Tanguy Wera

26 centimètres de circonférence

Cette histoire, vous allez peut-être nous dire que vous la connaissez déjà, qu’elle ne vous impressionne pas, qu’elle vous en rappelle une autre. C’est vrai, elle nous remémore de vieilles histoires qu’on ne raconte plus guère, ou plus tant. Elle est de ces histoires qui, paradoxalement, incarnent l’avenir. Elle est de ces récits qu’on prend plaisir à réécrire, car ils laissent échapper une saveur nouvelle, une saveur presqu’oubliée. Et puis si toutes les histoires se ressemblent, celle-ci est la nôtre, elle est faite du grain de nos vies, elle est pétrie de nos choix et cela suffit assurément à lui donner le mérite d’être racontée.

Un début

Il est toujours difficile de commencer à raconter une histoire. Dans les romans, bien sûr, on plante un décor, on campe quelques personnages avant que ne survienne un élément déclencheur qui fait tout basculer, mais que faire quand les histoires sont réelles ? On doit bien découper la réalité pour en sortir une tranche alors où commencer ? Peut-être ai-je tort, mais j’ai envie de commencer notre histoire le 25 septembre 2019. Ce jour-là, Thomas m’a donné rendez-vous dans le village de Chauveheid, chez Albert Counasse.

Thomas est maraicher, permaculteur. Il aimerait sans doute dire qu’il sème, dans sa ferme-école, outre des radis et des laitues, les qualités qui font les paysans de demain. Albert, pour sa part, a choisi de devenir agriculteur bio il y a plus de quarante ans, à une époque où l’on n’imaginait pas à quel point cela allait devenir essentiel. Ses solides mains racontent bien plus d’histoires que je ne pourrais en inventer en une veillée entière d’affabulations. Aujourd’hui, ce sont ses enfants qui ont repris l’exploitation. Philippe cultive la terre et s’occupe du troupeau, Vincent transforme le lait des vaches en fromages. Au milieu d’eux, moi, de loin le plus jeune de l’équipage, je ne suis qu’un raconteur d’histoire dont les doigts s’usent sur les touches d’un clavier. Sans doute ai-je raconté les bonnes histoires aux bonnes personnes au bon moment puisque j’ai été élu pour incarner l’écologie dans la commune dont Albert, Thomas, Philippe et tant d’autres retournent la terre avec bien plus d’habileté que je n’en aurai jamais.

Thomas Lauwers et Albert Counasse (CC0)

Quand germe plus qu’une idée

Mais ce jour-là, je n’ai rien à raconter, j’écoute et j’entends des noms qui croisent ma route pour la première fois : Zollerspelt, sérénité, Badensonne, Convoitise… A-t-on seulement idée du nombre de choix qui se posent rien qu’en misant sur une variété d’épeautre ? Sera-t-elle adaptée au climat et au type de sol qu’on prévoit pour elle ? Est-elle panifiable ? Est-elle certifiée bio ? Librement reproductible ? A-t-elle un bon rendement ? Son décorticage est-il facile ? Puisque nous savons qu’elle ne sera pulvérisée par aucun engrais chimique, peut-on être sûr qu’elle grandira comme il faut ? Puisqu’on sait qu’il ne sera pas question de l’arroser de fongicide, herbicide ou insecticide, saura-t-elle résister aux champignons, ravageurs et autres qui voudraient s’en prendre à elle ? Sera-t-elle plus rapide, plus robuste que les adventices qui viendront lui faire concurrence ? Ces choix que nous sommes en train de poser, attablés dans cette salle à manger de Chauveheid sont à la fois pragmatiques et politiques. Ils nous engagent sur un chemin, nous relient à des questions qui nous dépassent et nous précèdent. Avant nous, depuis huit-mille ans, d’autres humains se sont posé des questions semblables à propos de grains d’épeautres semblables, ils ont essayé, été déçus, ont vu leurs récoltes dépérir, ont sélectionné, hybridé… nous avons, sur l’homme du néolithique, l’avantage de 8000 ans d’essais et erreurs, mais avons à poser un choix tout aussi déterminant. Ce sera Zollerspelt.

Épeautre Zollerspelt – Tanguy Wera (CCO)

Sur la terre comme au ciel

Choisir la terre, c’est à peu près aussi lourd de sens que choisir le grain qu’on y sème et c’est à nouveau un choix sous contrainte. Il est autant question d’azote que de contraintes législatives régionales, de propriété que d’exposition au soleil et d’expérience accumulée au fil des ans. C’est dans des moments pareils que le mot de « culture » revêt toute son ambigüité, toute sa polysémie. Car au fond, qu’est-ce qui relève de la culture au sens de « cultiver la terre » et qu’est-ce qui appartient aux constructions sociales de nos civilisations ? Le jour où Albert nous a amenés la première fois à Haute-Monchenoule, un arc-en-ciel enjambait le champ qui allait accueillir les semis. Symbole d’espoir, d’alliance ou de fertilité ? ça dépend des cultures.

