Tanguy Wera

Défends ton porc

Ce qui est frappant dans la récente campagne de dénonciation du harcèlement, ce n’est pas tant le nombre de celles qui partagent le fameux #metoo, c’est le nombre de ceux qui se pensent légitimes pour leur dire « non mais là t’abuses », « on ne peut plus rien dire ni faire en fait ? », « Oui mais là, c’est de la drague », « Non mais la vraie définition de Harcèlement, tu sais, c’est… »

STOP

CCO Surdumihail #Metoo

Je ne devrais pas, je sais. Parce que s’en prendre à la parole libérée sur les réseaux sociaux, c’est comme construire des châteaux de sable à la marée montante : on a beau pelleter de toutes nos forces, facebook pousse les pires béotiens à s’improviser docteur ès lettre doublé d’une PGD en droit pénal aussi surement que l’attraction lunaire fait monter les vagues. Pourtant, et même si c’est inutile, je vous assure que là, j’ai envie de pelleter… et d’utiliser ma pelle comme arme contondante s’il le faut.

Les débats sémantiques, d’habitude, j’aime encore bien. Ça me semble même un enjeu démocratique que de laisser à tout un chacun la possibilité de dire « certes, le petit Robert nous balance cette définition aride et tautologique mais moi, ce que je mets derrière ce mot-là, c’est ça… ». Se battre sur la définition des mots « liberté d’expression », « désobéissance civile », « décroissance », c’est toujours un peu faire avancer la cause en question, ne fut-ce que dans nos têtes.  On aurait donc pu se marrer longtemps à jouer sur les mots sauf que là, on parle de harcèlement, d’agression et de viol.

Et alors, c’est quoi l’enjeu ?

Imaginons qu’il me prenne l’envie, par gout du débat ou solidarité porcine de prendre mes valseuses d’une main et mon clavier de l’autre pour répondre à une personne s’étant sentie moquée, rabaissée, ridiculisée, harcelée, agressée, violée.

Mettons que j’aie le talent rhétorique nécessaire, qu’elle ait l’intimidation suffisante pour que je gagne au petit jeu du « j’ai plus de répondant que toi et je suis meilleur linguiste/avocat/socio-anthropologue ». J’aurais gagné quoi, au juste ?

Youpie, j’ai fait ma soirée, j’ai convaincu le monde entier que ce que cette nana avait ressenti comme une agression, bah non, en fait, ce n’était sémiologiquement parlant, que de la drague BIM ! Ce qu’elle avait pris pour du harcèlement, jurdiquement, ça ne tombe pas sous le coup du pénal et on peut requalifier les faits en  « acte de grivoiserie » ou mieux en « blague potache ». Hé, les mecs, j’ai gagné, vous avez vu ? J’ai gagné ! D’accord ? Alors qui c’est le patron ? Qui c’est qu’a le bâton ?

« Avec mon petit gourdin j’aurais l’air d’un con, ma mère avec mon petit gourdin j’aurais l’air d’un con »…

Hors de l’enceinte d’un tribunal ou d’une salle de classe en faculté de philo-lettre ou de socio-anthropo, ce type de victoire n’aura jamais qu’un seul sens : celui de la reproduction d’une domination masculine. Gagner ce genre de débat, c’est jouer au même jeu déloyal auquel on joue depuis 6000 ans et qui consiste à dire « gamine, je sais, comme homme, mieux que toi ce qui est bon pour les individus de ton espèce alors tu te tais et tu avales » Gagner ce genre de débat, c’est déjà du harcèlement.


Il y a des politiques autour de cette table !

Le monde aime les citoyens engagés. Et quand en plus, ils sont jeunes, c’est hyper cool parce qu’on peut dire « les jeunes s’engagent ». Cela dit, plus personne n’utilise l’expression « hyper cool », mais quoi qu’il en soit, admettons-le, un jeune engagé, c’est beau ! Quand on le regard s’activer, militer, se révolter, on a envie de répéter à qui veut bien l’entendre « non, mais, moi, tout ce qui est initiatives citoyennes, franchement, j’adooooore ».

Le monde n’aime pas les politiques. Qu’ils soient jeunes ou vieux, les politiques, c’est nase. Point. Et pour l’occasion, on peut ressortir d’un tiroir le mot « nase », personne ne nous en tiendra rigueur. Tenez, un politique, c’est moche, ça pique dans la caisse, ça pue, ça roupille ou ça brosse ses réunions à l’assemblée, c’est déconnecté de la réalité, ça tire la couverture à soi, on n’aime pas, c’est tout.

Bon. Le cadre analytique d’une finesse et d’une subtilité sans égales étant posé, je peux vous raconter l’expérience la plus traumatique de mon existence :

Le jour où je suis passé du statut de citoyen engagé (bieeeen) à celui de politique (pas bieeeen).

La Leçon d’anatomie du dr Tulp – Rembrandt

Cela commençait à faire un paquet d’années que je travaillais sur mes choix individuels pour essayer de leur donner un tant soit peu de cohérence et de sens. Études, boulot, temps libre, mobilité, banque, alimentation, consommation, voyages, convictions, matériaux de construction… j’avais fini par me consolider un package identitaire qui avait plus ou moins de la gueule. Un observateur scrupuleux aurait sans difficulté trouvé à y redire, mais force était de constater qu’en le balayant d’un regard bienveillant, on aurait pu ranger ce profil sans trop le tordre dans le tiroir « citoyen engagé ».

En plus, il faut bien dire ce qui est, « citoyen engagé » n’étant ni une marque déposée, ni un label au cahier des charges très strict, on est nombreux à pouvoir se coller l’étiquette sur le front. Ca n’engage à rien d’être un citoyen engagé : on peut être de droite, de gauche, ou du centre, militant dominical de l’association des joyeux marcheurs bucoliques ou porte-parole du Comité Internationale de la Croix-Rouge, on est admis sans examen dans ce club pas très sélect. La catégorie se passe même de classification, on voit en effet rarement quelqu’un revendiquer pour lui-même la qualité de « très citoyen » ou « engagé avec la plus grande distinction et les félicitations du jury ».

Le philosophe en méditation – Rembrandt

Jusque-là, donc, mon engagement personnel semblait n’avoir posé problème à personne. Au fond, rien de surprenant puisqu’après tout, il s’agissait de prises de positions individuelles. Qui cela aurait-il pu heurter que je choisisse de réduire mon empreinte carbone en bouffant moins de bidoche ou en prenant trois fois le bus par semaine ? Certes, je l’affichais sur la place publique cet engagement, poussant l’impudeur jusqu’à rédiger de temps en temps un article, à participer à quelques manifs et réunions de manière même pas anonyme, mais je n’avais pas encore poussé le zèle jusqu’au prosélytisme et je m’étais bien gardé d’aller frapper à la porte de mon voisin pour lui demander s’il était d’accord avec mes engagements (ce dont je le soupçonnais de n’en avoir, secrètement, rien à cirer).

Bref, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes au château de Thunder-ten-tronckh. On laissait le jeune candide s’autoanimer dans son coin en se disant qu’il finirait par s’assagir, se ranger, perdre son énergie en murissant.

Jusqu’au jour où…

Réunion citoyenne dans un village des environs. Comme depuis un an environ, j’y participais avec la satisfaction naïve de faire du monde… ou du moins du petit bout de pays, un endroit où il fasse meilleur-vivre.

Le syndic de la guilde des drapiers – Rembrandt

Et c’est là que la phrase fatidique fut lâchée d’un ton sentencieux :

Il y a trois politiques autour de cette table !

D’un œil distrait, je regarde les deux élus communaux, un président de CPAS (Centre Public d’Action Sociale)  et une conseillère communale. Effectivement, en tant que mandataires publics, ils entraient dans une définition stricte de l’homme et de la femme politique. Et là, alors que le bon sens me portait à penser tout le contraire, je dus vite me rendre à l’évidence étant donné les regards tournés vers la chaise que j’occupais, le troisième c’était… moi.

Ce que mon intuition me laissait deviner, ma raison n’avait de cesse de le remettre en cause : je n’étais en tout état de fait, en rien un politique puisque je ne jouais aucun rôle dans la «  Conduite effective des affaires publiques » (et ça, c’est le Trésor de la Langue Française qui le dit). N’étant mandaté par aucun organe public ni attaché à aucun élu, jamais soumis à aucun vote citoyen (hormis celui visant à élire un délégué de de classe) je ne rentrais objectivement pas dans une définition stricte de l’homme politique.

