.

Deuxième solution, je me transformer illico en détective/sociologue du monde rural. J’utilise Mondoblog pour livrer au monde les plus noirs secrets de l’agriculteur du cru. Obligé de forcer le trait pour me rendre intéressant, je monte des scandales sur fond de pesticides, d’engrais, de consanguinité et de maltraitance animale. La série « La Trêve » a pas mal fonctionné à la télé en choisissant un cadre de tournage relativement similaire à celui dans lequel je m’apprête à plonger alors avec un peu de chance, en surfant sur la vague, je peux garder des lecteurs deux ou trois saisons, le temps que le public se lasse de cet exotisme de proximité et retourne à la conviction que le seul endroit où il se passe des choses qui vaillent la peine d’être racontées, c’est dans les villes tentaculaires.

Troisième possibilité je pars sur le pari qu’à vingt-six ans, entre les tracteurs, les forêts et les hollandais à vélo, il y a des choses à vivre en 2016 dans une commune rurale en Belgique. Il y a des histoires à raconter au-delà des contes folkloriques des tordus d’hier et des ragots télévisés des demeurés d’aujourd’hui. Il y a des gens à rencontrer au-delà et du paysan grincheux et du touriste en mal d’air pur. Certes, ce n’est peut-être pas la voie sur laquelle l’aventure nous attend au détour d’un chemin mais c’est sans doute le meilleur endroit pour en écrire une nouvelle. C’est sans doute le meilleur endroit pour commencer à construire, pierre par pierre, un monde à la fois neuf et nourri de bribes de savoirs traditionnels qu’il ne faudrait pas se perdre car c’est d’eux, et d’une bonne dose d’innovation, qu’on pourra faire renaitre la société capable se fondre rapidement et intelligemment dans une nature encore présente.

Je suis confiant, en regardant ce paysage familier avec le regard du voyageur, j’y ferai naitre des mots qui disent, plus encore qu’avant, ma révolte, ma passion et mon engagement. Bob Morane en cul-terreux, ça sonne pas si mal au final.

A suivre.


Le démigrant. Billet d’un retour au pays natal

Il y a presque un an, je prenais, à contresens, la route de la migration (et vous pouvez me relire ici). En sens inverse parce que lorsque vous parlez des migrants, l’image qui vous vient en tête est celle de ces hommes, ces femmes et ces enfants qui accostent ou tentent d’accoster sur les berges de l’UE plutôt que celle de ceux qui délaissent le vieux continent pour s’envoler vers des cieux moins gris.

Aujourd’hui, ça y est, j’emboîte le pas à ceux qui fuient la misère et la guerre en direction de la forteresse Europe. Enfin, je leur emboîte le pas : hormis la direction de notre voyage, le rapprochement s’arrête là. Dans quelques heures, je me présenterai au guichet d’embarquement d’un aéroport international. Riche d’un billet offert par mon employeur, je survolerai en quelques heures à peine, le parcours long, coûteux et semé d’embûches qui attend nombre de candidats à l’émigration. Je passerai un portique de sécurité et sortirai, libre d’aller où bon me semble, dans un pays qui m’accueille à bras ouverts pour l’unique et absurde raison que j’y suis né. Je ne passerai aucun test visant à prouver que je le connais bien ce pays, que je l’aime, que j’aspire à m’y intégrer, à en adopter les coutumes, non, j’y suis né et ça suffit.

À la différence, encore une fois, des candidats à l’asile politique ou économique, aucun Théo Francken rwandais n’a fouillé mes emails pour justifier mon renvoi vers mon pays d’origine, aucun Didier Reynders n’a décrété que mon pays de naissance était suffisamment sûr et que je devais le regagner illico. J’ai choisi d’y retourner et c’est tout.

Alors puisque je suis entièrement libre de mes mouvements, qu’est-ce qui peut bien pousser le migrant que je suis à rentrer au bercail ? Après avoir passé une année formidable dans un pays qui n’a cessé de me séduire, quels motifs pour une rupture ?

S’il n’y avait que la culture, je lui dirais, au Rwanda, qu’il m’a séduit et que je serais prêt à

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passer plus de temps avec lui. Bien sûr, ils m’ont manqué, les concerts, les spectacles, les séances de ciné, les débats, les opéras, les carnavals et les festivals. Elles m’ont manquées les bières spéciales, mais à coup de pagne, d’imigongos, d’agasekes, d’intores, d’inyambos, d’umuganda, de virungas, d’ubugalis, de sombe, d’akabenzi et de cabarets, ce petit pays grand comme la Flandre a su me montrer qu’en matière de culture, il avait de quoi faire les yeux doux au visiteur assoiffé de découvertes le temps d’un bal bien plus long qu’une dizaine de mois.

S’il n’y avait que le climat, j’y resterais deux siècles, au Rwanda. S’il n’y avait que les rencontres, j’y resterais certes plus longtemps que 10 malheureux mois, car le Rwanda est pudique : il ne se dévoile que  trop lentement, à l’allure laborieuse d’une langue qu’on peine à apprendre et d’un esprit sauvage qu’on n’apprivoise jamais tout à fait.

lac Muhazi

S’il n’y avait que le patrimoine qui me rappelait en Belgique, le Rwanda n’aurait pas eu de mal à me convaincre de rester. En me faisant entrapercevoir son parc national de l’Akagera, sa forêt de Nyungwe, son parc des volcans, ses cinq-cents lacs et ses mille collines, ses plantations de thé, de café, de sorgho, il aurait eu de quoi me retenir aussi longtemps qu’Ulysse sur l’île de Circé.