Thomas Lauwers et Albert Counasse à Haute-Monchenoule – Tanguy Wera (CCO)

Au fil des saisons

Germination en novembre, levée en décembre, hersage en février, montaison en mars, épiaison en mai, maturation en juin, pour arriver à maturité en aout, les céréales forcent la patience et poussent à guetter la météo chaque saison. L’hiver a été doux sur les contreforts ardennais. Pour l’épeautre, c’est plutôt une bonne chose.

Hersage par Philippe Counasse – Tanguy Wera (CCO)

Quant à nous, il a fallu que nous choisissions, avec Valérie Dumoulin du Parc Naturel des Sources, le jour du 27 février, le seul jour de tempête de neige pour sillonner les vallées du sud de la Belgique et partir à la rencontre des agriculteurs et des porteurs du projet « épeautre d’Ardenne » au parc naturel Haute Sûre-forêt d’Anlier. On roule au pas, on glisse, mais on trouve ce que l’on est venu chercher : un modèle d’acteurs qui ont réussi à travailler ensemble, ménageant à chacun sa juste place pour arriver à ce dont on rêve : un projet de territoire résilient et porteur de sens. Une résilience qui n’usurpe pas son nom : 5 agriculteurs, bios ou non, ont semé de l’épeautre sur 10 hectares. Les bonnes années, cela fait 50 tonnes de grains qui ne s’éloigneront pas de plus de 50 kilomètres du lieu où ils sont semés : Groupements d’Achat en Commun, Ruches, Marchés locaux, supérettes bios écoulent autant de farine, de pains, de pâtes et d’épeautre perlé qu’il en est produit chaque année. La balle d’épeautre, de son côté, finira en litière pour les animaux. Rien ne se perd, tout se transmet. C’est de cela qu’on rêve pour chez nous et comme les idées ne perdent pas de valeur quand elles sont partagées, on repart les poches pleines de chiffres, d’espoir et de mises en garde, de modèles et de bons conseils.

Parc naturel Haute Sûre forêt d’Anlier un 27 février – Tanguy Wera (CCO)

De l’eau au moulin

Il nous faut alors trouver un moulin. Quelqu’un qui accepte les six ou sept tonnes de grains que l’on espère récolter pour le transformer en trois tonnes de farine. C’est beaucoup et c’est peu à la fois.

C’est ridiculement peu pour un moulin industriel qui se rit d’une quantité si faible, c’est beaucoup pour un meunier ou une meunière seul·e qui portera sac après sac sur son épaule jusqu’à la pierre mue par la force de l’eau qui viendra le réduire en farine. Choisir un moulin, c’est comme choisir une variété d’épeautre ou une terre : c’est encore un choix pragmatique et politique.

Le moulin est-il équipé pour décortiquer l’épeautre ? Il faut que le meunier prenne une marge suffisante pour pouvoir nourrir sa famille et rentabiliser son outil, mais la farine ne doit pas être, au bout du compte, hors de prix. D’où viendra l’énergie qui servira à moudre le grain mûr ? Et si le moulin est trop loin de la ferme où le grain sèche patiemment, l’agriculteur perdra un temps précieux au détriment de ses bêtes qui n’ont cure d’attendre pour la traite que l’épeautre ait été amené au meunier. Olivier semble être notre homme. Le moulin de Lafosse qu’il a restauré patiemment presse des huiles et mout des farines à la force de l’eau… à condition que le débit soit suffisant. Un détail qui semble anecdotique, mais amène une part d’incertitude climatique supplémentaire au chemin qui va du grain au pain.