Certes, convaincu, comme Hannah Arendt qu’être politique, c’est vivre dans une polis, autrement dit que toutes choses se décid[ent] par la parole et la persuasion et non par la force ni la violence, j’étais incontestablement un animal politique, puisque hormis lors de mes entrainements de judo en 6e primaire, j’avais toujours eu plus confiance dans mes capacités à me sortir d’une situation embarrassante par la parole plutôt que par les prises de catch. Mais à ce prix-là, nous étions tous, autour de la table, des êtres politiques, aucun d’entre nous n’étant venu en découdre à la manière de Mohammed Ali.

La garde de Nuit – Rembrandt

Il fallait donc trouver ce qui faisait de moi en particulier un politique et qui exemptait les autres de ce sobriquet peu flatteur.

Bingo trouvé !

(bon, c’est pour l’effet d’annonce parce qu’en réalité, il m’a fallu moins longtemps pour y penser) : J’avais adhéré, comme sympathisant à un parti politique à 18 ans. Le temps passant, mes convictions s’affermissant, j’avais fini par en devenir officiellement membre puis secrétaire local, histoire de peser davantage sur son fonctionnement. Sans doute cela suffisait-il à me catégoriser comme politique. Cela dit, si on y réfléchissait bien, en quoi adhérer à un parti politique me distinguait-il tant du membre de n’importe quelle autre organisation de cette fameuse « société civile » ?

Entre l’adhérent à Greenpeace et celui à un parti écologiste, où s’arrêtait le citoyen et où commençait le politique ?

Pire que cela, être en train de servir de la soupe aux sans-abris le mardi soir et de discuter d’un programme de réduction de la pauvreté le jeudi exposait-il les militants à des risques de schizophrénie aiguë ?

Fallait-il faire son deuil de toute action citoyenne non-partisane sitôt que l’on envisageait vaguement briguer un mandat public ? Dans ce cas-là, il aurait fallu renoncer, tout aussitôt, à réfléchir à la cohérence de son alimentation, sa consommation, sa mobilité et même les matériaux utilisés pour rénover sa baraque auraient pu devenir dangereusement suspects. Et encore, même Diogène dans son tonneau faisait de la politique.

J’ai l’intime conviction que, des deux bords ceux qui ont cherché à distinguer l’état de « citoyen » et celui de « politique » se sont plantés magistralement. Comment je sais ça ? Pas parce que j’ai une quelconque formation politique ni un quelconque certificat de docteur ès citoyenneté. Non, simplement parce que civitas en latin et polis en grec, ben ça veut dire exactement la même chose  alors c’est peut-être con, mais je crois que l’étymologie est parfois là pour nous rappeler les ressemblances plutôt que les nuances. Au fond peut-être que je reste prof de français avant d’être un… un quoi déjà ?

La Conspiration des Bataves – Rembrandt


Trois murs de crépis délavés

Déçus !

Été 2015, fin de voyage de noces.

Notre pérégrination européenne se terminait sur une note franchement décevante. Mais si hein, vous savez bien : ces moments au terme d’un long city-trip où vous êtes déjà bâfrés de monuments, de musées, de rues pittoresques et où vous vous dites, comme devant la carte des desserts… et si, après tout, pour ne rien rater, on allait voir…

C’était franchement nul. Je n’ai pris aucune photo de l’endroit à tel point qu’à l’heure d’écrire cet article, il m’a fallu aller sur internet pour retrouver des vues de cet endroit. Voyez plutôt :

Avouez que le lieu n’a pas particulièrement de charme : des volumes rectangulaires comme la Sérénissime en compte par milliers, un crépi délavé… Ce petit coin de Cannareggio, c’est le quartier de la fonderie. Fonderie, en italien, se dit ghetto. C’est là qu’en 1516, le conseil des Dix a décidé de circonscrire les juifs de la ville. Le bâtiment que vous voyez n’est ni plus ni moins que la plus ancienne synagogue de la ville. Là, depuis plus de cinq siècles se succèdent des générations d’israélites prétendument pleins aux as. Pourtant, avouez qu’elle a moins de gueule que la basilique Saint-Marc, cette synagogue ! Sans l’aide d’un guide avisé, on serait passé à côté sans lever les yeux.


La toile est de Vermeer, c’est probablement la dernière qu’il a peinte, on l’appelle l’allégorie de la foi, elle date d’environ 1670-1674. Un ciboire et un crucifix sur une table qui a tout d’un autel : pas de doute, on est dans une église catholique! Et pourtant l’architecture intérieure ne paye pas de mine : pas de hauts plafonds voutés, de colonnes, de vitraux : un mur de crépis délavé… Au fond, un paravent semble prêt à être ramené devant la toile du crucifié. Nous sommes à Delft, en pays protestant et les catholiques – dont le culte est « toléré » – se voient attribué un quartier, le coin des papistes. Ils sont réduits à établir leurs églises clandestines dans des appartements privés, le plus discrètement possible. Il fait bon vivre sa foi dans le pays le plus tolérant d’Europe au XVIIe siècle.

2017, Liège. Il faut un œil entrainé pour trouver une mosquée dans ma ville d’origine. Et pourtant, il parait que certains quartiers sont littéralement « envahis » par les mahométans et qu’on n’y trouve plus que des familles de confession musulmane. Certes, le vendredi, on voit converger les fidèles en djellabah vers ce qui, par déduction, doit sans doute être un lieu de prière, mais en dehors des heures de culte, les bâtiments en question ont tout d’immeubles n’ayant d’autre vocation qu’accueillir, sans confort, des familles à revenu modeste. Pour toute façade, ils n’arborent, sans fierté, qu’un vieux mur de crépis délavé.
Que nous apprend ce rapide balayage de cinq-cents ans d’histoire ? À vous de juger.
Pour ma part, j’en retire beaucoup de modestie et le malaise honteux de n’être pas bien plus avancé que mes lointains aïeux. Modestie mêlée de honte face à ce qu’on appelle pompeusement la tolérance, le triomphe des droits de l’homme, le progrès…
Si « tolérer » veut dire « autoriser à camoufler sa foi derrière un mur de crépi délavé », alors, cessons de nous demander pourquoi nous connaissons si peu les réalités des pratiques religieuses de ces communautés et pourquoi la tolérance n’est finalement qu’une parole en l’air.

Si on le sortait de son siècle d’or, Vermeer verrait-il une telle différence entre ses Pays-Bas méridionaux, et cette Europe du XXIe siècle où l’on affirme, devant des murs de crépis délavés qu’aujourd’hui est garantie « la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites » (article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme).

Si notre tolérance en 2017, consiste à ne pas daigner offrir aux fidèles mieux qu’un mur de crépi dans un quartier périphérique, alors qu’est-ce qui nous différencie de ces membres du Conseil des Dix à Venise, ceux qui, voici un demi-millénaire parquaient les juifs dans des ghettos ?

Ce n’est pas en construisant des minarets que nous renforcerons le communautarisme, c’est en reléguant la foi derrière des murs de crépis délavés.


Ici, j’ai écrit un titre accrocheur qui va vous donner envie de lire la suite

Ceci est une accroche

Je fais partie de ces gens payés par tes impôts pour lire des bouquins. Je te rassure tout de suite, on n’est pas nombreux. Mais pour tout t’avouer, ce n’est même pas le pire : je peux également prétendre être en train de travailler et justifier mon salaire de fonctionnaire lorsque je vais au théâtre ou au cinéma ! Même lire le journal et aller sur Wikipédia pourrait, dans une certaine mesure, être considéré comme faisant partie de mes fonctions. Agaçant non ?

Parce qu’il serait aussi présomptueux que foncièrement stupide de prétendre enseigner sans plus ne jamais avoir à apprendre, je suis un perpétuel étudiant et figurez-vous que j’aime ça.

Mais pour justifier mon généreux salaire, je dois tout de même produire de temps à autre un message intelligible à destination d’étudiants du secondaire, histoire de prouver que je digère la matière que j’ingère durant mes congés. C’est la raison pour laquelle, je vais vous restituer, chers élèves, le fruit de mes réflexions.

Ici, c’est le moment où vous commencez à m’interrompre

JE SAIS ce que vous allez me dire : « mais tu n’as aucune garantie que le moindre de tes élèves lise un jour ce billet ! »

Certes.