Alors quoi ?

Car c’est fait, dans quelques heures, je rentre. Je rentre, heureux comme un Ulysse qui, dédaignant les charmes de sa magicienne, voudrait écrire, lui aussi, son cahier d’un retour au pays natal.

Et puis est retourné, plein d’usage et raison,

Vivre entre ses parents le reste de son âge !

Je rentre, car il y a des pages qu’on n’écrit peut-être nulle part aussi bien que dans le jardin qui nous a vu grandir.

Plus mon Loire gaulois, que le Tibre latin

Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,

Je rentre, car il me reste à écrire les pages d’un amour qui, sans dédaigner les méandres du Nil blanc, ne coule peut-être nulle part aussi bien que dans le lit des ruisseaux de nos enfances, la Sienne, et celles qui seront les nôtres. Ces pages-là, toutes celles qui nous restent à écrire, seront colorée à l’encre d’une complicité sans égale, née d’un détour africain.

Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux,

Que des palais Romains le front audacieux,

Je rentre, car il me reste à écrire les pages d’amitiés qui ont mûri telles de  vieux chênes durant un quart de siècle. Sur elles, la chaleur d’une année d’expatriation aura apporté la moiteur inattendue d’un hiver trop doux. De ces saisons qu’on souhaite tout en aspirant pourtant à goûter à nouveau aux rudes saisons que l’on connait depuis toujours, car l’on sait, intérieurement, que ce sont ces saisons communes, dans leur cours habituel, qui tirent de notre bois les meilleures pages.

Je rentre, car il me reste à écrire les pages d’un engagement qui, comme un amour qui tient à sa source et une amitié à ses racines, ne peut sans doute tirer sa force que de pieds bien ancrés sur un sol familier. Ces dix mois au Rwanda m’auront appris que, pour moi, le meilleur endroit pour commencer à changer le monde, c’est probablement cette maison que nous allons construire, cette commune que nous aurons en commun avec tant de gens qui nous ressemblent. Nous labourerons ce pays dont nous redeviendrons les paysans et ce continent sera alors trop petit pour contenir notre soif de changement, notre volonté d’écrire un monde nouveau.

Je rentre, mais chaque page que j’écrirai dès demain sera la poursuite d’une odyssée africaine qui ne s’achèvera pas, loin de là, lors du retour au pays natal.

 

 


Le migrant, c’est moi

Cher lecteur intelligent, cher lecteur alphabétisé, cher Bart de Wever, tu me connais… ou pas. Tu fais peut-être partie de ceux qui voient d’un œil bienveillant la réouverture de places dans les centres d’accueil Fedasil… ou bien de ceux qui vocifèrent et déversent, sur les réseaux sociaux, dans les médias leur indignation à voir considérés les migrants comme des citoyens à part entière !

Si tu fais partie de la deuxième catégorie, cher lecteur, sache que c’est à moi et que tu t’en prends et que je n’aime vraiment pas ça. Oui, lecteur, peut-être te l’ai-je déjà dit, mais j’ai choisi (tiens, choisir, un verbe important, note-le aDépart Kigaliu passage, ça pourra t’aider) de quitter ton beau pays où habite la pluie pour m’envoler vers des cieux bien moins gris. En gros, si tu n’as pas compris, je suis un migrant… belge ! Ben ouais, ça existe. Surprenant hein, comme concept, ça a du mal à rentrer dans tes petites cases mentales, un migrant belge.

C’est pas compliqué pourtant, je suis sûr que tu as déjà entendu parler de plein de gens qui sont comme moi, mais… j’y pense… tu ne les appelais peut-être pas des migrants. A la radio c’était « les Belges du bout du monde », ceux qui te font baver quand ils te racontent que la Martinique, c’est vraiment les vacances toute l’année. Là où je suis actuellement, on parle plutôt d’ « expats ». Ouais et ça fait cool « expat », ça donne l’impression d’appartenir à un club un peu select, celui des gens qui sont invités chez l’ambassadeur à l’occasion de la fête du roi (c’est cool, parait-il, y’a des zakouskis et du punch à volonté). Enfin, quoi qu’il en soit, hormis le rendez-vous protocolaire annuel, je t’avoue que j’ai du mal à voir la différence entre « expat » et « migrant » pourtant, je t’assure, en tant que prof de français, chicaner sur des mots, j’aime encore bien ça.
Je suis un migrant. J’ai donc choisi de quitter mon pays, je me suis fait radier de ma commune et j’ai pris l’avion pour une destination lointaine, un aller simple, pas encore acheté le billet retour. D’ailleurs, à part mes proches et mes amis, personne ne me presse de savoir « quand je vais rentrer chez moi ». Parce qu’en fait, pour au moins une année scolaire, chez moi, c’est ici, au Rwanda. Dingue hein ? Je suis là depuis une semaine et je me sens déjà chez moi ! Vraiment, ces migrants, ils n’ont aucune gêne.

Il faut dire que le Rwanda n’a pas spécialement fait en sorte de me décourager de m’implanter sur son territoire : je n’ai eu aucun problème à obtenir un visa et mon diplôme est reconnu. J’ai à peine commencé à apprendre la langue que j’ai déjà trouvé un mi-temps qui me vaut un salaire plus que correct. Un salaire qui devrait susciter légitimement la jalousie d’une bonne frange de la population se tuant à la tâche pour bien moins. Mais voilà, je suis là, installé depuis une semaine et je n’ai encore ressenti aucune marque d’animosité de la part des locaux. Pire, quand je baragouine quelques mots dans leur langue, ils me gratifient d’un sourire énorme et s’efforcent de parler lentement pour que je comprenne. Dingue hein ?
Pendant ce temps, toi, toi qui gagnes ta vie tout aussi correctement que moi, toi qui reçois un salaire dont peu de migrants oseraient rêver, tu pends la gueule. Pendant ce temps-là, toi, quand tu croises un ouvrier communal qui parle avec un fort accent étranger, tu maugrées en te disant qu’ils pourraient au moins faire l’effort d’apprendre le français, et que c’est quand même scandaleux que, même dans le service public, ces gens-là volent la place des Belges de souche.