La belle étiquette

On n’était que quelques-uns autour de cet épeautre. Chaque étape de son histoire nous semblait importante à raconter, mais on savait aussi pertinemment que la communication publicitaire, si elle aime les récits, dédaigne ceux qui dépassent 1500 mots. Alors on s’est tourné vers un mot, trois petites lettres indissociables de l’esprit qui avait animé le projet à chacune de ses étapes. Il nous fallait une étiquette qui synthétise tout ce que contenait le paquet de farine. En anglais, étiquette se dit… label et en français, le label tout trouvé pour résumer ce qu’on avait fait, l’esprit dans lequel on l’avait fait c’était celui-là : B-I-O.  Seulement, pour certifier un produit « Bio », il faut que tous les maillons de la chaine se fassent eux-mêmes labelliser, payent pour obtenir une certification, y compris si leur action se réduit à transformer en farine un grain qu’on vient passer sous une meule. Le choix est donc simple : faire monter le prix pour n’apporter aucun bénéfice au produit… ou choisir de construire la confiance autrement. Le grain était bio en entrant dans le moulin, il était devenu « cultivé sans engrais chimiques ni pesticides de synthèse, sans additif ni conservateur ». C’est plus long, ça veut dire la même chose et ça traduit une confiance, pas celle d’un organisme de contrôle qui descend faire une visite à l’improviste, non, celle qui s’est construite jour après jour entre Albert, Valérie, Thomas, Damien, Olivier, Philippe et moi et ça, ça vaut sans doute plus qu’un label.

Notre farine d’épeautre – Tanguy Wera (CCO)

Fin de l’histoire ?

Alors voilà, elle est là, cette farine. En quantité modeste, certes, on n’en mout que 160 kg à la fois, ce qui suffirait à peine à nourrir pendant un mois quarante compagnons (du latin populaire companio : « celui avec qui on mange son pain »), mais on a écrit un premier chapitre de notre histoire. Est-ce la poule aux oeufs d’or? probablement pas. Ce n’était pas non plus le but : l’ambition était beaucoup moins modeste, oui, moins modeste : on voulait rapprocher un agriculteur et des consommateurs, on voulait réinsuffler du sens dans l’alimentation, on voulait veiller à la qualité à chaque étape du processus pour pouvoir regarder un compagnon dans les yeux et lui dire : ce dans quoi vous vous apprêtez à croquer est bon pour vous, bon pour la planète et bon pour la société dans laquelle on vit ensemble. C’était immodeste… et pourtant on y est arrivé.

Sans ce maudit, mais indispensable confinement, les amis du Laboratoire du pain de Changeons Demain, Alain, Vanessa, André, Shan et les autres nous auraient sans doute proposé de nous retrouver autour d’un four à pain, pourquoi pas celui de Lionel pour écouter Marc Dewalque, artisan boulanger malmédien à la retraite, partager le dernier chapitre de l’histoire, celui qui transforme une matière inerte en boule de pâte qui gonfle sous l’effet conjugué du feu et du levain. Renaud aurait été là pour jeter des ponts avec l’Histoire d’un grain qu’il a participé à semer un peu plus au Nord de l’arrondissement de Verviers. On aurait peut-être invité Pascal, Kevone et Cédric qui écrivent une histoire si semblable à la nôtre du côté des Petits Producteurs à Liège. On aurait invité Donatien et les agriculteurs du Parc Naturel Haute Sûre. Un barde aurait peut-être lu des passages de ce livre magnifique qui raconte l’histoire de Raphaël, de Leslie, de Sophie, de Paul et qui s’appelle Notre pain est politique. Un peu comme le banquet dans le village d’Astérix, ça aurait fait une chouette fin, vous ne trouvez pas ? Tant pis, cela doit vouloir dire que l’histoire ne s’arrête pas là. D’ailleurs, on s’apprête à semer à nouveau.

Et moi,et moi, et moi?

Tout au long de l’année qu’a duré ce projet, je me suis demandé ce que faisais là, moi qui n’apportais à l’équipage ni argent, ni terre, ni talent de cultivateur, de meunier ou de graphiste. La vérité, c’est que j’ai sans doute fait la seule chose que savent faire les raconteurs d’histoire depuis des millénaires : j’ai tissé des liens. Pour insuffler du sens, pour révéler ce qui est commun, entre les gens, entre les talents, des problèmes aux solutions, des choix aux décisions. Ni meunier, ni cultivateur, ni Parc Naturel ni boulanger… échevin, tisserand, conteur.

Damien et Philippe Counasse aux moissons – Tanguy Wera (CCO)


Portrait de l’ennemi à abattre

Hiep Duong – Unsplash – CCO

Cela fait déjà un bon moment qu’on a renoncé à la rhétorique guerrière. Pour sauver le climat, la solidarité et la biodiversité, on ne partira pas en guerre parce que le défi auquel on fait face n’est pas de ceux que l’on gagne avec des tanks et des généraux.


Et pourtant, dans cet effort pour faire perdurer nos vies sur ce vieux caillou, il est sans doute indispensable d’identifier l’ennemi à abattre, l’hydre dont il faut couper les têtes si l’on veut se donner une chance de s’en sortir collectivement.

