Tanguy Wera

Les élections sont finies, place à la démocratie !

Dêmos : gr. δῆμος

Ils sont acteurs et actrices de changement. Ils sont artistes, professeurs, journalistes ou chercheurs. Ils ont deux points communs. Le premier, c’est que j’ai de l’estime pour eux. Par l’art, l’éducation, la recherche ou l’action, ils participent à façonner le monde dans lequel j’aspire à vivre : une société cultivée, éduquée, critique et mobilisée. Puis ils sont franchement sympas aussi, ce qui, à l’heure de l’apéro, peut se révéler plus qu’agréable. Le deuxième, c’est qu’ils ont une fâcheuse tendance à se méfier… disons même à critiquer ouvertement la démocratie représentative et les élus qui nous gouvernent.

Le 14 octobre dernier, j’ai été élu échevin*. Vous voyez où est le problème…

Démocratie(s)? #DTG (CC BY)

À partir de là, j’ai deux solutions : soit je sombre dans la schizophrénie et un trouble dissociatif des plus pathogènes… revêtant à la scène mon écharpe d’échevin et en coulisse, ma cape de pourfendeur de « tous ces pourris », histoire de pouvoir continuer à boire des verres avec les gens que j’apprécie…

Soit j’essaye de les réconcilier.

Encore des maux

Cela faisait déjà quelques temps que j’avais fini de lire Contre les élections de David Van Reybrouck. Quelques mois plus tard, je participais au financement d’un documentaire sur la démocratie par les génialissimes auteurs de Datagueule. Conséquence ? Ils avaient fini de me convaincre que notre mode de scrutin ne correspondait en rien à une démocratie.

VAN REYBROUCK David, Contre les élections, Arles, Actes Sud, 2014

Masochisme ? Déni ? Syndrome de Stockholm ? Je m’étais quand même présenté aux élections.

Ça faisait de moi un interlocuteur pour le moins… peu crédible pour aller défendre les thèmes de sociocratie, d’élections sans candidat, de démocratie participative, de tirage au sort, etc. En période d’élection, en 2018, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche en passant par l’extrême-centre, du Brésil à l’Afghanistan en passant par le Cameroun, les Etats-Unis et le Luxembourg, il ne se trouve pas un seul candidat qui n’affirme pas être le candidat du peuple, représentant légitime – dans le même temps – de la ménagère quinquagénaire, l’agent pénitentiaire, l’ouvrière, le fonctionnaire, la garde-barrière, le gestionnaire de rente viagère, la locataire démissionnaire et le grand propriétaire.

En même temps, mener une campagne en affirmant qu’on n’est apte à représenter qu’une seule personne : le prof-trotteur de vingt-huit ans, marié et père d’un petit garçon de onze mois, c’est s’exposer à ne remporter qu’une seule voix, la sienne, ce qui, dans le jeu d’une élection au suffrage universel, présente le fâcheux désavantage d’être plutôt… handicapant.

Alors, j’ai attendu.

La campagne est aujourd’hui finie et je peux l’affirmer haut et clair :

« Je suis incapable de représenter l’ensemble de mes coreligionnaires ! »

Alors, que faire ?

Rien que des mots?

Ce qu’on a toujours fait : autour d’une table ou bien d’une bière, d’un doc excel ou d’une cafetière, la tête en l’air, les pieds sur terre : discutons !

Les élections sont finies, maintenant place à la démocratie !

Démocratie(s)? #DTG (CC BY)

Comme à Barcelone, à Montréal, à Kingersheim, à Reykjavik, à Ungersheim, à Grenoble mais… à la mode de chez nous.
De l’école à la maison communale en passant par la salle ou la place de chaque village, autour d’un film ou d’un projet de mobilité, d’un crapeauduc* ou d’un budget.

Échangeons, parlons, communiquons ! Débattons à bâton rompus ! Ne décidons rien sans avoir entendu un avis différent du sien. Réconcilions chaque être avec la politique puisque, comme disait Gramsci : « Celui qui vit vraiment ne peut qu’être citoyen, et prendre parti. » L’avis et la vie ne forment qu’un alors vivons, devisons, révisons et avisons ensemble ! Que les maux cèdent la place aux mots… Des mots, des mots fragiles, pas des mo…nologues mais démo… cratie !

Démocratie(s)? #DTG (CC BY)

*Un échevin est un élu adjoint au bourgmestre, c’est-à-dire au maire, en Belgique.

*Le crapauduc est un tunnel qui passe sous la route pour que les animaux traversent sans se faire écraser.


Apologie d’un loser magnifique

C’est l’histoire d’un loser, un perdant, un raté. Un de ceux dont on se demande même comment leur nom parvient à ne pas être effacé par le temps alors qu’ils n’ont en rien influencé le cours de l’histoire. Son nom justement ? Louis Meigret.

Tenez, essayez : tapez son nom dans la banque d’image d’un moteur de recherche et vous verrez apparaître… le visage d’un héros de Simenon quasi homonyme incarné par Bruno Cremer, celui d’un missionnaire des îles Sandwich et le profil Twitter d’une Vénus Hottentote. Sa notice Wikipédia tient dans un mouchoir de poche. Quand on voit la longueur de celle consacrée à Cyril Hanouna, il y a de quoi le faire pâlir d’envie.

Sa faute ?

Quel tort a bien pu commettre cet homme pour être à ce point dédaigné par l’Histoire ?

Louis Meigret était grammairien. Bon, d’emblée, on se fait une vague idée des raisons toutes plus ou moins valables de reléguer cette triste catégorie d’individus au fond des placards de l’Histoire. Après tout, en connaissons-nous beaucoup, des noms de grammairiens célèbres ? Alors, pourquoi plutôt celui-là qu’un autre ?

Parce qu’il était grammairien à une époque bien précise, celle où la langue française, encore dénuée de codes, de règles et de normes, était en train de s’outiller pour se donner une certaine cohérence. C’est le premier, sans doute, à se donner cette mission d’utilité publique : aider les gens à se comprendre.