Alors, puisque je suis de mauvaise humeur et qu’en outre, les six ans d’études supérieures que tu m’as financées m’offrent la chance d’être habilité à enseigner le français, je vais te rappeler la différence fondamentale entre deux mots : migrant et réfugié.

Je t’ai déjà dit qu’un migrant, c’était quelqu’un comme moi, qui choisit de quitter son pays pour aller voir si elle est plus verte ailleurs (manque de bol, en ce qui me concerne, c’est la saison sèche donc l’herbe, elle n’a pas fière allure). Ce que tu appelles « migrant » (ou bien « eux », ou « la vague d’immigration », « toute la misère du monde »), ceux qui se noient dans la Méditerranée ou meurent dans des conditions dignes des wagons à bestiaux vers les camps nazis, dans bien des cas, ce sont des réfugiés. Mets-toi bien ce mot-là en tête ok ? Un réfugié, c’est quelqu’un qui est contraint de fuir son pays pour cause de guerre, de persécution. Tu te dis qu’on n’est plus en sécurité nulle part, entre les attentats de Paris, Bruxelles et du Thalys ? Essaye l’Irak et la Syrie. Je t’assure, à côté, ton quotidien et ce qui te fait trembler aux infos locales, c’est un dessin animé pixar.

Allez, s’il te plait, avoue qu’un gars qui se tire de sa maison en ruine après s’être vu menacé parce qu’il ne respecte pas le Coran assez bien aux yeux d’un intégriste barbu ou parce qu’il a le malheur de ne pas avoir de portrait de la famille El Assad au complet dans son salon, il vit quand même un truc différent de moi qui ai organisé une grosse fête d’adieu avec 40 de mes potes en partant. Tu sens la nuance ? Migrant – Réfugié.

Mais tu sais quoi ? Je crois que je n’ai même pas envie de t’apprendre les subtilités de la langue française. Je vais réserver ça pour les enfants d’immigrés que j’ai eu la chance de rencontrer en Belgique, je vais réserver ça pour les Rwandais et les (autres) immigrés que je vais rencontrer ici. Eux, ils ont envie de mûrir, de devenir plus intelligents.

A toi, je me contenterai de rappeler une vérité toute simple, une donnée biologique, de l’objectif, du « terre à terre » puisque ça n’a pas l’air d’être ton truc de « faire dans le sentiment ».

Aussi pénible qu’il me coûte de l’admettre, je dois bien avouer que je partage avec toi un truc comme… 100% de génome humain. Ça, c’est la mauvaise nouvelle… pour moi. La mauvaise pour toi, c’est que ce patrimoine génétique, tu le partages aussi, que tu le veuilles ou non, avec quelques milliards de chimpanzés bipèdes qui vivent sur cette planète (et qui meurent, à l’occasion, dans la Méditerranée). Alors je ne sais pas où tu as été chercher que le fait d’être le fruit d’un malheureux spermatozoïde de monsieur Henri de Wever, répandu du côté d’Anvers un jour de coït orgasmique te donnait plus de droits humains que si tu étais né de l’ovule fécondé de Fatima El Barazek dans la banlieue de Homs. Je te le répète, je ne vais pas jouer au professeur de morale, mais dis-moi juste, quand tu te permets de décréter que tu n’accueilleras pas des gens qui fuient la misère et la guerre, tu te prends pour qui, en fait ?


Toute la misère du monde

Misère

Jeudi, 17h30.

Le premier élève entre en classe. Il a une trentaine d’années et suit, péniblement, depuis janvier, mes cours de Français Langue Étrangère. Je dis péniblement parce que, malgré la bonne volonté, ça n’a pas l’air d’une partie de plaisir pour lui. Pour moi non plus d’ailleurs. Parlons franchement : 2h avec un groupe d’adultes qui semble ne pas avoir d’autre ambition que de se cacher sous la table et se faire oublier pendant l’entièreté de la durée du cours, c’est usant.

Jeudi, 17h45…

Il est toujours seul face à moi. On se regarde en chiens de faïence. Le tableau interactif remplit la pièce d’un vrombissement qui masque tant bien que mal notre silence gêné. Je sens que j’ai l’air con debout devant mon tableau blanc. Merde quoi. Le gars, il est seul, je ne vais quand même pas lui faire un cours au tableau comme si de rien n’était ! J’éteins l’engin. Je vais m’assoir à côté de lui et lui demande s’il veut qu’on travaille un sujet ou un point de grammaire en particulier. Se produit alors un truc assez inattendu. De sa sacoche, il sort un petit bouquin, une version abrégée en français facile des Misérables. Et merde. En contemplant la couverture ringarde de l’édition bon marché, je sonde l’étendue de ma débâcle. Merde quoi, j’ai traversé la planète pour aller à la rencontre d’une autre culture, j’ai tenté, tant bien que mal de stimuler des conversations qui puissent confronter nos visions du monde, nos expériences et le mec me ramène 150 ans en arrière, dans la France profonde avec un classique de la littérature. Avec un peu de chance, le seul noir, dans les misérables, c’est le ramoneur du chapitre 24. Je vois poindre devant nous 120 minutes d’incompréhension mutuelle. A la barrière de la langue, il a fallu que le mec rajoute la barrière d’une tradition littéraire à peu près aussi éloignée des réalités rwandaises que ne l’est un poulet yassa de la gastronomie norvégienne.