Quelques monstres, plus vaniteux que d’autres, ont eu la prétention d’endosser ce rôle d’ennemis consensuels : de Donald Trump à Jair Bolsonaro, de Total à Bayer-Monsanto en passant par ceux qui trafiquent, tour à tour, les moteurs diesel, les cornes de rhinocéros blanc et les comptes des intercommunales, on a vu des spécialistes dans l’art d’incarner l’objet idéal de la détestation collective.

Matthew Guay – Unsplash – CCO

Leur jeu

Certes, ils existent et ils font du dégât mais ce serait leur faire trop d’honneur que de leur laisser croire qu’à eux seuls, un président, une multinationale, un lobby ou un réseau mafieux, même cyniques et criminels, ils incarnent l’ennemi à abattre. Quand bien même, ils disparaîtraient, leur monde perdurerait.

Alors on a tenté de comprendre ce monde ancien qui, en refusant de mourir, compromettait nos chances à tous et toutes d’avoir un avenir décent. On lui a donné des noms : « néo-libéralisme », « domination patriarcale », « anthropocène », « prédation capitaliste » et plein d’autres mots compliqués pour incarner les rouages de ce vieux monstre auquel il semble repousser une nouvelle tête à chaque fois qu’on pense l’avoir vaincu. Non, ce n’était toujours pas lui, l’ennemi.

Keenan Constance – Unsplash – CCO

L’inertie

Pourtant il existe bel et bien. Il y a bien un adversaire qui gangrène nos gouvernements et nos parlements. C’est le même qui s’invite insidieusement dans nos banques et nos entreprises, dans nos écoles, dans nos familles même. Son nom est banal à pleurer : c’est l’inertie.

L’inertie c’est ce qui fait qu’il est si difficile d’intégrer les non-humains et les générations futures à nos constitutions, nos lois et nos décisions quotidiennes.

L’inertie c’est qui fait qu’il est, aujourd’hui encore, tellement plus compliqué de mesurer un bénéfice écologique qu’un dividende ou un budget à l’équilibre.

L’inertie c’est ce qui nous fait dire, par facilité, que la banque, l’entreprise, le service avec lequel on travaille depuis si longtemps « a fait ses preuves » même si on ne sait plus bien de quelles preuves il s’agit et qu’on a l’intuition que ce n’est pas du côté du côté éthique, social ou environnemental qu’il faut aller chercher ces fameux gages.

Ellicia – Unsplash – CCO

L’inertie c’est ce qui fait qu’on préfère continuer à empoisonner nos enfants à la cantine plutôt que de construire un système qui intègre des garanties en terme de produits sains, locaux, biologiques, de saison, équitables… Pourquoi ? Pas parce qu’on a le cynisme et la vanité d’un président américain, pas parce qu’on est corrompu par un lobby ou tenu par les parties génitales par « le patronat ». Non, la réalité est, sur ce point, bien moins rocambolesque que la fiction, c’est l’inertie qui nous empêche de changer à la vitesse où il faudrait. C’est que la tâche est titanesque si l’on veut revoir de fond en comble nos modes de production, de consommation, d’administration et qu’en revanche il est d’une facilité enfantine de laisser perdurer le système tel qu’il a toujours fonctionné.

Ne nous voilons pas la face, il n’y a absolument aucun espoir que l’humanité toute entière, en ce compris votre vieil oncle Maurice, sorte de sa torpeur et se mette en mouvement pour opérer le virage nécessaire.

Rahul Pabolu – Unsplash – CCO

Fin de partie ?

Quelqu’un a dit un jour : « ce n’est pas sur le bio qu’il faut écrire « bio », c’est sur la merde qu’il faut écrire « merde » ». De la même manière, il va falloir construire un parcours du combattant entre nous et ces fringues à bas prix produites au mépris de toute considération en terme de droits humains, de considérations sociales ou environnementales. Il faudra que l’idée même d’avoir un impact social et environnemental négatif produise un découragement semblable à celui qui envahit ce citoyen à qui on annonce que, pour avoir une infime chance de préserver sa vallée de la pollution, il va lui falloir participer à neuf réunions en soirée, faire signer deux pétitions, remplir six formulaires, lire douze règlements, écrire à trois ministres, rencontrer quatre niveaux de pouvoir et entamer une grève de la faim.

On n’arrivera pas à abattre l’ennemi, les dés sont pipés, l’inertie gagnera toujours. Par contre si on veut se donner une chance de continuer la partie, la solution est simple : il va falloir que l’inertie change de camp. À nous de jouer.

Jowita Jelenska – Unsplash – CCO


Jeter les mots par terre

Atlas de l'Anthropocène
Atlas de l’Anthropocène, François Gemenne et Aleksandar Rankovic – photo Tanguy Wera (CCO)

« Au commencement était la Parole ». Ça, c’est ce qu’a écrit un gars, au début d’un bouquin, il y a environ deux millénaires. C’est important les commencements, ça donne une idée du chemin qu’on va prendre.