(CCO) BNF Manuscrit Français 273-74 Tite Live ou son traducteur écrivant

Arrivé trop tôt

Cela nous ramène au milieu du XVIe siècle. Et c’est sans doute pour cela, non, c’est même uniquement pour cela que Louis Meigret a été relégué au fond des manuels d’histoire de la langue française. Louis Meigret avait en effet un tort qui ne pardonne pas, celui d’être né 500 ans trop tôt. Son projet avait pourtant de quoi séduire : établir une grammaire simple qui reflète l’usage, la prononciation, une graphie qui, à l’écrit ressemblerait à ce que disent les gens… à l’oral.

Seulement voilà, dans les années 1550, l’oral variait encore énormément d’un coin à l’autre de cette francophonie pourtant petite. Quatre-vingts ans plus tard, Meigret aurait peut-être eu plus de succès. À l’époque, un ministre puissant du nom de Richelieu s’intéresse aux lettres et fonde même une institution pour prendre la langue en charge : l’Académie Française.

(CCO) L’Académie Française par FrantzJRF

Un coup de génie

Richelieu a compris ce que Meigret dans sa naïveté – feinte ou véritable – a semblé oublier, c’est que la langue est un instrument politique. Celui qui définit la langue définit bien plus encore que le pouvoir : il définit qui parle et qui se tait, qui mérite d’être entendu et qui n’est bon qu’à susciter le rire, le mépris ou l’indignation.

Le système de Meigret était démocratique avant l’heure, c’était une approche « bottom-up » comme on dit dans le jargon : partir de la base, du parler courant pour fonder les règles sur le consensus, sur le bon sens. Or ni sous François 1er, ni sous Louis XIII, ni sous Louis XIV, le « bottom-up » n’a spécialement bonne presse. Non, la langue sera et restera un marqueur social, ce qui permet de distinguer le manant du gentilhomme et Monsieur Jourdain est loin d’être le seul à l’avoir appris à ses dépens : dans la société française d’Ancien Régime, si tu veux écrire, soit tu te mets au diapason de l’Académie Française, soit tu es bon pour rédiger des chants paillards dans le fond d’un cabaret miteux.

Oui mais…

Oui mais ça, c’était avant ! Depuis, il y a eu la Révolution Française, la 3e, la 5e république…

Oui mais ça, c’est Paris ! Depuis, on parle français à Yaoundé, Bruxelles, Lausanne…

On aurait pu croire, c’est vrai, que la démocratie faisant son œuvre, que la francophonie faisant son bout de chemin, on se ressaisirait au fond d’un tiroir d’une vieille grammaire de Meigret en se disant qu’il n’avait pas tout à fait tort, le bougre.

On se serait dit qu’aujourd’hui, on était prêt à simplifier la grammaire : à l’heure de Mondoblog, calquer la langue sur  l’usage est bien plus simple qu’à l’époque où il fallait six jours pour faire Paris-Lyon…

On aurait pu croire qu’aujourd’hui, dans nos sociétés démocratiques, il aurait été envisageable de tendre vers l’égalité, de ne plus faire de la norme linguistique un moyen de distinguer le gentilhomme du manant…

(CCO) cliffecastle museum hall mansion house

Si… mais non.

Mais non. Meigret aura beau remuer dans son caveau, il se trouve, aujourd’hui encore, à l’heure de débattre sur les absurdités de l’accord du participe passé (merci la convivialité pour le pavé dans la marre), des hordes de défenseurs d’un usage 1) absurde 2) complexe 3) discriminatoire 4) dépassé.

Je ne les convaincrais pas. Des nuées de linguistes plus compétents que moi s’y sont essayé (salutations respectueuses à Jean-Marie Klinkenberg). L’argument esthétique, l’argument patrimonial sont imparables et j’ai l’impression qu’ils sont chaque jour plus nombreux, ceux qui arborent avec fierté leur syndrome de Stockholm à peine voilé : j’ai souffert en apprenant cette langue, mes enfants n’ont qu’à souffrir aussi !

Mais on ne m’enlèvera pas qu’arborer une langue intouchable, c’est comme afficher un Malevitch ou un trophée de chasse dans son salon : vous pouvez prétendre autant que vous voudrez que c’est « uniquement par gout esthétique » ou bien juste « parce que ça vous rappelle des beaux souvenirs », que « ça éveille en vous d’intenses émotions », vous ne m’enlèverez pas de l’esprit que c’est avant tout la marque d’une distinction sociale.

Depuis 500 ans… 5000 en fait, écrire est un geste politique! Quelle société voulons-nous ? C’est à cette question que nous répondons quand nous prenons part à un débat sur la grammaire et l’orthographe.

(CCO) cliffe castle music room nterior inside

 

 

 


Deux prix Nobel dans mon jardin

Il faisait beau. Après des semaines de canicule, le ciel avait décidé de déverser en quelques jours des trombes d’eau qui avaient fait reverdir les brins d’herbe jaunis par le soleil. Chez nous, cet été 2018 aura été celui de la sécheresse, faisant roussir prématurément les arbres et tarissant les ruisseaux.

Je n’avais pas été particulièrement étonné quand, lui demandant ce qu’elle buvait, elle m’avait répondu « un verre d’eau » avec un accent américain charmant.

Elle, c’est Élinor Ostrom, première femme à obtenir prix Nobel d’économie en 2009.

Pour grignoter, je leur avais apporté quelques tomates-cerises et quelques radis du jardin :
– je suis désolé, la récolte n’a pas été très bonne avec la canicule, dis-je en me rendant compte du ridicule de mes excuses.
Il m’a regardé, a souri et a répondu avec le même accent californien :
– ce n’est rien. Vraiment.

Lui, c’est John Steinbeck, prix Nobel de littérature en 1962.

Une personne saine d’esprit aurait été d’emblée frappée par l’étrangeté de leur présence dans mon jardin cet après-midi d’aout… Présence rendue plus étrange encore par le fait qu’ils étaient tous deux décédés depuis plusieurs années. Pour ma part, je savais que ce dialogue de fantômes avait toute sa place, cet été, à Stoumont, petite commune rurale dans un coin bucolique de la Wallifornie.