Ouais. En même temps vu le sourire du gars quand il m’a sorti son misérable opuscule, je me vois mal le remballer en lui disant que finalement on va revoir les différents emplois du conditionnel présent. Allons-y alors. Victor Hugo, je te maudis. En torchant ton pavé, tu me voyais raconter Waterloo et l’insurrection républicaine de 1832 au Rwanda ? J’ai l’air fin moi. Enfin, commençons.

Et là.

Là.

Cosette, gravure d'Émile Bayard
Cosette, gravure d’Émile Bayard

Là il se produit un truc que je n’avais pas prévu. Je vous jure, je ne l’avais pas vu venir. Certes le vocabulaire, même simplifié, il faut encore le débroussailler, ça reste du Hugo malgré tout, mais à mesure qu’on traverse les premiers chapitres, je vois qu’il y a un truc qui percute. Je n’ai besoin de rien expliquer : les personnages, mon élève, il les sent. Je ne sais pas vous traduire ça, je peux juste vous dire que c’est la première fois que dans ma brève carrière de prof de français, je n’ai pas besoin de décrypter quoi que ce soit : le paumé qui vole un pain pour nourrir sa famille, qui se retrouve au bagne, qui remet le couvert en volant l’argenterie d’un évêque puis qui monte son business, mon élève le comprend. La pauvre fille qui s’est vue coller un enfant dans le dos puis qui se démène, entre les regards méprisants de la société, le désir d’assurer son rôle de mère et la difficulté d’élever une gamine entre le turbin et le tapin, il la comprend. Les aubergistes véreux dont la malhonnêteté tient tout entière dans le désir légitime de gagner un peu d’argent, ces gens qui ne parviennent pas à aimer une enfant qui n’est pas la leur et qu’ils voient comme une bouche en plus à nourrir, il les comprend mieux que moi.

Parce qu’un misérable, un pauvre mec qui se démène pour gagner trois francs six sous, à Paris en 1832 ou à Kigali en 2016, y’a fort à parier que c’est pas bien différent. De ce que je sais de mon élève, je ne serais pas étonné que la misère, il y ait goûté et s’il y en a un de nous deux qui doit enseigner quelque chose à l’autre sur la question, il y a plus de chance que ce soit lui le prof que moi.

19h45

On a fermé le bouquin, il est parti. Peut-être avec l’orgueil d’avoir entamé la lecture d’un classique de la littérature française, lui qui baragouine à peine la langue. Sans doute avec le sentiment étrange que ce qui aurait dû le dépayser n’a éveillé en lui que familiarité. Moi, il m’a laissé seul comme un con avec ma certitude et ma révolte.

Ma certitude que oui, partout, à tout moment, quelle que soit la situation, la condition… il y a toujours une raison pour souffler la poussière d’un monument de la culture. Certitude que ça a un intérêt parce que ce que raconte ce grand-père un peu balourd qu’on appelle littérature, il a beau radoter, il répète des vérités qui ne devraient pas s’oublier. Certitude que ces vérités, si elles ne doivent pas être imposées à la terre entière, elles méritent tout de même d’être partagées parce qu’elles résonnent, et qu’elles résonnent même peut-être mieux au cœur de l’Afrique qu’au cœur de l’Europe.

Ma révolte en pensant qu’on continue à encenser le nom d’Hugo en Europe tout en affirmant, avec de moins en moins de honte dans la voix, qu’on ne peut pas accueillir « toute la misère du monde ». Ouais ça me révolte. Tu veux te replier sur ta culture ? Sur ton patrimoine ? Sur tes valeurs ? Hé bien voilà ce qu’elles te disent tes valeurs ! Voilà ce qu’il te dit ton patrimoine ! Voilà ce qu’elle te dit ta culture ! Qu’un misérable reste un misérable et que si tu avais une once de cohérence, avant de cracher sur les immigrés, tu commencerais par rayer de ton patrimoine

Billet de cinq cents francs à l'effigie de Victor Hugo
Billet de cinq cents francs à l’effigie de Victor Hugo

le nom de tous ceux qui se sont élevés contre la misère et l’injustice et crois-moi, ça fait un paquet de gars malins. Et si ta seule motivation à prétendre que tu ne peux pas accueillir « toute la misère du monde », c’est l’argent que tu crains de perdre dans l’affaire, alors fais-moi plaisir, relis cet unique bouquin. Relis-le en te disant bien que le Thénardier mesquin, radin et malhonnête, c’est toi. Si tu prétends que nous ne pouvons pas accueillir « toute la misère du monde » parce qu’ils sont « illégaux » parce qu’ « ils nous mentent » en prétendant fuir la persécution ces pauvres émigrés, relis-le ce bouquin. Relis-le en te disant que le Javert rigide, borné et procédurier, c’est toi. Mais relis-le surtout en te rappelant bien ce qu’avait si rapidement compris mon élève : dans le bouquin du vieil Hugo, les misérables, c’est au moins autant Fantine, Jean Valjean et Cosette que Javert et Thénardier.

 


Kigali en noir et blanc

Kigali est une ville fantastique!