Très sincèrement : j’y ai cru. Vous pouvez rire mais au fond peut-être même que j’y crois toujours. Peu importe. Durant mes études, on m’a appris qu’en linguistique, on appelait cela un énoncé performatif : des mots qui, par le simple fait qu’ils sont écrits ou prononcés, font exister des réalités.

Parce que l’auteur – appelons-le Jean – continue son récit : « la Parole était avec Dieu et la Parole était Dieu. Tout fut par lui, et sans lui rien ne fut. » Autrement dit, Dieu, la Parole, nommons-le comme cela nous chante, fait exister à partir de rien, par les mots, ce qui n’existait pas encore. Après (ou plutôt avant, mais peu importe) vient l’histoire que l’on connaît tous et toutes : Dieu dit « que la lumière soit » et d’un coup « la lumière fut » par la simple force du langage.

Atlas de l'Anthropocène
Atlas de l’Anthropocène, François Gemenne et Aleksandar Rankovic – photo Tanguy Wera (CCO)

Words, words, words

En fait, c’est la grande histoire des religions, de la politique et des romans sentimentaux, cette idée que des mots peuvent amener des idées à s’ancrer dans le réel, changer des destins.

Pour ma part, pendant un paquet d’année, je me suis mis à croire à toute une volée de mots qui donnaient du sens à mes engagements : justice, liberté, dignité, respect, solidarité, antiracisme … Tout cela sonnait bien réel à mes oreilles et quand je l’écrivais, quand je le prononçais, j’avais l’impression, moi aussi, de faire exister par les mots ce qui planait, informe, au-dessus de nos têtes.

Il faut dire qu’en bon Occidental perclus d’éducation judéo-chrétienne, j’avais été biberonné à ça depuis ma plus tendre enfance. Dans les films que je regardais, un gusse au visage peint en bleu hurlait « pour la libertééééé » et des milliers d’hommes couraient derrière lui, fourche à la main. Dans mes cours d’histoire, on m’apprenait que des humains étaient morts par millions parce qu’ils n’adhéraient pas à la bonne idéologie et jusque dans les relations amoureuses que je découvrais, adolescent, je constatais que le simple fait de prononcer « je t’aime » semblait être une parole pouvant influer de manière décisive la très concrète suite des opérations.

Atlas de l'Anthropocène
Atlas de l’Anthropocène, François Gemenne et Aleksandar Rankovic – photo Tanguy Wera (CCO)

אדמה

Vous allez rire mais je crois qu’il m’aura fallu deux enfants, beaucoup de lectures et une pandémie pour me rendre compte d’à quel point je me plantais. Trente ans, c’est à peu près le temps qu’il m’aura fallu pour prendre la mesure de ce que la moindre ballerine, le moindre jardinier savent au plus profond d’eux-mêmes : On n’est que des corps, des corps dans la boue.

On est des chétifs morceaux de chair, des mains, des bras, des reins, des peaux blanches, jaunes, noires dispersés sur la croûte d’un caillou humide. D’ailleurs, le passage le plus incontestable du gros livre millénaire, c’est sans doute celui où le Créateur s’empare d’un paquet d’argile pour modeler le premier homme, Adamah, « celui qui est fait de terre rouge » en hébreu.

Atlas de l'Anthropocène
Atlas de l’Anthropocène, François Gemenne et Aleksandar Rankovic – photo Tanguy Wera (CCO)

Atlas

On est des corps faits de terre. C’est la science, et non la Bible, que je convoque pour étayer cette affirmation. Dans leur Atlas de l’anthropocène, François Gemenne et Aleksandar Rankovic en font la démonstration vertigineuse : sur ce globe, il ne se trouve pas un hectare de terrain, pas un lopin d’argile, pas une brouette de terreau qui n’interagisse, d’une manière ou d’une autre, avec les corps humains qui s’agitent à sa surface.

De cette imbrication perpétuelle de la terre et des corps, on peut voir la face sombre : des marées noires aux déchets nucléaires, des engrais toxiques aux bois exotiques, nous n’avons de cesse de frotter nos chairs à la terre en y laissant une trace immonde.

Mais on peut aussi se rappeler qu’il reste des hommes et des femmes qui sculptent les blés en gerbe pour en faire des pains, que certains trouvent des sources quand d’autres, assemblant le granit et l’ardoise, fendant le hêtre et le bouleau puisent sous nos pieds de quoi éloigner les faims, les soifs et les frissons de nos corps sans dénaturer la terre. Une bonne flambée, une gorgée de bière ou un logis confortable nous rappellent alors à quel point il est sublime d’être terrestre.