Une tempête…

Dust Bowl – U.S. Department of Agriculture (CCO)

J’avais rencontré John il y a quelques années, pendant mon master en coopération Nord-Sud. Allez savoir pourquoi, c’est la première fois que j’avais entendu parler du dust bowl. L’histoire remonte aux années 1930, les plaines de l’Oklahoma ont laissé place à des champs de céréales labourés à perte de vue. Mais de 1932 à 1937, la sécheresse s’installe et transforme la terre en nuages de poussière irrespirable qui noient sur leur passage les cultures, les bêtes et les hommes. Si l’évènement est marquant, c’est qu’il est la première manifestation catastrophique des dérives liées à une agriculture sans bon sens. Ce n’est pourtant pas sur le ton de l’écologie que Steinbeck parle du dust bowl dans Les raisins de la colère, son génial roman. L’écrivain prend la plume pour dénoncer la misère sociale provoquée par un système agricole qui broie les hommes au profit des banques et des machines. Trois millions d’hommes et de femmes sur la route 66 en quête d’un avenir meilleur en Californie. La première grande migration climatique de l’époque moderne.

… dans un verre d’eau

Mexico Cenotes – Emil Kehnel (CCO)

Elinor, c’est beaucoup plus récemment que j’ai entendu parler d’elle. Son histoire commence où celle des héros de Steinbeck s’arrête : en Californie. Son histoire, c’est celle d’une nappe phréatique dans laquelle chacun, en cette année 1962, va puiser pour faire tourner son business. Problème : surexploitée et risquant l’infiltration d’eau de mer, la réserve est sur le point de s’épuiser, ruinant par la même occasion tous les acteurs qui en profitaient jusqu’alors sans compter. Solution : dans ce pays d’hommes libres où l’Etat est regardé avec méfiance et où les individus semblent courir à leur perte s’ils ne pensent qu’en termes égoïstes, les pompeurs se rendent compte que cette eau est leur bien commun et que c’est en la gérant en commun qu’ils réussiront à la préserver.

Du coup, vous suivez, maintenant, le verre d’eau, ma maigre récolte…

Leçons d’histoire

Si Steinbeck et Ostrom ont posé leur valise à Stoumont, c’est précisément parce qu’ils n’auraient pas pu trouver meilleur endroit pour discuter que ce pays de sources. Le conteur et l’universitaire ont autant à nous apprendre que l’observation de nos prairies et de nos ruisseaux.

L’homme au regard d’acier nous rappelle à quel point un modèle agricole est plus durable quand il est solide, à taille humaine et qu’il ne dépend pas de financiers dont l’unique ambition est de maximiser le profit au détriment de l’environnement et des réalités villageoises.

Sous sa chevelure d’argent, Elinor nous rappelle que si l’eau est un bien commun, alors, cela a tout son sens qu’elle reste entre les mains d’un groupe d’hommes et de femmes qui se connaissent, se font confiance, savent qu’ils pourront compter sur leurs voisins, sur le fontainier qu’ils appellent par son prénom pour se sortir de galère.

John Steinbeck par Olavi Kaskisuo (CC)
Elinor Ostrom par Holger Motzkau (CC)

Point commun

Vous vous en doutez, j’avais bien peu à dire face à ces deux sommités. Avec mon anglais hésitant, je leur parlais de cette petite commune de  3000 habitants, de son réseau d’eau communal, villageois même, parfois. Je leur parlais de ce modèle agricole qui changeait peu à peu, de ces haies qu’on replantait pour faire vivre nos champs et nos pâtures, de cette terre de captages et de forêts qu’on avait à préserver. Et loin de me trouver ridicule, ils semblaient reconnaître dans notre modeste réalité l’expression de quelque chose de plus grand, de quelque chose qui dépasse les frontières d’un Etat, les frontières de la rationalité qui veut qu’on ne converse pas avec deux fantômes un après-midi d’été et cette chose qui nous est commune, c’est précisément… le commun !

Roannay à Moulin du Ruy – Tanguy Wera (CCO)


Après l’orage

(CCO)

Ce matin, un homme armé est entré dans mon école après avoir tué deux policières et un étudiant.

Vous raconter la tourmente, les idées qui nous ont traversé l’esprit a peu d’intérêt : il n’y a que dans les romans que l’on vit de tels moments avec héroïsme et qu’après coup que l’on élabore une pensée un peu plus complexe que « je rassure les élèves », « j’emprunte le couloir du fond », « je les recompte une douzième fois »…

Ce qui compte, au fond, c’est ce qu’on fait après l’orage.

Après l’orage

Après l’orage, j’ai jeté mon dévolu sur une pile de travaux d’élèves et je les ai corrigés avant d’envoyer les résultats aux intéressés. Je l’ai fait, pas tant pour oublier l’orage que porté par la conviction que c’est précisément dans de tels moments qu’il faut se montrer roseau plutôt que chêne. Comme les étudiants, nous avons été secoués, rien ne sert de le nier, mais les pieds dans la boue, nous relevons la tête et leur montrons que le tonnerre s’éloigne déjà et qu’il faut recommencer à planter nos racines profondément dans l’éducation, cette terre argileuse qui ne craint pas la pluie.

Après l’orage

Après l’orage, je suis rentré chez moi et j’ai nourri mon fils de six mois. Je l’ai regardé intensément manger ses cuillères de panade et s’en mettre plein le visage. Dans ses yeux, l’orage était loin et il m’a convaincu, du haut de sa si courte existence, que cultiver l’innocence était le meilleur moyen d’envoyer valser ceux qui voudraient tatouer l’inquiétude sur nos tempes. Les barbares auront beau rafler la naïveté comme la grêle mord les jeunes pousses, il nous reste en terre des monceaux de graines d’innocence prêtes à germer, rappelant aux blessés, aux cassés, aux estropiés, qu’il y a une vie après l’orage.