Mais il est tout aussi vrai que je n’ai pas la moindre garantie qu’un seul d’entre eux écoute mes élucubrations durant les périodes de cinquante minutes où ils sont enfermés dans ma salle de classe, admettons-le également. Dès lors, pourquoi ne pas leur parler par ce canal.

Quoi qu’il en soit, vous l’aurez compris, si vous n’êtes pas un adolescent liégeois du cycle supérieur fréquentant l’Athénée L. de W. vous n’avez aucun intérêt à lire cet article, d’ailleurs, dégagez !

Dégagez sinon vous allez me trouver « donneur de leçon » et cela va vous horripiler. C’est vrai, une fois sorti de notre cursus éducatif, on affronte avec de plus en plus d’appréhension les discours de ces gens qui prétendent, de manière scolaire, nous « enseigner » et faire notre éducation par le partage de connaissance.

Je vais donc être chiant et je vous enjoins une dernière fois à ne pas lire ce qui suit. D’ailleurs, je crois bien que je ne vais même pas mettre d’image dans mon texte, tiens, pour la peine, c’est dire si ce sera pénible à lire.

là, c’est le dernier paragraphe que vous lisez, « juste pour voir »

Bien, maintenant que nous sommes entre nous, j’ai envie de vous dire une chose et si vous deviez n’en retenir qu’une parmi toutes les âneries que j’ai pu vous balancer durant toutes ces heures, ce serait celle-là.

OUI, JE SAIS, c’est au moins la quatorzième fois que je vous dis ceci et du coup cette mise en bouche oratoire perd tout son pouvoir. Bon, imaginez que toutes les fois précédentes comptent pour du beurre et que cette fois, c’est la bonne, retenez bien ceci : lisez les classiques ! (je l’avais dit que j’allais être chiant).

JE SAIS CE QUE VOUS ALLEZ ME DIRE : c’est un peu hypocrite de vous demander de lire bénévolement alors que moi, je suis payé pour le faire. Je vous assure que si j’avais les moyens, je vous payerais, vous aussi, pour que vous me rejoigniez dans cette activité, mais un malheureux coup du sort n’a fait de moi qu’un simple prof de français et pas un détenteur de capital financier illimité. Dès lors, sous peine de me dépouiller de mes moindres ressources, je suis obligé de vous enjoindre de lire sans promesse de rétribution. Lisez les classiques, disais-je.

Les classiques, par définition, ce sont les bouquins qu’on nous fait lire en classe, ceux qu’on n’a pas envie de lire par soi-même, à la plage, au pieu, en vacance. Ces gros bouquins dont la couverture est souvent ornée d’une photo en noir et blanc ou d’une œuvre d’art abstrait ou semi-figurative, genre ça :

D’ailleurs, vous ne pouvez pas vous tromper, souvent, c’est noté « classique » dessus. C’est le signal « attention, à ne pas emporter au bord de la piscine sous réserve de paraitre prétentieux et limite asocial ».

Souvent, le classique est bradé, pour 2 €, 3 maximum, vous avez le texte intégral + une introduction + un commentaire savant + une piste d’exploitation en classe ce qui vous rappelle, au besoin, que vous êtes en train de lire un livre de prof de français.

Et justement, il est temps, maintenant que vous visualisez bien l’objet dont il est question, maintenant que la moitié d’entre vous s’est souvenue qu’elle avait mieux à faire que lire mon article, il est temps d’en venir aux faits. Pourquoi lire ces p***** de classiques ?

C’est vrai quoi, merde : à part pour remplir son devoir d’étudiant, sa fiche de lecture et son itinéraire de compétences, pourquoi se coltiner ces bouquins-là plutôt qu’un bon cinoche. Y’a des films avec un message tout aussi profond et actuel que la chartreuse de parme, d’ailleurs ça parle de quoi la chartreuse de parme, puis c’est de qui ? puis y’a quoi à Parme à part du parmigiano reggiano ?

Vous l’aurez compris, le paragraphe qui précède, c’est un peu une transition, dernière note d’humour avant l’argumentation, sorte de rush final. Dans un discours classique (mais genre, vraiment classique, genre Cicéron, Marc Aurèle et tous les empereurs romains du même acabit) après l’exorde où je capte votre attention en parlant d’argent public, la narration où je vous raconte l’histoire de ma vie, vient la partie « confirmation-réfutation », autrement dit, c’est maintenant que ce n’est plus drôle. D’ailleurs, je crois bien que je vais faire un énorme paragraphe sans aucun blanc typographique, ce sera encore plus pénible, comme ça.

le gros paragraphe en question, c’est celui-ci

On lit des classiques parce qu’il y a presque toujours, dans les chefs-d’œuvre de la littérature, une sorte de double prouesse originelle qui consiste à nous renseigner avec précision sur l’esprit d’une époque, d’une région, voire sur l’esprit d’un homme si l’écrivain est suffisamment valable pour être autre chose qu’une éponge reflétant sa date et son lieu de naissance tout en (oui, la phrase est longue, mais j’ai parlé d’une double prouesse) tout en étant porteur d’un message universel qui transcende les conditions sociales d’émergence de l’œuvre pour s’adresser à l’humanité toute entière, donc à nous, mais aussi à notre voisin Mourad qui coiffe à la tondeuse pour 8 €. Ce qu’il y a de bien avec la littérature, c’est qu’elle vous forge un patrimoine peu importe votre patrimoine génétique, une culture générale peu importe votre « origine culturelle ». Avouez franchement que même s’il sent le moisi, le concept de « culture générale » est, au fond vachement moins dangereux que celui « d’identité nationale » ou de « repli communautaire ».

Avouez franchement que même s’il sent le moisi, le concept de « culture générale » est, au fond vachement moins dangereux que celui « d’identité nationale » ou de « repli communautaire ».

(Ici, j’ai eu pitié de vous alors j’ai mis la phrase qui précède sous forme de bloc de citation, sinon le paragraphe était vraiment gros)

Se forger une humanité avant, après, pendant ses humanités, il y a des chances que ça nous différencie utilement de la bête immonde. Or le problème de l’humanité, c’est que c’est un truc quand même vachement grand et donc pour la rencontrer, lui parler,connaitre ses valeurs, son histoire c’est compliqué. Lire l’archipel du Goulag, c’est compliqué aussi, j’dis pas, mais moins que recréer le décor d’un camp de travail soviétique des années 1960 pour vous refaire vivre 227 vies de bagnards agonisant dans la neige de Sibérie. Politiquement, d’ailleurs, #présidentielles2017 oblige, à quelques exceptions près, la majeure partie de la littérature n’est pas asservie à une idéologie de droite ou de gauche. Je ne prétends pas que Sartre aurait voté Macron ni que Malraux aurait crié « tous pourris » au bistrot du commerce, simplement, il y a un truc dans les œuvres de Kafka, de Voltaire, de Gide et de Miller qui fait qu’elles sont appréciables autant par un mec ouvertement filloniste que par un militant de la France Insoumise. On ne mesure pas la force tranquille de ces monuments littéraires. Les bouquins, c’est un peu comme des vagues. En soi, une vague, c’est rien, c’est de l’eau qui bouge et, si vous construisez votre château de sable trois mètres au-dessus de la limite de la marée haute, vous avez toutes les chances de pouvoir narguer perpétuellement la mer, vous laissez les écrivains s’agiter et vous dominez sur la terre ferme. S’il en avait été ainsi, Neruda n’aurait pas dû fuir le Chili et son Canto General n’aurait pas été interdit, il est même probable qu’il aurait vécu un peu plus longtemps.