Alors je ne sais pas si « au commencement était la Parole ». En tout cas trop de mots sont venus nous faire perdre pied. Depuis trop longtemps on court après de chimériques verbiages, on se bat pour un mot plus haut que l’autre. Aujourd’hui, il est temps de jeter les mots part terre, de laisser filer les paroles en l’air et d’enraciner nos combats dans un sol fertile.

Atlas de l'Anthropocène
Atlas de l’Anthropocène, François Gemenne et Aleksandar Rankovic – photo Tanguy Wera (CCO)


Chronique des semeurs de mauvaises herbes

Lundi

Lundi on va retrouver de vieux amis cultivateurs et s’échanger des semences indigènes. Ils s’appellent Pablo Servigne, Virginie Despentes, Vandana Shiva, Bruno Latour, Amandine Gay et Alain Damasio. On a passé le confinement ensemble. Par les pages des furtifs, d’Où atterrir et de L’entraide, on a gardé le contact. Par l’intermédiaire de La Poudre de Kiffe ta race et des couilles sur la table, on a amené leurs voix jusqu’à nos oreilles. Sur un terrain en friche occupé illégalement, ils vont semer leurs mots sur 200 pages bien tassées. Ca s’appelle Éloge des mauvaises herbes, ils y règlent leur dette à l’égard de la ZAD de Notre-Dame des Landes. C’est paru aux Liens qui Libèrent. Forcément, on repart les poches pleines, on est gonflé à bloc pour la semaine qui commence.

Éloge des Mauvaises Herbes – Tanguy Wera (CCO)

Mardi

Mardi on va grimper sur un vélo pour aller semer. On va s’emparer de terrains et des distances qui ne sont pas pensées pour le vélo et on va y faire sa place. Masqué face aux élèves masqués, on va s’efforcer de semer, avec l’énergie de l’ultime urgence, les graines dont débordent nos poches. Cet auteur n’est pas au programme ? Qu’importe ? On va s’efforcer, 8 heures durant, de leur offrir le terreau critique et quelques bribes de culture pour que croissent en eux, qui sait, quelques pousses indomptables.

Retour en classe – Tanguy Wera (CCO)

Mercredi

Mercredi on va traquer tout ce qui n’a pas à se trouver dans nos jardins mal fréquentés. Parce que pour qu’y poussent en liberté nos mauvaises herbes, il faut y exterminer les relents d’un monde à vomir : canettes, déchets radioactifs et rugissement de moteurs débridés : on va combattre ensemble avec la dernière énergie les rebuts de ce monde à détruire pour que la terre soit propice à accueillir nos mauvaises herbes.

[Stoumont : à partager sans modération!]Chères voisines, chers voisins,Nous avons absolument besoin de vous pour…

Publiée par Tanguy Wéra sur Mercredi 20 mai 2020

Jeudi

Jeudi on va repiquer des tomates. Au sens propre — Les mains sales. Des charnues de Huy, des tétons de Vénus et des Roses de Bernes et des Triomphes de Liège… Des fruits rouges échangés en sous-main, hors des radars de ceux qui voudraient enfermer dans des cases les graines et les hommes qui rêvent de liberté. D’un geste banal, on démontre que tous les moyens mis en œuvre pour dresser des barrières seront toujours insuffisants face à l’espoir de récolte d’un meilleur été.

Pommes d’or – Tanguy Wera (CCO)

Vendredi

Vendredi, on va se féliciter avec une ministre de l’Environnement de voir les mauvaises herbes gagner du terrain. Ajouter 1000 hectares de réserve naturelle dans un pays-confetti surpeuplé, c’est un geste de défi. C’est retirer 1000 hectares à la productivité, l’exploitation, la bétonisation, la marchandisation. C’est une victoire insuffisante peut-être, mais on ne niera pas que 1000 hectares cela fait de la place pour semer des mauvaises herbes.

Tanguy Wera – Céline Tellier : Réserve naturelle de la fagne de Malchamps (CCO)

Samedi

Samedi on récoltera les fruits, les légumes, la farine, le lard et les fromages de productrices et producteurs qui court-circuitent la grande distribution. Avec eux, on multiplie les réseaux parallèles, les chemins herbeux qui jamais ne rentreront dans les allées javellisées des hypermarchés.

Alors on s’arrêtera. On regardera nos enfants courir à poil dans les herbes hautes avec un arrosoir ridicule. On croquera des radis comme on croque la vie, en prenant le temps de l’insouciance avant de recommencer avec l’énergie et l’émerveillement du premier jour.