Après l’orage

Après l’orage, j’ai filé dans mon potager. Les trombes d’eau avaient fait naître des hordes de mauvaises herbes, qui comme la haine, la peur et le repli, empêchaient mes salades, mon fenouil et mes fraises de croître librement. Alors, avec l’opiniâtreté du jardinier qui sait que sa tâche est sans cesse à recommencer, avec l’invincible optimisme du cultivateur qui pense à sa récolte, j’ai bêché. Bêché sachant qu’il viendrait encore des orages, bêché sachant que reviendraient les mauvaises herbes mais bêché sachant que tant que nous serons là pour penser à cultiver, alors aucune intempérie ne pourra nous faire douter de ce qui vient… après l’orage.

(CCO) Après l’orage…


Stoumont, en transition ?

Il fait bon vivre par chez eux, même s’il ne fait pas toujours beau… Quelquefois le printemps tarde et les gens guettent l’apparition des bourgeons sur les arbres. Ces gens-là ne sont pas nombreux, habitants d’une petite commune, ils sont une poignée d’hommes et de femmes qui ne représentent qu’une infime portion de la population. Pourtant, attachés aux traditions, ces gens changent, écrivent une histoire, leur histoire.

(CCO Tanguy Wera)

Devant la caméra

Cette histoire, ce pourrait être celle des habitants de Totnes, petite ville du Sud –Ouest de l’Angleterre qui a vu naitre le mouvement de la transition. 8000 habitants dans un climat maussade. Cette histoire, ce pourrait être celle des gens de Barjac, 1500 villageois perdus au fond du Gard ou celle des gens d’Ungersheim, eux sont un peu plus de 2000 à la frontière alsacienne à un jet de pierre de l’Allemagne. Le point commun de tous ces gens ? Ils ont écrit leur histoire… Et des portevoix l’ont fait connaître. En réalisant Demain, Cyril Dion et Mélanie Laurent ont montré que ça bougeait à Totnes, Marie-Monique Robin, caméra au poing, a fait parler Barjac dans Nos enfants nous accuseront et elle a remis le couvert à Ungersheim avec Qu’est-ce qu’on attend.

L’eco-musée d’Ungersheim

Et si on venait filmer Stoumont. Que verrait-on ?

Le film commencerait avec un plan rapproché sur un filet d’eau et le bruissement cristallin de son parcours : à Stoumont, l’eau est un bien commun. Commun donc géré par la commune, ça coule de source. Parce que l’or bleu sous les pieds des habitants leur appartient, les Stoumontois ont gardé la main sur la gestion de leur richesse. Ici, on connait le fontainier, ce n’est pas un contractuel des pays de l’Est engagé par la région parce que sa main d’œuvre coûte moins cher à la Région.

(CC0) Ruisseau près du Roannay, Stoumont, Tanguy Wera

Se nourrir…

Plan suivant : une prairie, avec le tintement d’une clochette, une chèvre et une vache broutant, attendant la traite. Parce que nourrir Stoumont, ça commence… à Stoumont, on se remet, jour après jour, à produire localement. Là, du fromage, là, du maraichage, ici de la viande de bœuf. En ville, on appellerait ça des « start-ups », ici, on dira simplement que des jeunes producteurs ont l’audace d’y croire. Un vue aérienne ferait alors apparaitre une foule de potagers, privés ou partagés, au sol ou dans des bacs, tout comme à Todmorden en Angleterre où sont nés les « Incroyables Comestibles ». La résilience chère à l’esprit de transition, ça commence par être capable de produire son alimentation.

Pour rendre cette nourriture accessible, des citoyens ont fondé un groupement d’achats communs (GAC). Chaque semaine, ils rassemblent les commandes aux producteurs locaux des quatre coins de la commune et de ses environs. S’ils donnent de leur temps, c’est qu’ils savent que derrière chaque tomme de chèvre, chaque pomme de terre, chaque bouteille de bière, il y a un homme ou une femme qui, sans pesticide, sans additif, sans conservateur s’attache à donner le meilleur de son savoir-faire.

(CCO Tanguy Wera)

Échanger…

Pour payer ces producteurs, ils glissent entre les euros, des sous-rires, la monnaie complémentaire qui peu à peu prend racine dans la région. Sur ce point-là non plus, Stoumont n’a rien à envier à Totnes ou Ungersheim. Plus jeune, le projet est-il forcément moins beau ? Et quand ce n’est pas des sous-rire qui s’échangent, ce sont des semences à la grainothèque voire des services, grâce au Service d’Echange Local (SEL)… ou grâce à la tradition d’entraide qui, dans son ardennaise humilité, ne prend même pas la peine de se donner contre bourgeons, la monnaie symbolique des SEL.

Bientôt, la caméra pourra filmer le premier repair-café lors desquels les citoyens iront apprendre à faire refonctionner ce qu’ils pensaient bon pour la casse. Quant au recyparc, il offre à voir un vrai souci du tri et de revalorisation. Ça parait bête, mais la transition passe aussi par là.

Profiter…

Côté nature : Là-bas, un rucher didactique, ici des citoyens en train de sauver des batraciens en leur faisant traverser la route, sur la rivière un peu plus loin, une passerelle pour ne pas déranger les castors et leur barrage. Côté culture : chez un tel, on expose des photographies, dans cette grange, on se rassemble pour écouter du jazz manouche, dans cette salle, on joue la même représentation trois soirs de suite : salle comble! Au détour de ce chemin? des poèmes reproduits sur des pierres de schiste de la carrière voisine.

(CCO Tanguy Wera)

Alors non, Stoumont n’est pas Totnes, mais qui sait combien de Stoumontois portent en eux un Rob Hopkins qui s’ignore ? Stoumont n’est pas Barjac mais l’objectif de cantines bio est-il si improbable ? Stoumont ne dispose pas du parc photovoltaïque ni de l’éco-quartier d’Ungersheim mais déjà ses habitants prennent part aux coopératives éoliennes qui fleurissent non loin de là et rêvent d’une autre forme d’habitat.  Il en reste de la route à faire pour se hisser au rang des pionniers des communes en transition mais les forces vives n’ont pas attendu les caméras pour se mettre en marche. Nos enfants ne nous accuseront pas car Demain, a déjà commencé aujourd’hui !