Ici, j’ai mis la photo d’un écrivain sud américain. Vu le contexte, vous pourriez penser qu’il s’agit de Pablo Neruda mais en fait, c’est pas le cas…

Au fait, le canto General, c’est un recueil de poésie. 15 000 vers. Il y a des gens qui lisent ça ? Il faut croire, sinon pourquoi l’interdire. Ça prend une plombe, non, de se coltiner 1000 pages des misérables ? Puis franchement, comparé à 50 shades of Grey, Hugo devrait au moins prendre des cours pour ce qui est du rythme. NON, et c’est à CA que je voulais en venir. Vous allez abandonner le projet de lire des classiques parce que ça prend du temps et c’est , précisément, que vous vous tromperez. S’il y a une qualité fondamentale que partagent Montesquieu, Steinbeck et Homère, c’est que leurs œuvres prennent du temps à être lues, et que, ce faisant, elles changent notre rapport à la rapidité d’appréhension du monde. Songez au nombre de gens qui ont intérêt à ce que vous absorbiez très vite, de manière presque subliminale et inconsciente, un message bref… et emmerdez-les. Crachez-leur au visage en disant : peut-être, oui, que t’as investi des milliers d’€ dans ton spot de campagne, que tu vas droit au but avec le mot qui fait mouche, peut-être bien qu’elle est vraiment courte, ta page de pub, peut-être bien que tu as réussi à produire un « flash info » où, en 18 secondes, tu me fais le bilan de la guerre en Syrie, de la fonte des glaces, du dernier concert des Vieilles Canailles et de Paris-Roubaix, mais je t’emmerde : je prends le temps. Je n’ai pas le temps, je précise, je le prends. C’est un peu comme cet article, voyez-vous :c’est vrai, il devient long et je risque de me faire taper sur les doigts par l’équipe de Mondoblog, mais qu’importe, j’aurais balancé ma poignée de sable dans l’engrenage. Le monde a besoin de tout sauf de gens qui prennent le temps de lire et c’est justement pour ça qu’il faut le faire. Le temps long de la lecture ne cadre pas avec l’immédiateté des tweets de Donald Trump et la meilleure manière de lui résister, ce n’est pas de retweeter la punchline de papy Sanders, c’est d’envoyer un exemplaire de Kerouak ou Henry Miller à un américain, ou de se le bouffer soi-même si on n’a pas de quoi payer les frais de port, à tout prendre, ce ne sera pas perdu. Le temps passé à lire, c’est du temps perdu pour l’abrutissement et la consommation.

Ici, j’ai mis un dernier intertitre

Pour finir, voici la liste des bouquins que vous DEVEZ lire pour valider vos humanités, vous m’en ferez une fiche de lecture détaillée et puis si vous n’êtes pas persuadés de vouloir réussir votre année, bah, lisez-les quand même, juste pour être des hommes meilleurs, je vous jure, ça marche, c’est comme le bicarbonate de soude ou le curcuma, on oublie trop souvent à quel point leurs propriétés sont innombrables :

–                                                                  (celui-là n’a pas pris une ride!)

–                                                                  (Je n’ai jamais entendu parler de celui-là, mais vous pourriez me convaincre de le lire).

 

Vous vous attendiez à quoi? C’est pas topito ici! Et puis le meilleur moyen de casser l’envie de lire un bouquin c’est de le prescrire alors lisez librement, c’est pas le choix qui manque mais, une fois dans l’année, préférez Primo Lévi à Marc Lévy.

Bonne lecture.


chasse, pêche et trahison

J’habite un pays d’élevage. Perchée à flanc de colline, ma maison côtoie une ferme dont le cheptel bovin totalise, à lui seul, plus de têtes que le hameau ne compte d’âmes humaines. J’habite un pays de chasse. Surplombant une vallée boisée, j’entends résonner, dès que l’automne enflamme les forêts, les coups de feu de ceux qui, d’un geste précis, viendront peut-être orner ma table de Noël d’un civet de chevreuil, de lièvre ou de marcassin.

Jeunes filles au village- Gustave Courbet. Il faudra quand même qu’il m’explique de quel village il parle…

Ainsi, autour de chez moi, l’animal comestible rythme les saisons et ponctue le paysage. Alors, annoncer que je m’apprête à participer à une opération de réduction de la quantité de viande qui finit dans mon assiette, c’est un peu comme pisser sur l’image d’Épinal de la vie champêtre que Gustave Courbet vous dresse depuis le début de cet article.

Après la chasse, Gustave Courbet, ou le réalisme des bottes impeccables après une journée dans les bois…

Une campagne de mauvais goût

Du coup, c’est décidé, je ne participerai pas à l’opération « 40 jours sans viande ».

N’hésitez pas à lire, ça rend moins bête parait-il.

Pas parce que j’ai un problème avec les sponsors de l’organisation. D’ailleurs, j’ai moi-même de l’argent chez Triodos depuis un bon moment et j’ai encore 20 ans de crédit hypothécaire à leur rembourser.

Pas parce que j’ai un souci avec l’effet de mode de ce genre d’opération. Je termine péniblement un mois sans alcool au profit de la lutte contre le cancer (et surtout contre mon embonpoint naissant) où j’ai tenté de me convaincre que le Chardonnay dévinifié goûtait autre chose qu’un mauvais pinard. Alors vous imaginez bien que moi, les effets de mode…

Pas parce que je doute de leurs affirmations sur l’impact écologique de l’élevage bovin. Mais stop, je me suis promis de ne pas faire de plaidoyer ici. En effet,il semblerait que dès que l’on prend la parole sur le sujet de la bidoche, on devient immédiatement un dangereux activiste donneur de leçon qui viole l’intimité de l’assiette de notre interlocuteur.

Non, je ne participerai pas à l’opération « 40 jours sans viande » … parce qu’en réalité, ça fait six ans que je tente de réduire ma consommation de viande (et que, bon an, mal an, j’y arrive). En mars, je serai juste un peu plus attentif que d’habitude.

Voilà. C’est dit. Je viens de me griller auprès de la moitié de la population de ma commune.

Eux et nous

Lors d’un débat sur une chaîne publique de mon pays, on m’a clairement fait comprendre qu’il y avait une sorte d’opposition viscérale, de guerre ouverte entre « Eux » et « Nous », entre ceux qui choisissent de réfléchir à leur consommation de viande et ceux qui, juste à côté, réfléchissent à sa production. Bizarre…

regardez le débat au complet sur le site de la RTBF , c’est toujours mieux que de se fier à un titre accrocheur!

Bizarre parce que le jour où j’ai pris une part dans une coopérative laitière qui soutient une juste rémunération des agriculteurs de chez nous (et du Sud), je pensais n’être pas l’adversaire tout désigné des éleveurs du cru.

Pour passer à l’action, c’est ici que ça se passe!

Bizarre : le jour où j’ai proposé à un agriculteur de venir faucher mon pré et d’emporter la majorité des ballots, je ne me sentais pas dans une position tellement hostile envers ses ruminants…

Bizarre parce que le jour où, sans scrupule, j’ai délié les cordons de ma bourse dans ce chouette resto du village d’à côté, je croyais n’être pas à couteau tiré avec les éleveurs environnants. J’avoue, j’avais une arme blanche en main, mais c’était plutôt pour m’en prendre au steak saignant dont la patronne m’avait affirmé qu’il était local, que pour commettre un agriculteuricide.

Allez faire un tour aux Doux Ragots si vous êtes dans le coin, ça vaut le détour!

Bizarre, enfin, puisque j’étais convaincu qu’il était tout à fait possible d’arriver à être, à la fois, un consommateur scrupuleux et… un citoyen engagé, un voisin sympa, un fin gourmet… On m’aurait donc menti ? Il serait foncièrement impossible de vivre sans trop de contradictions en se prétendant vaguement soucieux de l’environnement ET de son voisinage paysan?

Alors…

Au fond, plus j’y pense et plus je me demande : Qui participe à décrédibiliser l’image du fermier wallon ?

Le végétarien intermittent prêt à payer quelquefois le prix juste pour un pavé de bœuf ou l’agriculteur qui gave son bétail aux tourteaux de soja qui ont fait trois fois le tour de la planète avant d’arriver dans la mangeoire de ses ruminants ?

Qui a la plus grosse part de responsabilité dans la précarité actuelle des agriculteurs ?

Le mec qui mange de temps à autre un burger de légumes ou bien le ministre de la ruralité qui se sert du consommateur responsable comme d’un épouvantail pour flatter ses électeurs ruraux ?

Qu’aurions-nous à perdre à faire converger nos luttes ?

Et à Stéphane Delogne, porte-parole de la FUGEA qui scande « Il ne faut pas 40 jours sans viande mais 40 jours d’achats locaux, dans les fermes » je répondrai que ce ne sont pas 40 jours d’achats locaux qu’il faut pour changer la vie des agriculteurs wallons, c’est 365. Et je suis prêt à parier que, à l’échelle de la population toute entière, les consommateurs modérés de viande ne seraient pas les derniers à adhérer à ce genre d’opération.