Épilogue

Ils vous reprocheront d’employer ce pronom « on » alors que vous décrivez votre propre destin individuel : vous leur leur répondrez qu’il n’existe rien de semblable à « un destin individuel » dans le monde des mauvaises herbes. Chaque histoire porte en elle une biodiversité d’itinéraires croisés et interdépendants. Le « je » n’a aucun sens.

Ils vous reprocheront d’employer le futur alors que vous décrivez la semaine qui vient de s’écouler : alors vous leur répondrez que les seuls temps verbaux qui valent pour l’urgence d’agir qui nous occupe sont le présent et le futur.

Mauvaises Herbes et fleurs sauvages – Tanguy Wera (CCO)


Dans quel monde voulons-nous être en bonne santé ?

La Nef des Fous, Jérôme Bosch, détail (CC)

Un virage

Nous les avons lus ou entendus, ces discours qui appellent à se saisir du confinement pour faire vivre à nos sociétés un virage à 180°. Forcément, ils nous plaisent puisqu’au fond, ils ne disent rien d’autre que ce que ce que nous répétions, ce pourquoi nous militions, nous manifestions depuis des mois, des années.

La force de ces cartes blanches, ces lettres ouvertes et ces déclarations, c’est d’inscrire nos combats dans une temporalité inattendue : Nous sommes au feu rouge, sur la planète entière le temps est suspendu. Quand le feu repassera au vert, nous pourrons faire le choix de poursuivre, sans frein ni embrayage, vers le précipice ou bien de bifurquer vers l’autre chemin. Que choisirons-nous ?

La nef des fous, Jérôme Bosch, détail (CC)

Bien sûr, ces vibrants discours n’ont qu’un rapport lointain avec la maladie qui nous immobilise mais au fond, est-ce bien grave ? Après tout, on a connu des révolutions qui démarraient sur des quasi-malentendus : sans un hiver trop rude et un nouveau printemps trop sec, que se serait-il passé en juillet 1789 ?

Les autres récits

Mais il y a, nous dit-on, ces autres récits, ceux qui parlent d’un avenir fait de relance économique, de pertes de libertés publiques, de pollution qui repart à la hausse. Bien sûr, la noirceur du tableau les rend bien moins attrayants que le premier scénario mais les peintures les plus sombres ne se sont-elles pas toujours présentées comme les plus lucides, les moins naïves ? Et puis ces scénarios présentent deux autres atouts déterminants : ils parlent de santé à l’heure où cette question obsède et ils parlent d’un avenir immédiat.

La Mort et l’avare, Jérôme Bosch, détail (CC)

À la différence des annonces de société nouvelle que l’on reconstruirait ensemble, ils apportent des réponses immédiates à ceux qui craignent de contracter la maladie, ils apportent un horizon à court terme à ceux qui se demandent si leur carnet de commande se remplira à nouveau dès le confinement levé. Oh, certes, ils n’enchantent pas grand monde mais ils rassurent ceux que le coup de massue a laissés hagards, désorientés.

La mort de l’avare, Jérôme Bosch, détail, (CC)

Good Bye Disease

Ne pas mourir n’est pas un but suffisant dans l’existence.

André Comte-Sponville

On raconte que le 7 octobre 1989, Christiane Kerner, fervente militante communiste Est-allemande fut plongée dans le coma suite à un infarctus. Quand elle se réveilla neuf mois plus tard, un mur était tombé et le pays qu’elle connaissait, dont l’idéologie l’animait, n’existait plus. Pour lui éviter un choc trop brutal, les médecins conseillèrent à sa famille de lui cacher la réalité du monde nouveau. Mais combien de temps faire durer l’illusion d’un monde en ruine pour ne pas brusquer les malades ?

La Gloutonnerie, Jérôme Bosch, détail (CC)

Depuis 400 ans, un homme qui avait perdu son meilleur ami de la tuberculose, souffrait de gravelle et fuyait la peste avec sa famille nous pose cette question fondamentale : dans quel monde voulons-nous être en bonne santé ?

Car jamais la santé ne deviendra une valeur, un but en soi, un idéal de société. Au mieux, les médecins pourront-ils nous aider à affronter, sans toux sèche ni colique, la sortie d’un coma.  Mais à quoi bon être en bonne santé dans une société où les inégalités tuent ? À quoi bon être en bonne santé dans une société où la pollution, la destruction de l’environnement et les hausses de températures tuent ?  À quoi bon être en bonne santé dans une société malade ?  