Vue sur Stoumont (CC0 Tanguy Wera)


Mai 68 – Octobre 2018

Mars 2008

J’ai 18 ans, je suis étudiant et je passe mes journées d’ennui à ruminer sur les bancs de la classe une frustration extrême : je suis né 40 ans trop tard !

Année de commémoration oblige, dans toutes les librairies commencent à fleurir les publications sur mai 68. Compulsivement, j’achète tout, ou presque, et passe des heures à rêver devant les slogans sérigraphiés, les discours de Luther King et les portraits de Daniel Cohn Bendit. Dans le lot de mes achats livresques, j’ai d’ailleurs fait l’acquisition de son dernier ouvrage paru pour l’occasion : forget 68, mais je n’arrive pas à le lire. Même dans la bouche de l’ancien leadeur étudiant, je ne peux concevoir qu’il faille passer outre cet âge doré : Sorbonne occupée, minibus Volkswagen, Woodstock, guerre du Vietnam, Guy Debord et sa société du spectacle

Je me regarde et vois ma vie d’alors : un militantisme maladroit contre les dispositifs antijeunes, la guerre en Irak, mon premier festival, le bus qu’on retape pour partir avec les mouvements de jeunesse… lucide, je me dis que ce que je vis n’est qu’une pâle copie décevante des révolutions de mes ainés. Ça me déprime.

Mars 2018

Même école, 10 ans plus tard, j’y suis prof et je passe mes journées à escalader les bancs de la même classe avec une satisfaction à toute épreuve : je ne suis pas né 40 ans trop tard !

À l’école, un ingénieur militant est venu sensibiliser les élèves aux implications de la fin du pétrole accessible et aux aberrations du nucléaire. Un élève qui vient de voir sa foi en la technologie complètement ébranlée lui demande s’il reste des raisons d’être optimiste face aux défis qui nous attendent. Au regard des chiffres une fois de plus mis sur la table, la question semble presque naïve. Les changements structurels nécessaires pour que l’humain s’en sorte sur cette planète sont tellement ambitieux qu’on aurait bien plus de facilités à abandonner tout espoir dès aujourd’hui.

 

Forget 68

Le bouquin de Cohn-Bendit prend la poussière dans un coin de ma bibliothèque, il fait partie des nombreux livres que je dois finir un jour quand j’aurai le temps, mais, qu’importe, j’en suis convaincu aujourd’hui : bien sûr, il faut oublier 68 et regarder vers l’avenir.

Arrivé à ce point de l’article, vous n’avez plus aucun doute : je suis un inquiétant schizophrène atteint de troubles dissociatifs avec personnalités multiples. Dépité et anxieux à l’âge où je baignais dans les rêves de révolution étudiante, satisfait et serein à l’âge où j’ai compris que le monde courait à sa perte, je suis un spécimen psychologiquement défaillant.

Qu’est-ce qui a changé en 10 ans ? Comment la nostalgie d’une époque que je n’avais pas connue s’est-elle transformée en optimisme à l’égard d’un avenir qu’aucun de nous ne connaitra sans doute ?

Une seule chose !

En 2008, les yeux rivés sur l’Ancien Monde, j’étais persuadé que les seuls moyens de changer le monde que je pouvais avoir, c’était de voter, de manifester et de scander des belles paroles à qui voulait bien l’entendre… généralement des gens déjà convaincus.

Aujourd’hui, en 2018, j’ai la certitude que c’était une portion ridicule des gestes militants. Aujourd’hui, je sais que, beaucoup plus efficacement qu’un militant de mai 68 écoutant Sartre à la Sorbonne, j’ai la possibilité de changer le monde.

Changer le monde

Parce qu’aujourd’hui, bien plus qu’en 2008, je sais qu’en choisissant où je travaille, je change le monde.

En choisissant ce que je mange, je change le monde.

En choisissant comment je me déplace, je change le monde.

En choisissant comment je me chauffe et je m’éclaire, je change le monde.

En choisissant comment je construis ma maison, je change le monde.

En choisissant comment j’éduque mon fils, je change le monde.

En choisissant ma banque, mon slip, ma bière, mon téléphone… bref, vous avez compris.

Est-ce que je change le monde « assez » n’est pas une question pertinente. Est-ce que je le change dans la bonne direction est la seule qui doive nous préoccuper et sur ce point, on commence à être nombreux à partager les mêmes constats et à agir au quotidien.


Des banques et des pigeons…

Deux pence…

C’est sans doute dû à Mary Poppins : comme des milliers d’enfants, avant douze ans, la profession de banquier était assurément celle qui m’attirait le moins au monde. Et avec tout le respect que je dois aux hommes et aux femmes qui se lèvent le matin pour travailler chez Triodos, New-B et d’autres institutions financières qui changent positivement la face de l’économie, la banque, avouons-le reste quand même, pour bon nombre d’adultes profanes, un des milieux les plus inexorablement… chiant.

Aujourd’hui encore, j’avoue me sentir souvent submergé d’ennui au moment d’arriver aux pages rosâtres du journal Le Soir, consacrées à l’économies et couvertes de symboles cabalistiques à peu près aussi clairs à mes yeux qu’un manuscrit en hébreu ancien à moitié mangé par le temps. Alors passe ton chemin, lecteur que des brillantes études à HEC ont transformé en expert des chiffres, sicav et fonds de pension. Je vais, dans les lignes qui suivent, sans doute écorcher un nombre incalculable des « évidences économiques », des « solutions techniques » et des « calculs rationnels » qui t’ont été enseignés.

(CC) Tanguy Wéra, Journal Le Soir du 11-01-2018 page « marchés »

Mes actifs

Il ne faut pas m’en vouloir, je vous ai dit, je suis à la traine de ce point de vue-là et mes dernières fréquentations : Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous de Wilkinson et Pickett, Prospérité sans croissance de Tim Jackson et l’incontournable Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty ne devraient pas améliorer une culture bancaire déjà très médiocre. Le pire, te l’avouerais-je ? Ma dernière acquisition dans le domaine n’est ni plus ni moins qu’une… BD. Et je te le dis franchement, j’ai pris infiniment plus de plaisir à lire Economix, histoire de l’économie en bande dessinée qu’à visualiser les rendements de mon compte épargne.