Et à supposer qu’on ait pour but commun de sauvegarder l’environnement et les humains qui le cultivent, si on évitait de se lancer dans des querelles aussi stériles qu’un bœuf tentant de s’accoupler avec un steak de tofu ?

 


48 000 morts dans un attentat au camion bélier en France

C’est l’attaque la plus meurtrière qui ait eu lieu sur le territoire français depuis la Seconde Guerre mondiale. À titre indicatif, pour rappel, les attentats du 13 novembre 2015 avaient, quant à eux, fait 128 morts. Ce nouveau drame n’a pas encore été revendiqué par l’État Islamique bien que des indices sérieux laissent penser que l’Arabie Saoudite et les autres monarchies du Golfe aient leur part de responsabilité.

CC0. Author : StockSnap

Whaaaaat ?

Ceci n’est ni une information du Gorafi et autres Nordpresse, ni une vérité qui dérange dénichée sur un site complotiste (pas de lien hypertexte, ici, pas envie de leur faire de la pub). C’est le très sérieux journal Le Monde qui révélait le chiffre en juin dernier. L’info avait déjà fait l’objet d’un article du même journal en mars 2013, mais la journaliste était alors restée très mesurée, avançant que le bilan des pertes humaines était sujet à caution. Il aura encore fallu trois ans et un bilan chaque année similaire pour que le journal reprenne l’info sous une forme affirmative cette fois. La presse spécialisée, de son côté, le répétait pourtant depuis longtemps tandis que pour leur part, les feuilles de chou du groupe Sudpresse ne réservent encore à l’événement que quelques lignes truffées d’imprécisions.

Hein ?

-Tu veux dire qu’il y a eu un attentat meurtrier d’une ampleur pareille et que les médias rechignent à balancer l’info ?

-Oui.

-Oui et quoi ? Oui, mais quoi ?

-Oui, c’est tout.

– …

On veut des détails!

L’info complète, la voilà : selon une étude de Santé Publique France, 48 000 personnes meurent chaque année du fait de la pollution de l’air. Cette étude, parue en juin 2016, vient corroborer celles, plus anciennes, de la Commission Européenne et du Journal of the American Medical Association. Ça va, c’est fiable ? De toute façon, si vous voulez lire, les liens sont ci-dessus (quoi? vous n’avez pas cliqué ? tssss).

Les médias en parlent. Certes, pas assez, pas au point d’en faire leur Une plusieurs jours durant comme c’est le cas quand un taré abat une quinzaine de personnes dans une épicerie cachère ou sur un marché de Noël, mais ils en parlent ! Attention, je ne relativise pas la gravité des tueries djihadistes, mais si on considère que chaque vie humaine a autant de valeur, alors, force est de constater que le bilan meurtrier de la pollution de l’air est autrement plus morbide que celui de Salah Abdeslam. 48 000 contre 128. C’est un peu comme un match gagné 371 – 1 par l’Occident pollueur contre Daesh. Comment ça se fait que la DH (la Dernière Heure, journal belge) fait toujours sa Une avec une équipe de loosers ?

CCO. author : SD-Pictures

Quel serait l’argument rationnel pour parler davantage du djihadisme que de la pollution ?

Que chaque tuerie isolée fait partie d’une tendance plus large qui menace nos vies ? Et la pollution pas peut-être ?

Que ça nous surprend dans notre quotidien, menace notre mode de vie ? Hum !

Que la violence des attaques installe un climat de terreur au quotidien ? Pas faux… mais justement, si on met de côté le poids des mots, le choc des photos, ce climat de terreur il est dû à quoi ? Parce que comme le rappelait avec humour Louis T, nos chances de mourir du terrorisme sont de 1/116 000 000, soit 250 000 fois moins de chance que de mourir du cancer.

Au fond, si c’était juste une histoire de médias, je ne m’en ferais pas plus que ça. Ça fait longtemps que, quand survient un attentat, j’attends environ cinq jours avant d’ouvrir un journal. Ça me permet d’avoir directement le résumé des faits plutôt des doubles pages de dossiers spéciaux truffés d’approximations, des reportages sur la mosquée de Molenbeek et des biographies de crétins dégénérés endoctrinés sur sharia.org.

Le problème de fond, ce n’est pas tellement que le poids des mots et le choc des photos, ça fait vendre du papier. Non, ça, on s’y fait.

Le problème, c’est que ce sont ces mêmes mots et ces mêmes photos qui font gagner des élections à une poignée d’opportunistes heureux de faire du terrorisme, leur priorité budgétaire le temps d’une législature… ou deux, ou trois. Je ne parle pas de Trump, là : à part trois jours avant la COP 21, combien de fois avons-nous entendu notre premier ministre parler de pollution ? Mieux vaut ne pas comparer au nombre de fois qu’il a pris le micro (ou l’a cédé, penaud, à son ministre de l’Intérieur) pour nous déclarer, la gorge serrée, que pour protéger mémé, il renforcera la présence militaire devant les Delhaize et les Intermarchés (enseignes de supermarchés).

Cette sécurité-là, aussi illusoire que la menace contre laquelle elle est censée nous protéger, elle coûte pas mal au portefeuille du citoyen et la tune qu’on met pour promener nos troufions dans les rues, surpriiiiise, c’est de l’argent qu’on n’aura plus pour envisager une transition écologique sérieuse. Et si vous trouvez que le chemin de fer est un gouffre financier, essayez la Défense, c’est un bon vaccin !

L’affaire climat

Pas besoin de vous faire un laïus : au-delà de l’enjeu de la pollution de l’air, c’est toute la dégradation de l’environnement et du climat qui se trouve être une dégradation directe de notre qualité de vie. Pour le dire plus directement, à chaque fois qu’on construit une bretelle d’autoroute ou qu’on finance les voitures de société, on assassine, paisiblement, quelques milliers de citoyens. Ils ne meurent pas en entendant un demeuré crier Allahu akbar mais au fond, c’est vraiment important, les derniers mots qu’on entend quand on meurt ?

L’affaire climat, capture d’écran de https://affaire-climat.be/ le 29/01/16

Alors pour faire un peu bouger les lignes de priorités, on est plus de 16 000 à avoir rejoint « l’affaire climat ». On est plus de 16 000 à faire appel à la justice pour faire revenir les enjeux environnementaux au centre priorités politiques. On le réclame, pas parce que ça nous fait tripper de voir des papillons qui butinent, d’acheter du pain bio et de mater des jolies filles à vélo, non, on le réclame parce que c’est un enjeu de sécurité. On le réclame parce qu’on a 250 000 fois plus de chance de crever à cause des particules rejetées par un camion que sous les pneus d’un djihadiste au volant. Alors si tu es belge, rejoins l’affaire climat et puis si tu ne l’es pas… bah essaye quand même de faire bouger les lignes, ce serait con de crever (plus vite) à cause d’un bidon de diesel.


Et maintenant on fait quoi ? #MondoChallenge

Gueule de métèque et gueule de bois

Tu te réveilles le matin et tu lis ça dans le journal :

Alors on fait quoi ?

On a écrit des centaines d’articles pour éclairer les gens sur ce qu’était vraiment la migration. Le fact-checking, d’abord. À grand coups de chiffres fiables du CGRA (Commissariat Général aux Réfugiés et aux Apatrides) et du centre Myria (Centre fédéral migration), on a démonté leurs délires. En 2016, 15 478 demandes d’asile acceptées. C’est même pas un Belge sur 1000, les gars ! Et ils parlent d’invasion ?
Ensuite on a testé les photos chocs : il a fallu un enfant mort noyé pour un sursaut d’humanité, et quel sursaut ? Aujourd’hui, Aylan est oublié et si, d’aventure, les médias osaient montrer à nouveau une photo similaire, on les accuserait de réchauffer de l’info. Comme si on sortait les Syriens d’un congélo pour les servir au 20 heures sur TF1.

 

On a essayé le storytelling. Un journaliste complètement barge a été jusqu’à faire lui-même la route des migrants de la Syrie jusqu’à Calais pour raconter, jour après jour, via Facebook, Twitter… le quotidien de ceux qui fuient la guerre.

 

On a écrit des chansons, gribouillé des dessins, monté des spectacles, des campagnes, des films, des expos, des valises pédagogiques pour chaque jour expliquer pourquoi des hommes et des femmes quittaient leur terre natale pour partir ailleurs. Dans le pays voisin le plus souvent. En Europe parfois.