Au cœur du Rwanda, à chaque coin de rue, on tombe sur des lieux qui font mentir les clichés traditionnels de la métropole africaine, soi-disant invariablement vétuste, bruyante, crasseuse et dénuée de charme. A cent mètres de chez moi, The Office offre un espace de coworking jeune et convivial comme on souhaiterait en voir fleurir dans toutes les villes du monde. Rwanda Clothing crée des vêtements avec une touche de pagne dont l’élégance est inégalable. Une journée ne suffirait pas à parcourir les nombreuses galeries d’art de la capitale rwandaise et l’on devrait, dans un parcours pareil, impérativement faire un arrêt gourmand au Bourbon Coffee, salon de thé qui offre au gastronome de succulentes pâtisseries. En soirée, soucieux de se poser dans un lieu aussi charmant qu’intimiste, le gourmet ira prendre un couvert à la table d’hôte de France, O’Tamarillo.
The Office Kigali-min

Vraiment, Kigali est une ville fantastique!

J’en étais à me faire ces réflexions, assis, précisément, à une table de la chaleureuse librairie Ikirezi, grignotant un brownies quand, sans trop savoir pourquoi, je relevai les yeux du roman dont je venais de faire l’acquisition. Autour de moi, profitant du calme douillet de l’endroit n’étaient assis que… des blancs. J’avais beau me contorsionner pour regarder dans toutes les directions, le visage le plus sombre devait être celui d’une fonctionnaire hispanique en poste dans une des ambassades européennes voisines. Surpris, d’abord, je me dis qu’à la réflexion, il en allait en réalité de même pour tous les lieux atypiques auxquels je venais de penser.
Comme un château de cartes, la supercherie s’effondrait. Certes, on trouvait au cœur de l’Afrique, des endroits d’un charme inouï, mais s’ils n’étaient fréquentés, tenus parfois, que par des expatriés occidentaux, qu’est ce qui changeait, fondamentalement, par rapport au charme colonial du temps où les Européens étaient venus recréer leur mère-patrie sous les tropiques ?

À l’instar d’un explorateur qui, pensant accoster sur un nouveau rivage, s’aperçoit déçu, en approchant des falaises, qu’il s’agit en fait de son pays d’origine, je découvrais, mal à l’aise, le dépaysement factice de ces lieux que l’on aurait, somme toute, retrouvé presqu’à l’identique en Europe. Mais tout est dans ce « presque » justement ! Abandonnant le navire, je plongeai dans cette brèche comme dans un flot inconnu. Si les récifs étaient familiers, ils étaient baignés d’une eau nouvelle.

La clientèle blanche fait écran à une réalité bien plus subtile que celle d’une nostalgie coloniale douteuse. Alors que la librairie Ikirezi propose presqu’exclusivement des romans, des études et des bandes dessinées consacrée au continent noir, le Bourbon Coffee offre au gourmet quatre variétés de café issues des quatre coins du Rwanda. Les pagnes de Rwanda Clothing n’ont rien d’Européen. Pour avoir fait, avec France, le tour des fournisseurs de sa table d’hôte, je puis vous assurer qu’elle entend mettre les produits rwandais à l’honneur dans ses assiettes. Les amateurs d’art ne trouveront rien qui ne soit authentiquement rwandais dans les galeries et même The Office, fréquenté par les employés de l’une ou l’autre agence internationale, projette, sur son toit des films issus des quatre coins du continent.

Ouf, ces lieux ménagent donc une place à l’Afrique. Mais quelle est l’authenticité de cette dernière si elle est filtrée et n’est réfractée que pour l’intérêt d’un public occidental ? Ne serait-ce pas, pour reprendre la parodie d’une affiche du roi Lion, une honteuse « Afrique sans africains », une Afrique de couleurs, de saveurs et d’odeurs mais une Afrique, finalement, sans âme que cette Afrique que l’on vend en ces lieux à des bazungu venus chercher, à prix d’or, le dépaysement et l’exotisme ?

A mesure que je réfléchissais, un rwandais, puis deux, puis trois étaient venus s’asseoir à une table de la librairie Ikirezi. Si la majorité des lecteurs restaient blancs de peau, je me dis que, comme un timide ballet de séduction, les deux cultures battaient des cils l’une envers l’autre. Comme dans les films à l’eau de rose, les deux partenaires sont séparés encore par le fossé énorme d’une langue, d’une histoire, d’une organisation sociale et de traditions culturelles qui rendent la rencontre presqu’improbable. L’écart est encore grand mais tout est en place pour que les cultures se rencontrent, se marient et accouchent d’un métis. Des deux côtés de la barrière mélanine, des gens s’amusent à sauter le fossé parce qu’ils croient, au plus profond d’eux-même, que cette rencontre est possible.

Lundi prochain, on va au théâtre, c’est l’institut français qui organise et la pièce s’intitule « Sony Congo, ou la chouette petite vie bien osée de Sony Labou Tansi« . Quand je vous dis qu’à Kigali, on trouve des fous qui croient au métissage…

Concert Madjo Institut français du Rwanda


Premiers mai : Belgique – Rwanda – …

-1er mai 2014 : Bon, autant vous l’avouer tout de suite, les discours de 1er mai m’ont longtemps pas mal fait marrer. A l’époque, je travaillais dans un pays qui se classait dans le top 5 des meilleurs élèves en matière de salaire minimums, dans un pays où les syndicats paraissaient encore tellement puissants qu’ils semblaient, pour un oui ou pour un non, pouvoir mobiliser une énorme masse de travailleurs en l’envoyant manifester.