Mais voilà, à mon corps défendant, des gens comme Philippe Lamberts, Financité ou les gaillards du CADTM ont fini par me convaincre que l’univers financier, aussi peu attirant qu’il puisse être, avait un impact déterminant sur nos vies alors, mine de rien, j’ai mis un petit voyant dans un coin de ma tête et il s’allume de temps à autre comme un indicateur de dysfonctionnement.

Quentin Metsys – Le banquier et sa femme

Et justement, c’est une publicité commanditée sur Facebook qui a mis en route le système d’alarme. Mignonne, du reste, la pub : la banque Belfius s’autocongratule d’organiser l’action Stairs For Life au profit de Viva For Life et des enfants pauvres. Dedans, des images d’un papa et sa fille qui montent quatre à quatre un escalier, Filip de Wever, directeur de Belfius qui se rend, lui-même, sous les caméras, visiter un centre d’accueil pour enfants défavorisés et exprime à quel point il a chaud au cœur en voyant l’action possible grâce à l’argent récolté par sa banque. C’est trop chou. Pourtant le voyant rouge s’allume parce qu’en visionnant cette publicité, j’ai un peu l’impression d’être pris pour un gros pigeon.

Notre banque

Belfius, techniquement, c’est la nouvelle étiquette de la banque Dexia à laquelle l’Etat belge a donné, un soir d’octobre 2008, 3 milliards de notre argent public. C’est pas mal, 3 milliards. Autrement dit, Belfius, c’est vous, c’est moi, c’est nous qui avons mis cette année-là plus de 250€ de notre poche pour sauver « notre banque ». À titre de comparaison, les Centres Publics d’Action Sociale nous coûtent environ 125€ par wallon. Jusque-là, rien de compliqué : on a « juste » donné, en un coup, deux fois plus d’argent pour sauver une banque que pour sauver des gens de la misère, de la précarité, du mauvais logement… Mais c’est pas grave, on a payé, la banque est à nous ! On va pouvoir redéfinir les règles de la partie de Monopoly. Non ?
Non.

(CC) Cassadey Fedel – Economy

Belfius, aujourd’hui, c’est la banque dont le ministre des finances nous a dit ce matin : « oh, mais vous savez, finalement, c’est bien aussi qu’elle soit privatisée… oui, voilà, on va la faire entrer en bourse, c’est bien aussi…  » pensant sans doute qu’il serait absurde que, quitte à avoir payé aussi cher, on ait au moins une banque éthique au service des citoyens, des PME, des associations et des CPAS, tiens, en passant.

Belfius, c’est la banque qui fait une jolie pub sur Facebook en affichant son soutien à Viva For Life, une belle action caritative qui vient pallier, à coup de rustines, au manque de financement des CPAS. Tiens, mais si on n’avait pas refinancé Belfius, on n’aurait pas, genre, beaucoup plus d’argent pour l’action sociale en fait ? Si, mais on a une banque à nous maintenant !

Ah ben non, plus pour longtemps justement.

Bon ? Vous arrêtez de vous foutre de nous, vous nous les rendez les 250€ ? Promis, on les verse directement à Viva For Life et sans campagne de pub. Finalement, je crois que c’est le petit garçon dans Marie Poppins qui avait raison : plutôt que de confier son argent à la banque, autant nourrir directement ceux qu’elle pigeonne!

(CC) Iskra Photo – Pigeon


Noël, nouvel an : répétition générale

Recommencer

(C0) Champagne! par Kerolic

Chaque année recommencer…

Le même brunch de fin d’année avec les mêmes collègues qui finira sur le même marché de Noël dans le même état d’ébriété avancée.

Ensuite, voir arriver le même réveillon de Noël, les mêmes repas interminables, le même décompte avant de s’écrier, un an plus tard, jour pour jour, heure pour heure, minute pour minute, de la même voix convaincue ces deux mêmes mots : bonne année !

Au gré des séparations et des naissances, des embauches et des démissions, des amitiés qui se nouent et se dénouent, le casting change un peu mais au fond, le scénario est connu d’avance et reste tel que chanté par Renaud depuis plus de quarante ans :

En décembre c’est l’apothéose,
La grande bouffe et les petits cadeaux,
Ils sont toujours aussi moroses,
Mais y’a de la joie dans les ghettos,
La Terre peut s’arrêter de tourner,
Ils rateront pas leur réveillon
Moi je voudrais tous les voir crever,
Étouffés de dinde aux marrons.

Cyclique

(CO) Circle par Carola

Pris au piège dans cette certitude que le temps doit forcément passer, que les choses doivent forcément évoluer, progresser, aller de l’avant, l’être humain moyen ne peut qu’éprouver un jour ou l’autre un sentiment de malaise au retour des fêtes de fin d’année. Arrive immanquablement une forme de nausée face à la répétition d’évènements, certes, souvent heureux, mais, avouons-le, tellement semblables et prévisibles qu’on en vient à confondre le repas de 2016 et celui de 2015, les cadeaux offerts et les présents reçus, les clichés d’hier et les selfies de demain. Le tout se mêle dans un imbroglio qui dégage un désagréable sentiment de « déjà vu » qui fout la gerbe avant même l’indigestion de bûche.

Là où ça coince

Time par Dimitris Kalogeropoylos

Au fond, j’exagère : on revit sans trop de difficultés ces gueuletons pantagruéliques et ces échanges de bons procédés. Certes, enfant, je me demandais quand même le sens qu’il y avait à se réjouir de la naissance d’un Sauveur qu’on savait destiné à être crucifié au mois d’avril suivant, mais passée cet aberration liturgique, Noël et le nouvel an restaient, bien que redondants, de bons moments.

Là où ça coinçait, là où ça coince toujours, c’est à l’heure des bonnes résolutions. À ce moment précis, le temps cyclique de l’éternel retour se mêle au temps linéaire de la volonté d’avancer, de prendre en compte les leçons du passé. Moment de paradoxe absolu, il nous engage à tout faire pour que les douze mois qui viennent soient différents des douze précédents dans le but de… pouvoir revivre à l’identique le même moment dans un an jour pour jour, heure pour heure, minute pour minute.