77 Belges sur 100. On a essayé de les faire rire, de les faire pleurer, de les révolter, de les dégoutter, de les indigner, de les énerver, de les exaspérer, STOP !

Alors on fait quoi ?…

…Maintenant on continue.

« Noir jaune blues », je l’ai lu leur sondage. Il est fiable parait-il. Peu importe ! Ce serait un canular grossier monté par des fachos sans scrupule que ça ne changerait rien ! Ils ont le nombre pour eux ? On a pour nous l’humanité.

Et donc ? On continue.

On fait comme cette femme qui était assise dans mon bus hier soir. Elle a passé le trajet à essayer de communiquer et d’apprendre le français à son voisin, un migrant qui retournait vers son centre d’asile. Cette femme, c’est ma Rosa Parks à moi. Rosa était seule quand elle est montée dans son bus à Montgomery ce jour de décembre 1955. Rosa a vu son gouvernement la casser comme le gouvernement français casse en ce moment Cédric Herrou. Rosa était seule. Huit ans plus tard, ils étaient 250 000 devant le Lincoln Memorial à Washington.

Martin Luther King Jr. addresses a crowd from the steps of the Lincoln Memorial where he delivered his famous “I Have a Dream” speech during the Aug. 28, 1963, march on Washington, D.C. (Photo courtesy of the U.S. Department of Defense Archives)

On est des milliers de parents, de profs, d’animateurs, d’artistes. On est infatigables et on a avec nous un nombre exponentiel d’enfants, d’élèves, d’animés, de spectateurs. On prépare une génération de gamins et de gamines éduqués, ouverts d’esprits, solidaires, bref, humains. On est des milliers à savoir que…

🎵  L’essentiel à [leur] apprendre c’est l’amour des livres qui fait
Qu’[ils] peuvent voyager d’[leur] chambre autour de l’humanité,
C’est l’amour de [leur] prochain même si c’est un beau salaud,
La haine, ça n’apporte rien, puis on en crèvera bien assez tôt.

Il ne se passera pas huit ans avant notre rendez-vous du 28 août 1963.

Et puis on fait quoi ?…

…Maintenant on passe à autre chose !

Parce que c’est pas râler sur le nombre de migrants qui va nous nourrir demain. Et personnellement, je préfère savoir que mon voisin agriculteur a les moyens de donner à bouffer à ma famille que de savoir si ses grands-parents étaient roumains ou polonais.

Parce que c’est pas râler sur le nombre de migrants qui va fournir notre électricité de demain. Et personnellement je préfère savoir qu’on a assez d’éoliennes pour faire tourner nos ordis plutôt que de me demander si le mécanicien qui les répare s’appelle Béchir ou Jean-Marie.

Parce que c’est pas râler sur le nombre de migrants qui, demain, remplira nos citernes à mazout ou les réservoirs de nos bagnoles. Et le jour où on manquera de pétrole, on s’en foutra pas mal de savoir si le petit Hafez apprend assez vite le français dans son école à Molenbeek.

Il y a peut-être 8 676 290 belges qui ne sont pas d’accord avec moi sur l’accueil des migrants mais je suis prêt à parier qu’on est pas loin d’11 millions à vouloir s’éclairer, se chauffer et bouffer. Alors on s’y met maintenant parce qu’elles sont là les questions importantes!

CCO : Pierre Dargatz


Sauvez un enfant pauvre, lisez ceci

Noël, charité et politique au royaume de Belgique (et ailleurs)

Ça y est, c’est Noël et avec le temps des fêtes, on a vu se multiplier un peu partout les opérations com’ des œuvres caritatives visant à récolter un maximum de fonds pour les plus démunis. Aujourd’hui, en 2016, charité bien ordonnée, commence par… un bon coup de pub !

Sur la forme

Sur la forme, avouons que ça pose question : une cause est-elle plus juste, plus noble parce qu’elle est parrainée par le dernier chanteur branché ou parce que des animateurs radios s’enferment dans un cube de verre pendant 6 jours et 6 nuits ? Non. Mais la question est mal posée. Si les pitreries de quelques nantis peuvent soulever un élan de solidarité à l’égard des plus démunis, le jeu en vaut la chandelle. Définitivement. Inconditionnellement. Si, lassé des images de misère et de précarité qu’on lui assène à longueur de journaux, le spectateur demande à être diverti, à être surpris, à être impressionné pour délier les cordons de sa bourse, soit. Ne crachons pas dans la soupe… populaire.

Sur le fond

Sur le fond, on peut se réjouir que, malgré la disparition de la pratique religieuse chez bon nombre de croyants occidentaux, Noël provoque encore, année après année, un élan de charité (plus si) chrétienne. De quoi donner raison à tous celles et ceux qui clament que, malgré les églises vides, les bonnes valeurs issues de la tradition catholique ne se perdent pas ! Pas faux. Sauf que ça fait déjà un moment qu’avec la fin du règne sans partage de l’Église Catholique sur les indigents… autrement dit, avec la fin du moyen-âge s’est développé, très lentement mais surement, une alternative à « la petite pièce au mendiant à la sortie de la messe ». Son nom ? la sécurité sociale.

Solidarité

Décennie après décennie, l’État a repris à sa charge l’organisation d’une solidarité institutionnalisée. Institu… quoi ? L’idée c’est que grâce à des mécanismes de redistribution équitables, ce ne serait plus le pauvre le plus visible, le plus touchant, le plus « comme il faut » qui raflerait les piécettes à la sortie de l’Église. Finie l’assistance sélective et perpétuelle. Finie l’hypocrisie coupable qui consiste à maintenir à flot une société inégalitaire en se donnant bonne conscience. L’État apporte une aide à tous ceux qui en ont besoin selon des critères objectifs. Et pas pour gagner une hypothétique place au paradis, pour faire advenir une société meilleure ici et maintenant.

Ne soyons pas naïfs…

L’assistance de l’État, ce n’est quand même pas la panacée. Avouons-le : après quasi un siècle de conquêtes des partis sociaux-démocrates, force est de constater que la misère n’a pas exactement disparu en Europe de l’Ouest, pas plus qu’ailleurs dans le monde, d’ailleurs. Il y a donc des gens qui continuent à vivre mal or déposer un bulletin – fut-il de gauche – dans l’urne électorale ne suffit donc pas à faire reculer la précarité.

Alors on fait quoi ?

Et si on juge que l’État n’en fait pas assez pour les sans-abris ? les handicapés ? les immigrés ? les vieux ? les enfants ? les femmes ? On fait quoi ? On donne sa petite pièce à Viva For Life et aux Restos du Cœur ? Oui mais alors on en revient au problème du début : une indignation sélective et tributaire de l’efficacité du montage marketing…

Une excellente prof d’économie sociale à l’Université de Liège, Sybille Mertens, avait coutume de nous expliquer que l’argent que le citoyen lambda verse aux associations, c’est aussi un signal qu’il envoie à son gouvernement pour lui dire « hé ho, les gars, ça va pas, là ! Vous ne consacrez clairement pas assez à cette minorité qui est dans le besoin, c’en est à un tel point que je dois donner de ma poche et ce n’est pas normal, je paye des impôts pour que vous vous occupiez de tout le monde ! »

Faut pas non plus se foutre de nous…

Que le citoyen lambda apporte sa part à des opérations de solidarité, pourquoi pas. C’est –aussi- un signal qu’il envoie aux responsables politiques : « je suis prêt à payer plus d’impôts puisque, par moi-même, je donne spontanément de l’argent à une association ». Là où ça me pose vraiment un problème, c’est quand des hommes et des femmes politiques, tout désignés, donc, pour être les relais de la solidarité « institutionnalisée » se mettent à soutenir de pareilles campagnes.

Pourquoi font-ils cela?

Parce que les conseillers en communication de « Viva for Life » sont plus performants que ceux de leurs Centres Publics d’Action Sociale locaux. Parce que consacrer quelques heures, face caméra, à Noël, à une ASBL, ça rapporte plus de voix que de s’investir au quotidien pour les plus démunis. Parce que si on apparait comme quelqu’un de généreux, de désintéressé, ça fera oublier qu’on vole aux citoyens 500€/minute à ne rien décider dans des réunions d’intercommunales (hein Anne Delvaux, hein Claude Emont).