Dans ce contexte, entendre parler d’âpres combats et de luttes acharnées pour les droits des travailleurs, je vous l’avoue, ça me faisait bien rigoler. Personnellement, j’avais du mal à réussir à croire à la prose chevaleresque de Marc Goblet. Le secrétaire général de la FGTB en Roland furieux au fond du gouffre de Roncevaux, ça collait pas trop.

 

Ça, c’était avant. Avant que je ne change de continent. Bilan du week-end :

 

-vendredi 29 avril 2016 : les employés de la fonction publique ont officiellement congé l’après-midi pour saisir l’occasion de pratiquer une activité sportive. Alors que je file en moto vers mon dernier cours de la journée, je croise une manifestation paisible de fonctionnaires. Derrière leurs banderoles, quelques-uns d’entre eux ont choisi de convertir leur activité sportive hebdomadaire en marche symbolique pour le droit à des conditions de travail décentes. Franchement, de quoi se plaignent-ils ? Certes,  le droit rwandais permet de renouveler indéfiniment les CDD mais bon, quand on a du travail, on ne va quand même pas se plaindre !

-samedi 30 avril 2016 : Je prends le bateau à 7h pour aller me prélasser sur le bord du lac Kivu. Notre salaire de professeur dans une école privée nous permet de nous offrir de tels week-ends de vacances tous les mois sans que cela ne grève trop notre budget. Pendant ce temps, mon linge est repassé, plié, rangé, ma maison est balayée, nettoyée et mon chien est nourri sans que nous ayons, avec quelques voisins, à dépenser plus de 180€ par mois tous ensemble. J’ai beau savoir qu’au regard des 30 € par mois que gagne une balayeuse de rue, c’est grassement payé, je me demande souvent comment je vivrais, moi, avec un quart de mon salaire et une famille à nourrir.

-dimanche 1er mai 2016 : Je me prélasse sur les bords du lac Kivu. Pendant que j’explore les plantations de café en compagnie de leur propriétaire, les saisonniers, de leur côté, entretiennent l’exploitation, récoltent les baies et s’esquintent les mains et les pieds sur les pentes abruptes du bord du lac. La saison est mauvaise cette année, on n’a pas eu besoin d’autant de travailleurs qu’à l’accoutumée. Tant pis pour eux. Ils n’auront qu’à prier pour que la saison prochaine soit plus prospère. Rassurez-vous, en Europe, le prix du café ne devrait pas augmenter. Cherchez l’erreur.

torréfaction de café
torréfaction de café

-lundi 2 mai 2016 : en ce jour férié officiel, j’ai regagné une ville de Kigali aussi bouillonnante d’activité qu’à l’accoutumée. Comme tous les jours, dimanches compris, les ouvriers du bâtiment qui construisent des hôtels tout autour de chez moi sont à pied d’œuvre dès l’aube.  Il faut mettre les bouchées doubles : Kigali accueille le sommet économique mondial de Davos d’ici une dizaine de jours. Quelle protection pour les acteurs de ce rush perpétuel ? Je n’ose pas trop l’imaginer. Que deviendront les ouvriers quand la frénésie constructrice sera retombée au Rwanda ? Mieux vaut ne pas y penser.

Pendant ce temps, en Europe, tout va bien semble-t-il. Il parait que je n’aurai droit à aucun chômage le jour où je reviendrai. Il parait qu’on est en train d’expliquer aux citoyens qu’il faut travailler plus et plus longtemps pour faire un monde meilleur. Il parait qu’on leur explique qu’ils peuvent s’investir dans une organisation syndicale mais que ce sera à leurs risques et périls si ça ne plait pas à leur patron. Il parait qu’en libéralisant le commerce avec le Canada et les Etats-Unis, leur position ne serait pas plus précaire… Il parait qu’en France, on passe la nuit debout…

 

– 1er mai 2017 : Alors on fait quoi, maintenant ? D’aucun me diront qu’il faut comparer ce qui est comparable. A quoi je répondrai qu’en soi, un travailleur et un travailleur, a priori, ça n’a pas grand-chose de différent. D’autant que quand des petits malins expatriés s’amusent à passer d’un marché du travail X à un marché du travail Y, on ne voit pas trop sur quels critères on pourrait soutenir que les deux mondes n’ont rien à voir.  Au fond, si le 1er mai est fêté le même jour aux deux bouts du vol Bruxelles-Kigali, c’est probablement pour une meilleure raison que la possibilité d’écouter, en direct live, les discours illuminés de quelque Jeanne d’Arc moderne. Cette date commune, on pourrait la prendre comme une proposition toute bête : celle qui proposerait à des citoyens fatigués par les discours démagos d’être simplement, complètement, authentiquement solidaires.


Mon président est un philosophe allemand

Le premier imbécile venu est en mesure de vous dire que les livres voyagent. Des presses au présentoir et du présentoir au comptoir, du bureau à la table de nuit et de la table de nuit à celle du salon, tout le monde sait que les livres parcourent parfois des kilomètres en quelque temps, avant d’entamer, à une vitesse de croisière, leur lent aller-retour entre une étagère et les mains chaque jour plus ridées de leur propriétaire. Souvent, le jeune August Bertholt, rêvant derrière ses gigantesques presses, se plaisait à imaginer le cheminement rocambolesque que pourrait suivre un ouvrage après la sortie de son atelier berlinois. Il voyait les livres interdits circuler sous le manteau, lus dans une cave et appris par cœur par des étudiants révolutionnaires avant d’être brandis sur une barricade où ils arrêteraient le chemin d’une balle de mousquet, sauvant ainsi la vie de leur propriétaire éternellement reconnaissant. Pourtant, en finissant d’assembler les caractères de laitons destinés à sortir quelques exemplaires de la leçon sur la philosophie de l’histoire d’Hegel, il était bien moins optimiste quant aux chances que l’ouvrage en question embrasse un jour un périple qui le mènerait plus loin que les rayonnages de l’université de Berlin.