Alors quoi ?

Diogène et les chiens – Jean-Léon Gérôme

De cyclique, on devient alors cynique. On snobe le naïf qui, selon l’expression de circonstance, « croit encore au père Noël » en formulant ses vœux et ses promesses ou en nous souhaitant « une bonne année ». On dédaigne l’étalage de bonne volonté en faisant savoir à qui veut bien l’entendre que « nous, on sait ! », « on ne nous la fait plus ! ». Les bons vœux, les bonnes résolutions, à quoi bon ?

Fantastique moment de clairvoyance, et après ? Qu’a-t-on gagné, sinon une contenance de façade, à afficher ainsi notre prétendue lucidité ?

La vérité, finalement, c’est qu’il est tout aussi ridicule de ne pas prendre de bonnes résolutions que d’en prendre. L’homme et la femme modernes se retrouvent donc entre deux murs qui nous renvoient l’un et l’autre à l’absurdité de notre vision du temps. Qu’on progresse ou qu’on tourne en rond, nous amène, finalement, exactement au même point.

Rappelez-vous Sisyphe

(C0) Sisyphe par Filtran

« Les dieux avaient condamné Sisyphe à rouler sans cesse un rocher jusqu’au sommet d’une montagne d’où la pierre retombait par son propre poids. »

Ce caillou qui roule d’un bout à l’autre de la montagne, c’est l’incessant bal des années qui se succèdent et se ressemblent, ce sont nos bonnes résolutions, nos fausses révolutions qui cèdent après avoir mobilisés nos efforts d’un an, d’un mois, d’une semaine. Ce caillou, c’est notre condition d’hommes et de femmes prisonnier.e.s en Absurdistan. Prenons de la hauteur, regardons-nous crier « bonne année ! » On a l’air con, n’est-ce pas ? Et le pire, c’est qu’on le sait et qu’on sait, depuis Brassens, que le temps ne fait rien à l’affaire…

« Si ce mythe est tragique, c’est que son héros est conscient »

Vodka-Red bull

La meilleure image que j’aie pu trouver de cette étrange condition de « réveillonnaire », c’est ce cocktail infâme d’alcool à bas prix et de boisson énergisante. Gonflés à bloc d’une énergie artificielle, d’une lucidité éthylique, je nous vois déjà, vers cinq heures du matin, au soir du 1er janvier, assis dans l’herbe trempée à voir tourner le ciel. Alors, grâce ou en dépit de tout ce qui vient d’être pensé, avec la voix pâteuse et le regard aussi vide que pétillant, on se répètera cette phrase qui nous donne de l’élan, comme une promesse aux étoiles, un mantra, un leitmotiv :

Il faut imaginer Sisyphe heureux.

Et au matin relire Camus. Aussi. Beaucoup. Souvent. Comme si on ne l’avait jamais lu.


Lettre à mon fils

Salut bonhomme,

Quand tu seras en âge de le comprendre, tu avoueras sans doute qu’apprendre à marcher dans un petit village ardennais de Belgique, sous bien des aspects, ça vaut mieux que dans les rues de Dakar, sur les trottoirs de Kampala ou dans la banlieue de Kinshasa. Sans doute toujours épris du Sud, ton père n’aura eu de cesse de te raconter comment c’était, là-bas : les gens merveilleux qu’on y rencontre mais aussi les soins de santé et les conditions d’hygiène défaillants, l’insécurité, les logements vétustes, la misère… Je t’aurais raconté tout ça, petit bonhomme, pas pour te foutre le cafard mais pour te rappeler, humblement, à quel point on est chanceux d’avoir atterri par hasard, sur ce petit coin du globe.

Et pourtant, même si nous regarderons souvent vers le Sud pour nous rendre compte de notre bonheur, c’est au Nord, aujourd’hui, que je porte mon regard.

Né quelque part…

Je t’imagine né 1000 km plus haut sur la carte. Ce n’est pas grand-chose, 1000 km : une journée de voiture, tout au plus. Je t’aurais alors accueilli sur la terre ferme dans un hôpital de Malmö en te disant  « Pappa tar hand om dig » ou quelque chose du genre. Cela aurait peut-être été de nature à rassurer ta mère puisque l’assurance que j’allais m’occuper de toi l’aurait convaincue qu’elle n’allait pas devoir accompagner seule tes premiers jours sur terre.

Au bout de quelques jours, nous serions rentrés à la maison, on aurait tout appris jour après jour, minute après minute : tes regards, ton appétit variable, tes mimiques, tes coliques… on se serait regardé avec ta mère, on se serait demandé ”tu crois que cela veut dire qu’il…?”, ”il a peut-être un reflux”, ”attend, je sonne à la pédiatre pour savoir”… Les semaines passant, on aurait, elle comme moi, appris à reconnaitre tes pleurs et tes rires, tes respirations apaisées ou douloureuses. Comme lors d’un road trip en amoureux, on n’aurait pas eu à se demander mutuellement des nouvelles de notre journée puisqu’on aurait fait la route ensemble, du matin au soir et du soir au matin. On n’aurait rien raté, ni elle, ni moi, on aurait été là pour toi.

Né ici

Mais ça, bonhomme, c’est si tu étais né en Suède, à peine 1000 km plus au nord de notre petit village. Tu es né en Belgique et en Belgique, être père reste un rôle accessoire. En Belgique, on m’a accordé généreusement dix jours de congés, le temps d’envoyer les faire-parts, de régler les premiers soucis logistiques de l’emménagement d’un nouvel habitant dans notre foyer puis… retour au boulot. En Belgique, être père, c’est soutenir sa compagne le temps qu’elle soit physiquement en état de gérer, à bout de bras, sa maternité nouvelle. La suite? Retourner gagner l’argent du ménage, c’est à cela que servent les pères de famille, non? J’aime mon travail et j’ai bien assez de congé par ailleurs, trop, même, peut-être mais ce n’est pas dans cette marre-là que je veux balancer mon pavé.