Et du coup ?

Alors OUI, si nous voulons agir visiblement, immédiatement et si nous sommes un citoyen qui se sent incapable de faire quoi que ce soit d’autre, soutenons ces récoltes de fonds, soyons charitables. Mais souvenons-nous que nous ne sommes pas, justement, des incapables. Souvenons-nous que nous devrions avoir mis en place, depuis belle lurette, des institutions qui rendent obsolètes ces mécanismes de solidarité. Une allocation de chômage, bien sûr, ce n’est pas aussi photogénique qu’un cadeau sous le sapin déposé par une animatrice radio sexy mais c’est autrement plus efficace pour lutter contre la pauvreté.

Alors joyeux Noël bien sûr, mais surtout bonne année solidaire.


1452

“1452!”

Avec ma tignasse en bataille et la naïveté du prof débutant, j’étais persuadé que la seule évocation de cette date tirerait mes élèves de leur torpeur matinale dans cette classe en gradin d’un athénée liégeois délabré.

Jésus serpent à plumes

« 12 octobre 1452 ! » répétai-je magistralement. « Date de la découverte de l’Europe par… »
« Tezozómoc » répondit, la voix embuée de sommeil, un adolescent métis du deuxième rang. « … pour le compte du roi Moctezuma 1er, Tezozómoc, accoste à Guernesay, il pense avoir rejoint la Californie par l’Est… » continua-t-il encouragé par mon mutisme approbateur. La satisfaction dut se lire excessivement sur mon visage, car le bon élève rougit, se tassa sur sa chaise et enfonça les mains dans les poches. Il adopta un air nonchalant, de peur de passer pour un fayot auprès de ses condisciples. Dans les yeux de ces derniers, pourtant, au fil de la réponse s’était allumé une lueur ténue et certains s’étaient même fendu d’un peu crédible « ah oui, mais je le savais »…

CCO : Credit : Rujhan Basir
CCO : Credit : Rujhan Basir

Le vieux fond monothéiste et le syncrétisme qu’on a élaboré au fil des générations fait qu’on peut bien parler d’une culture occidentale qui va de Dublin à Téhéran et de Rabat à Göteborg.

Convaincu que je ne tirerais rien de plus des élèves, je me résolus à dispenser ma réflexion avec toute la verve de l’acteur résigné qui commence son one-man-show devant une salle déserte. « C’est un lieu commun de dire que notre identité d’Occidentaux est façonnée par cette date et pourtant, il faut le répéter, le répéter inlassablement. Comprendre notre histoire pour comprendre qui nous sommes aujourd’hui. Même si de moins en moins de personnes sont croyantes parmi vous, le fait que nous avons assimilé des personnalités telles que Noé, Jésus ou Mohamed à des émissaires des Quetzalcoatl a défini la manière de vivre la foi des croyants de notre partie du monde pendant plus de cinq siècles. Bien sûr, vous pouvez trouver ces croyances absurdes et primitives, mais le vieux fond monothéiste et le syncrétisme qu’on a élaboré au fil des générations fait qu’on peut bien parler d’une culture occidentale qui va de Dublin à Téhéran et de Rabat à Göteborg. »

Civilisation de loosers

Je les avais perdus. La religion ne devait pas être le point d’entrée adéquat. Nouvelle tentative. « Le colonisateur aztèque nous a apporté sa langue, et d’ailleurs, vous êtes bien contents de parler nahuatl pour pouvoir voyager, pour faire du business ou simplement vous y retrouver dans un métro à Rome ou Istanbul. Imaginez un monde où vous ne parleriez que français ou anglais, vous n’iriez pas bien loin ! » Ma dernière remarque provoqua un timide éclat de rire. « 1452, c’est le début de la mondialisation, et par-delà la religion et la langue, il faut bien admettre que c’est une confrontation avant tout économique et politique… » je marquai une brève interruption « … dont on est sortis gagnants !

Objectivement, en 1452, nous n’avons ni les ressources, ni les moyens technologiques, ni les structures politiques assez solides pour construire un modèle de société durable. La civilisation est sur le point d’imploser.

Vu de l’extérieur, personne n’aurait parié sur nous au XVIe siècle. L’Europe et le bassin méditerranéen sont exsangues à force de multiplier les schismes religieux puis de se faire la guerre autour de ce motif. Les chrétiens se battent avec les musulmans, les juifs sont persécutés… C’est une pagaille sans nom. On n’a pas à en être fier. Objectivement, en 1452, nous n’avons ni les ressources, ni les moyens technologiques, ni les structures politiques assez solides pour construire un modèle de société durable. La civilisation est sur le point d’imploser. C’est l’atout majeur du colonisateur. À Tenochtitlan, Moctezuma 1er a mis en place un modèle de société solide. Avec la laine, le blé et les esclaves européens, l’économie de tout le continent aztèque va rentrer dans un âge d’or qui permettra un développement technologique sans précédent. »

CCO : Crédit : Paula Mondragon
CCO : Crédit : Paula Mondragon

Madre de Dios!

Alors que j’égrenais mon sermon, deux filles hispaniques, au dernier rang, questionnaient leur smartphone, fruits de la dernière, et de la seule révolution technologique pertinente à leurs yeux. « On ne va pas se mentir, les colonisateurs ne sont pas venus pour “partager leur culture pacifiquement”, il faudrait être un homme politique complètement niais pour prétendre un truc pareil. La relation entre le colonisateur et nous était complètement inégalitaire et c’était normal : on était ridicules et barbares alors qu’eux étaient civilisés. Pourtant sans que les colons aient réellement pu le maîtriser, un métissage s’est produit entre le nahuatl et nos langues indo-européennes. Notre identité d’Occidentaux n’a pas été complètement gommée par la colonisation. Aujourd’hui encore, dans nos contrées et dès notre plus jeune âge, on continue à appeler notre génitrice « mātar » en Iran, « mother » au Nouveau-Xoconochco, « madre » au Nouveau-Yukatan et « mère » en français, c’est la trace qu’il existe quelque chose en-dessous de la langue du colonisateur, une culture occidentale commune… »
« Enfin, monsieur, ça nous sert à quoi de savoir qu’on a des points communs avec d’autres provinciaux comme les Roumains ou les Libanais ? Si on veut être quelqu’un dans la vie, il faudra aller à Mexico, alors autant apprendre directement la culture nahuatl plutôt que perdre son temps avec des dialectes et des traditions débiles ! »

Fuir la vieille Europe!

Mon visage s’empourpra, j’avais beau les avoir entendus cent fois, ces arguments me fatiguaient « mais enfin, émigrer, émigrer, émigrer, vous n’avez que ce mot-là à la bouche ! Et pour aller où ? Pour s’amasser dans les banlieues-dortoirs de Mexico, d’Oaxaca ou de Tizipan ? Il ne vous est jamais venu à l’esprit qu’il pouvait y avoir des choses qui vaillent la peine à Paris, Londres ou Berlin ? » Aucun élève ne se donna la peine de dissimuler son sourire narquois à l’évocation de ces villes qui ne faisaient, au regard des mégapoles mexicaines, pas rêver grand monde.

Une question de perspective…

Imperturbable, je poursuivis : « Oui, pendant des siècles, la première mondialisation s’est construit autour de ces centres dont l’Europe, le
Maghreb, le Moyen-Orient n’étaient que des périphéries, des pourvoyeurs de matières premières et de main d’œuvre à bas coût. Résultat ? Le Mexique s’est enrichi tout en nous vendant un rêve, un rêve qui s’abreuvait de la sueur des blancs. Pour leur dire quoi, au final, à ces blancs ? Que le sous-continent aztèque ne pouvait pas accueillir toute la misère du monde ; qu’on était des profiteurs ; que nos cultures, aussi appauvries qu’elles puissent être, menaçaient la leur ; qu’on était des arriérés. » Quelques étudiants, surpris par mon emportement soudain, rangèrent leur téléphone et reportèrent leur attention à mon discours.