https://fr.torange.biz/Livres_anciens/
https://fr.torange.biz/Livres_anciens/

C’était sans compter l’intérêt surprenant d’un prêtre munichois pour le philosophe romantique. Contre toute attente, ce quatrième fils d’une famille de bonne bourgeoisie bavaroise avait commencé à feuilleter les pages de l’ouvrage en question peu avant de recevoir la lettre de son diocèse lui enjoignant d’aller poursuivre son œuvre d’évangélisation dans la colonie dont, après une conférence mémorable, son pays venait de faire l’acquisition. Le paquetage de l’homme d’Église étant, par ailleurs, fort léger, il n’avait pas jugé incongru d’emporter avec lui l’édition de la leçon dont le voyage ne faisait alors – lui non plus ne s’en doutait pas – que commencer.

Aucun historien n’a jugé bon de documenter ce qu’il advint précisément du père Schmidt une fois arrivé au Ruanda. Vu le nombre réduit de missions que comptait la région à l’aube du nouveau siècle, on peut aisément imaginer qu’il finit sa vie à transmettre la parole de Dieu du côté de la mission du lac Rubyia, au Sud du territoire sur lequel avait été planté le drapeau germanique. Quoi qu’il en soit, il avait dû s’agir d’une tâche de courte durée puisqu’à peine cinq ans plus tard, les soldats belges l’emportèrent sur leurs adversaires au cœur de l’Afrique alors même que sur leur vieux continent, les mêmes nations en avaient encore pour deux longues années de sang et de boue avant que ne s’achève « la der des der ».

L’ecclésiastique demeura-t-il au Ruanda ? S’y plut-il seulement ? Nul ne le sait et très honnêtement, de telles considérations ont fort peu d’importance pour ce qui s’ensuivra. L’important, c’est que son ouvrage, son exemplaire de la leçon sur la philosophie de l’histoire passa dans les mains d’une famille de nobles rwandais. Pour la même obscure raison qui l’avait fait traverser deux océans quelque soixante ans plus tôt, l’ouvrage, atterrit dans les bagages des descendants de cette famille tutsi fuyant, au lendemain de l’indépendance, les persécutions du nouveau régime. C’est ainsi qu’Hegel passa la frontière rwando-ougandaise, sous un bras aussi furtif, quoique plus sombre, que ne l’avait rêvée son imprimeur August Bertholt.

Dans un appartement de la capitale ougandaise, rangé dans une bibliothèque spartiate composée, tout au plus, d’un dictionnaire français-anglais, de quelques journaux et d’une Bible, l’ouvrage, par son épaisse couverture de cuir et ses lettres dorées avait très tôt intrigué le jeune Paul. La typographie allemande qui en couvrait les pages jaunies ajoutait à l’ouvrage une part de solennité mystérieuse aux yeux de l’enfant qui, bien évidemment, n’en comprenait pas un traitre mot. Ce n’est donc sans doute rien d’autre qu’un réflexe fétichiste qui avait poussé le jeune homme, en grandissant, à veiller à ne pas se défaire de l’ouvrage. Alors même que ses parents semblaient avoir complètement oublié l’existence même du volume, il prenait, dans la vie de l’étudiant une place grandissante. C’était d’autant inattendu que ce dernier ne parvenait toujours pas à en déchiffrer une seule ligne. Sans l’intervention d’un professeur de langue de l’Old School de Kampala, Paul aurait sans doute fini par cesser de s’intéresser à l’ouvrage. Mais le restant de fascination adolescente qui l’animait l’entraina dans une détermination obstinée à en comprendre chaque phrase. C’est ainsi qu’au bout de longs mois d’efforts et par une méthode pour le moins inédite, Paul en vint à comprendre les pages de son manuel de philosophie. L’étudiant ne prononça, du reste, jamais une seule syllabe de la langue de Goethe. À quoi bon ? Qui donc parlait encore allemand, au cœur de l’Afrique, en 1976 ?

Ce décryptage laissa, dans la bouche du jeune homme le gout amer des mystères décevants. Le livre n’avait rien de passionnant et il n’en était venu à bout que par une ténacité maniaque qui le surprenait lui-même. Une vague de dégout l’avait même submergé alors qu’il était parvenu à traduire péniblement les lettres gothiques formant, dans l’un des derniers chapitres, l’affirmation péremptoire : « L’Afrique n’est pas une partie historique du monde. Elle n’a pas de mouvements, de développements à montrer, de mouvements historiques en elle. » Comment, du lointain de sa retraite germanique, ce philosophe au teint cireux pouvait-il même oser esquisser d’un trait aussi grossier l’énergie vitale qui animait un continent dont il n’avait jamais vu le soleil ? En terme de mépris, bien sûr, Hegel n’avait été ni le seul, ni le premier à proférer de tels propos à l’égard de l’Afrique, mais le fait que lui, Paul, eut idolâtré pendant tant d’années semblable ouvrage en ignorant qu’il contenait de tels propos le faisait souffrir d’une culpabilité honteuse dont il se déchargeait par une haine excessive du philosophe.