 

de père naturel

Bonhomme, je ne veux pas pour toi d’un monde aux inégalités criantes sur le plan international mais je ne veux pas non plus que cette même inégalité s’invite jusqu’au coeur de mon foyer et me crie : tu es un homme, ta place est au travail tandis que la femme, elle, restera sagement au foyer car après tout, ce n’est qu’une femme, et la nature l’a faite nourricière, toi pas.

Certes, je vis dans une société où le congé paternel existe et où un nombre croissant de pères font le choix de le prendre, affrontant, par la même occasion, les sarcasmes des collègues, l’incompréhension des patrons ”de la vieille école”, le regard surpris d’un oncle, d’une cousine pour qui il est ”naturel” que la primauté soit laissée à la mère et à son fameux ”instinct”.

Mais je vis aussi dans une société qui, à la différence de la Norvège, à la différence de la Suède, ne me donne pas la possibilité matérielle d’assumer mon égalité de parent, autrement dit, je vis dans une société qui assume, aujourd’hui encore, l’inégalité sur laquelle elle est construite. J’ai choisi pour toi cette société, petit bonhomme, mais je t’assure que je ferai mon possible pour la changer : je ne veux pas pour toi d’une société qui place le travail avant l’éducation,  je ne veux pas pour toi d’un modèle familial où, jour après jours, tu constates que dans les faits, l’homme et la femme ne sont pas égaux en droit. Et je me battrai pour que tu ne connaisses pas ce monde-là.


Dans quelques jours, nous accueillerons chez nous un migrant en situation irrégulière

Xhierfomont n°40

4987 Stoumont

Belgique

Voilà, comme ça, c’est clair l’État n’aura pas trop de difficultés à mettre la main sur nous s’il juge qu’on commet une infraction.

À l’heure où ouvrir sa porte est devenu un crime, nous serons criminels et on pourra nous charger de la peine maximale : il y a préméditation. Face à la haine et l’exclusion, nous n’aurons aucune gène à  reprendre « Not In My Name », question de valeurs, de principes, de convictions… et pour tout vous avouer, on ne s’arrêtera pas là!

(C) Liège sans Pub

N’y voyez aucune forme d’héroïsme, d’altruisme, de générosité, de charité, c’est juste une question de bon sens.

Depuis quelques semaines, on a emménagé dans notre nouveau foyer. Après un an de rénovation, on en a fait un petit nid douillet. On y est bien, il y fait bon, il y fait chaud alors que dehors, l’hiver s’installe. L’ennui, c’est la place. Honnêtement, on en a trop. Chaque soir, je ressens une forme de malaise à passer devant ces deux chambres vides avant d’arriver dans la mienne. Électricité, chauffage, literie, tout y est sauf que… personne n’y dort.

Vous voyez, ça n’a rien d’extraordinaire

D’ici quelques jours, on offrira juste un lit, un lit qui ne servait à personne… à quelqu’un qui n’en avait pas. C’est tout.

N’en déplaise à certains, celui qui débarquera chez nous sera le bienvenu.

Un gars qu’on n’a jamais rencontré mais qu’on apprendra à connaitre. Il sera forcément sympathique. On s’entendra bien même si nos cultures sont différentes. Nos cultures seront forcément différentes : on n’aura pas grandi au même endroit, vécu les mêmes expériences mais on pourra s’entendre, on peut forcément s’entendre. Oui vous pouvez nous trouver naïfs mais vous ne nous enlèverez pas de la tête que la nature humaine est fondamentalement bonne et que s’il n’a pas dû encaisser la haine de trop de Theo Francken et autres nationalistes avant d’arriver chez nous, ce gars aura forcément un bon fond.

Il lui faudra du temps pour apprendre notre langue

Nous prendrons ce temps. Parce qu’on est profs de français, ma compagne et moi, parce qu’on a ramé pour baragouiner quelques mots de kinyarwanda à l’heure où c’était nous, les migrants, on ne laissera personne lui dire qu’il n’a qu’à vite apprendre le français et que s’il tarde, c’est qu’il « ne veut pas s’intégrer », qu’il « n’y met pas du sien », qu’il est « replié sur lui-même ».

Ce gars vivra peut-être au crochet de la société pendant quelques années

Sans doute, même. Et alors ? On préfère se savoir dans une société solidaire, dans une société qui donne à chacun la possibilité de s’en sortir, de se construire un avenir, de ne pas se fermer trop vite des portes quitte à ce que ça nous coute un peu plus que dans une société qui criminalise ceux qui ne « créent pas de la richesse ». On n’est pas venu sur terre pour enrichir des actionnaires et remplir des comptes offshores. La seule richesse qui compte, c’est celle, non-bancable, des rapports humains.

Illégal

N’allez pas croire qu’on prend plaisir à défier la loi, à jouer les Bonnie and Clyde de la solidarité : on fera tout pour le régulariser, lui obtenir des papiers en règle et qu’il puisse marcher en rue sans craindre une rafle, une identification dans un sombre commissariat avec la complicité d’un régime autoritaire puis un aller simple pour Dieu sait où…

Un ami qui a déjà fait la démarche m’a dit qu’en tombant sur le bon fonctionnaire, en racontant la bonne histoire, ce n’était pas si difficile d’obtenir des papiers. Tout dépend d’où vient le migrant, d’où il a passé ces derniers mois.
Notre gars, au fond, je crois qu’il n’a pas trop choisi la Belgique par volonté, par gout ou parce qu’on lui en avait raconté des fables merveilleuses. Non, comme souvent, c’est le hasard du regroupement familial qui l’a amené ici. Un destin parmi tant d’autres…

Notre migrant a passé ses 9 derniers mois à grandir dans le ventre de sa mère. Elle est belge, comme moi, son père. Le hasard fait que son pays natal est aussi le nôtre. Il parait que ça fait toute la différence. J’ai du mal à saisir pourquoi.

Il n’a fui aucune guerre, aucun dictateur, aucune famine, aucune discrimination, aucune persécution avant de débarquer et pourtant il sera accueilli à bras ouvert. Alors pourquoi lui et pas eux?