Le péril blanc

« Alors il faudra qu’ils m’expliquent en quoi le mont Saint-Michel, les églises byzantines et le Colisée menacent la sécurité intérieure des citoyens aztèques. Pour ce qui est de notre prétendue arriération, 500 ans de pillage et d’occupation coloniale y sont peut-être pour quelque chose. Nous, des profiteurs ? Non, mais vous imaginez ? Les mecs ils ont nourri leurs dieux avec nos vies, ils ont construit leurs temples avec nos pierres et c’est nous qui serions censés être des profiteurs ? Qui sait ce que l’Europe aurait construit durant 500 ans si on lui en avait laissé la possibilité ? Qui sait à quoi ressemblerait un monde où les idées de nos penseurs, un monde où nos valeurs, nos modèles politiques auraient eu la main. C’est de l’utopie, je le sais bien, mais donnez-vous la peine d’imaginer ce qui se serait passé si, au XVe siècle, nous avions mis les pieds sur leur continent et non l’inverse ! Inversez la perspective et vous verrez ce que c’est qu’être l’Autre ! Imaginez que vous êtes le dominateur, le donneur de leçon, celui qui a raison même quand il a tort ! Allez, prenez un stylo, une feuille de papier et écrivez : « Nous sommes le 12 octobre 1492… »

Pour aller plus loin…

Ce billet ne serait rien sans… (en vrac)

L’excellente interview de Serge Gruzinski dans le XXI, numéro 36 d’automne 2016. Le mec est un penseur de l’histoire globale qui enseigne aux États-Unis, au Brésil, en Chine et en France, une pointure !

Le cours d’histoire de la civilisation européenne d’Alexis Wilkin, un des plus puissants outils de déconstruction de certitude que j’aie pu rencontrer puisqu’il est parvenu à me convaincre qu’il n’existait ni histoire, ni civilisation, ni Europe. Derrida n’aurait pas fait mieux.

Le jeu Civilization II, III, IV, V, VI… auquel j’ai joué des nuits entières, un moyen comme un autre de refaire le monde, aussi chronophage et contreproductif qu’une soirée entre gauchistes, mais moins social.

Le cours d’histoire de la littérature hispano-américaine de Kristine Vanden Berghe que j’ai suivi d’une oreille attentive alors même que je lisais les aventures africaines de Ryszard Kapuscinski tout en écoutant les rythmes jamaïco-berbère d’un groupe de ska franchouillard.

Le roman de Mélanie Sadler : Comment les grands de ce monde se promènent en bateau que je n’ai jamais lu et qui élabore l’idée que Souleymane le Magnifique ait pu être, en réalité été un prince aztèque fuyant les persécutions de Cortès. Et pourquoi pas ?

Wikipedia qui m’a appris que le prédécesseur de Moctezuma 1er s’appelait Itzcoatl et son successeur Axayacatl. Ça peut paraitre sans importance, mais imaginez un peu le temps qu’il aurait fallu, avant Wikipedia, pour trouver aussi rapidement une info sans intérêt !

Des voyages à la pelle : je n’ai jamais mis un pied en Amérique centrale (invitez-moi, invitez-moi, invitez-moi !), mais plus je rencontre de Québécois, d’Haïtiens, de Rwandais, de Turcs et de Malgaches, plus je doute du fait que mon nombril ait jamais été le centre de gravité de la planète entière. À force, si on est quelques-uns à s’accrocher à l’idée, on pourrait même finir par être plus crédibles que Trump, Farage, Le Pen, Francken… ces imbéciles heureux qui sont nés quelque part.


J’ai testé pour vous… le village de la Francophonie à Tananarive

En une semaine, j’aurai posé à côté de François Hollande, de Michaëlle Jean, du Président malgache, de la directrice de RFI, du ministre ivoirien de la Jeunesse et des télécommunications, de la ministre canadienne du Développement et de la Francophonie et probablement de toute une autre série de personnalités dont je n’aurais pas réussi à saisir le titre et la fonction avant qu’ils ne continuent leurs tournées de poignées de main.francophonie-drapeaux

Suivre une formation au village de la Francophonie, c’est un peu comme être au centre de ce qui se fait de plus important à Madagascar en 2016 tout en n’étant pas vraiment à Madagascar. En arrivant à Antananarivo, j’ai sillonné les rues de la capitale, le temps d’une matinée, puis la semaine de Sommet et de formation commençant, s’est installé un va-et-viens routinier qui me laisse penser que je n’aurais vu de Madagascar, en définitive, que son village francophone et son hôtel Anjary.

Village de la francophonie

 

Alors parlons-en de ce village : on a beau dire, même si les peintres et les maçons étaient toujours à l’œuvre alors que les stands étaient en train d’être installés, même si l’électricité n’aura cessé, durant toute cette semaine d’aller et de venir au gré des délestages, même si les chapiteaux ont dû pallier les salles qui n’avaient pas été construites à temps… on a beau dire, ils ont su y faire, les malgaches. Le tout donne une impression de lieu extrêmement propre, soigné, lumineux, coloré, moderne, un vrai village-témoin de catalogue Thomas et Piron.

 

village-francophonie-2

 

Au milieu de ce village, on trouve des stands promotionnels d’à peu près tout ce qui se fait aux quatre coins de la Francophonie, depuis l’ONG sénégalaise jusqu’au pavillon marocain venu alimenter les clichés à grands renforts de thé, de tapis et de musiciens traditionnels, depuis le très épuré « salon France », grande pièce bleue et blanche avec trois écrans interactif jusqu’au petit stand du Nouveau-Brunswick, 4 mètres carré, plein comme un œuf, chacun y va de son opération marketing tellement lissée qu’on pourrait voir s’y refléter l’ombre du conseiller en communication qui l’a polie.

Alors vu qu’une vitrine et un vernis propret, c’est vite lassant, j’ai choisi une fois de plus d’aller voir derrière, ce qui s’y passait.

La trogne de Madagascar


Derrière, j’ai croisé Thierry, spécialiste malgache des nouvelles technologies, une sorte de hipster africain prouvant une fois de plus que l’Afrique, si elle avance pas à pas à coup de projets de développement, ne se résume pas à cela. Le taux de pénétration d’internet tourne autour de 3% à Madagascar aujourd’hui. C’est peu, avouons-le. Mais si dans ces 3 %, on compte des individus capables de faire avancer notre rapport au web, on aurait tort de l’éclipser sous couvert d’aide humanitaire.

le visage du Camerounmireille Flore

Derrière la vitrine, j’ai croisé Mireille, mère au foyer camerounaise qui assume et revendique à qui veut bien l’entendre son identité de mère au foyer. On ne peut que respecter une telle pugnacité dans la volonté de mettre en valeur ce rôle que la société occidentale moderne a relégué au rang des positions viles, vestiges d’une époque dépassée. Je n’aurais jamais cru l’écrire, mais mère au foyer, pour Mireille, est vécu comme l’avant-garde de la modernité dans sa place de femme, et je le dis sans aucune forme d’ironie.

La bouille de l’Afrique du Sud

amelie

Derrière le vernis j’ai croisé Amélie en qui j’ai retrouvé une belle part de mon propre parcours et croyez-le ou non, ça fait du bien de se rendre compte qu’on est quelques-uns à suivre des chemins parallèles : française, scoute, migrante au Burkina-Faso puis dans les townships d’Afrique du Sud. Elle aussi veut que sa maison, son travail et sa vie de famille ressemblent à son engagement. Elle aussi est convaincue que, de l’oublié de Soweto à l’incarcérée de Fresnes en passant par le réfugié syrien, on ne construira une société meilleure qu’en la construisant avec tout le monde. Pfiou ! On n’est pas seuls !

Et la tête de la Thaïlandeadrien

Derrière le vernis, j’ai croisé Adrien qui m’a entrouvert les portes d’une expatriation si proche et en même temps si lointaine de la mienne. En quelques échanges, il m’a démontré à quel points être belge au Rwanda et être français en Thaïlande se ressemblait, mais à quel point, au-delà de ces expériences communes nous attendent un monde inépuisables de découvertes culturelles qui, sur chaque continent, dans chaque pays, se renouvellent et donnent tout leur sens à cette expérience de vie exceptionnelle que représente le voyage.

Quatre rencontres

Quatre rencontres qui en termes de contenu auraient pu remplir à elles seules toutes les vitrines, tous les stands protocolaires et toutes les poignées de main photogéniques d’un village artificiel. Si ce village était nécessaire, alors tant mieux, il aura rempli sa fonction : faire se rencontrer des peuples qui ne partagent rien entre eux sinon une langue, une histoire et de bribes de culture. Le reste n’est que tissage… et lien social !