S’il n’avait eu la perspective de tirer un jour un bon prix de l’ouvrage qui approchait, peu à peu, de son centième anniversaire, Paul s’en serait défait une bonne fois pour toutes. Mais alors que, trois ans plus tard, il prenait le maquis en compagnie de quelques rebelles tanzaniens et ougandais, il emporta le livre dans cette clandestinité rêvée par son imprimeur teuton. Durant ces années de maquis, il lui servit d’oreiller, de porte-document, de bloc-note et de parapluie. Rien n’était sacrilège envers l’ouvrage abscons d’un philosophe qui, se disait Paul, n’avait absolument plus rien à apprendre au révolutionnaire qu’il était devenu. Témoin des sombres crimes d’Idi Amin Dada, Paul ne pouvait pourtant s’empêcher de pencher que, joints à l’impétuosité de Mobutu au Zaïre et aux persécutions que continuaient de subir les Tutsis au Rwanda, les faits avaient plutôt tendance à donner raison au philosophe allemand. Quels mouvements historiques, quels développements pourraient sortir son sous-continent de pareils charniers incessants ?

Des affabulateurs, soucieux d’entretenir, à peu de frais, une imagerie populaire usitée tentent de faire croire au lecteur crédule que c’est lors d’un stage de commandement au Kansas que Paul se serait vu remettre par un compagnon d’armes, L’art de la guerre de Sun-Tzu. D’autres, tout aussi mystificateurs, insistent pour dire qu’un luxueux exemplaire du Prince de Machiavel en langue anglaise lui aurait été transmis par son ami Yoweri Museveni lors de leur victoire commune, quelques années auparavant, contre le président Milton Obote. Chacun affirme bien sûr que l’ouvrage a profondément bouleversé la vie et la stratégie du futur président. La bêtise de leur propos n’a d’égal que leur paresse intellectuelle puisque la lecture de trois pages de l’un ou l’autre ouvrage suffirait à faire s’écrouler l’édifice d’une pareille affirmation. Je ne prétends pas, bien sûr, que Paul n’ait lu ni l’un ni l’autre, encore que cela reste peu probable, mais il parait évident que pas plus le penseur italien que le général chinois n’ont eu d’influence déterminante sur sa pensée. Dans l’immense majorité des cas, la vérité est bien moins romanesque que les propos des journalistes et autres biographes. Elle tient ici à un fait sans doute inexplicable et de toute manière trop insignifiant que pour retenir l’attention d’une seule rédaction alors que se déroulaient en même des faits d’une gravité sans égale. Un soir d’avril 1994, Paul recommença la lecture des leçons sur la philosophie de l’Histoire de Hegel. De son adolescence, il avait conservé cette étrange aptitude qui lui permettait de comprendre l’allemand, langue d’un seul livre à son sens, sans la moindre hésitation. La maturité des années lui avait en revanche fait perdre la susceptibilité naïve de celui qui juge en dehors de toute mise en contexte. Et alors que les phrases redéployaient leur sens comme les rouages bien huilés d’une mécanique ancienne, elles prenaient en son esprit une portée nouvelle.

 

À l’entame du troisième chapitre, consacré au monde romain, il cessa de porter à ses lèvres la tasse de thé chaud dont il accompagnait, mécaniquement, la lecture des précédents. Il était comme subjugué. Chaque mot semblait briller d’un feu inédit. Le soleil africain tannait la peau désormais mate d’un Hegel mélanoderme. En passant son doigt sur les lettres gothiques, Paul entendait surgir des phrases proférées dans un kinyarwanda irréprochable. Non. Plus distinctement encore que sa langue maternelle, c’était dans ce sabir universel dont avaient dû s’abreuver les prophètes que lui parvenait le sens des mots. C’était les commandements donnés à Moïse sur la montagne, les sourates limpides dont Mahomet s’était fait l’écho à la différence que Paul se gardait bien, lucide, de prendre Hegel pour Dieu. C’était juste les paroles intemporelles d’un homme du XIXe siècle qui, en décrivant la fondation d’un empire vieux de deux-mille ans, prédisait la construction d’une nation qui renaitrait de ses cendres au lendemain de l’atrocité génocidaire. Alors même qu’il ne pouvait, de toute évidence, rien pressentir de ce qui animerait le Rwanda à partir d’avril 1994, Hegel en livrait sur un ton prophétique la destinée : la fondation d’un État nouveau dans un climat de guerre totale, l’imposition de cet État par la force pour restaurer l’unité sur les ruines d’une division mortifère. Quand Paul lisait « patriciens » et « plébéiens », c’est « Hutus » et « Tutsis » qui s’inscrivaient dans sa rétine. Tout était là. De la dénonciation du mythe absurde d’une invraisemblable division entre ethnies jusqu’à la justice populaire qui ramènerait, qui sait, un jour, la réconciliation. Il restait de la route à parcourir, mais tout était écrit noir sur blanc et comme une lanterne, ces mots guideraient les pas du général à la reconquête d’un Éden perdu.

Au petit matin, il se leva, pris la direction de ses troupes pour mettre fin à l’inconcevable barbarie qui entachait de pourpre chaque rivière coulant, comme une plaie béante, hors de son pays natal.

Dans une biographie romancée, un écrivain raconte que, calé dans la ceinture d’un certain Paul Kagame, un vieux traité de Hegel aurait un jour d’avril 1994, arrêté la balle d’une mitrailleuse qui aurait, sans sa présence opportune, sans aucun doute sectionné l’artère du général. Qui pourrait croire une histoire pareille ? Ce n’est rien d’autre que le rêve d’un imprimeur délirant devant sa presse berlinoise.