Lettre à mes amis censeurs

À vous tous qui me lisez, depuis quelques semaines, moi aussi je vous lis. Je lis votre emportement à l’égard de ceux qui ne respectent pas le confinement. Vos messages indignés expriment toute la colère de voir d’autres ne pas se plier à ces mesures auxquelles vous-mêmes, vous vous soumettez consciencieusement.

Sur les réseaux sociaux, quelques-uns d’entre vous appellent pour ces délinquants à « de lourdes sanctions », allant parfois jusqu’à souhaiter une intervention de l’armée si la police n’y suffisait pas.

Hajran Pambudi sur Unsplash (CCO)

Ni mépris, ni colère

Au risque de vous décevoir, je n’ai, pour ma part, aucun mépris pour ces criminels de proximité. Au risque de les décevoir, je n’ai, rassurez-vous, aucun mépris pour vous.

La raison est simple : je suis tour à tour comme eux et comme vous.

Je suis comme vous quand je vois l’incivisme des uns porter atteinte à la santé de ceux que j’aime. Je suis comme vous quand je vois l’inconscience des uns ruiner le travail acharné qu’on applaudit des deux mains. Comme vous, je ne peux m’empêcher de penser que seule la fermeté pourra nous permettre d’arriver à nous sauver collectivement.

Je suis comme eux quand je pense à l’impact dérisoire qu’ont mes gestes de désobéissance. Je suis comme eux quand je me dis qu’il ne faut pas tout mélanger, que je peux avoir énormément de respect pour ceux qui se dévouent corps et âme au quotidien tout en n’étant pas, moi-même, un saint à toute heure du jour et de la nuit.

Schizophrène

Ces deux personnalités, je les connais par cœur. Pourquoi ? Parce que ça ne fait pas des semaines que je suis partagé entre elles deux, ça fait des années.

Depuis des années, je suis partagé entre d’une part la conscience aigüe des gestes qui mettent en danger les plus fragiles et d’autre part un mode de vie qu’il est difficile de chambouler du jour au lendemain.

Arrivés à ce point, vous avez tous compris où je voulais en venir.

L’incivique

Vous avez tous compris que l’incivisme qui tue et ruine les efforts de toute une population, il peut aussi consister à prendre l’avion pour un city-trip ou à s’empiffrer de bœuf argentin gonflé au soja. L’incivisme peut consister à laisser dormir son argent sur un compte d’épargne qui ira booster les spéculations financières d’un banquier tentant piteusement de vous rapporter 0,3 % d’intérêts en investissant dans les puits de pétrole.

Ce discours-là, comme vous, il me hante. Pour des raisons évidentes, parce que je ne suis évidemment pas meilleur qu’eux, je me garde bien de le ressortir à chaque fois que des amis postent leurs photos de vacances à New York, à chaque fois qu’on m’invite à un barbecue, ou à chaque fois que je vois quelqu’un sortir sa carte bancaire.

Luca Bravo sur Unsplash (CCO)

À table

Pour être honnête, aussi convaincu que je puisse être par les arguments écologistes, je ne rêve pas d’un monde où, par la force, on irait punir l’incivisme de chaque délinquant climatique, même si cet incivisme tue plus encore que le coronavirus.

Or il tue. C’est un fait.

Mais pour tenir dans la durée et rendre chacun vertueux, les menaces et la terreur n’y suffiront pas.

Il s’agira de se mettre à table avec ceux-là mêmes que l’on méprisait hier. Avec ceux-là mêmes à qui l’on promettait les flammes de l’enfer, il faudra partager ses côtelettes. Avec ces inciviques, ces inconscients, ces égoïstes, il faudra faire ce bout de chemin qui rend désirable le fond du jardin. Avec les délinquants de la pire espèce, pour avancer, il faudra faire les comptes de ce qui nous rassemble, le bilan de ce qu’on a en commun : l’envie d’être en vie et la poursuite du bonheur.

à table!
Spencer Davis sur Unsplash (CCO)


À ceux qui voudraient que l’on se taise…

(CCO)

Depuis un moment, je crois décent de me taire.

On me dit que si je partage mon sentiment de bien-être en plein confinement, si je révèle le bonheur d’avoir ralenti le rythme, de m’être retrouvé en famille, ce sera comme cracher aux visages de celles et ceux qui triment, de celles et ceux qui sont endeuillé·e·s ou qui guettent la fragilité d’une vie qui s’essouffle.

Alors je me tais, je ne veux pas être indécent.

On me dit que je ne peux pas révéler mon bonheur de vivre à la campagne, d’avaler chaque matin de pleines bouffées d’air frais, d’empoigner ma bêche pour retourner la terre, d’enfiler mes baskets et d’aller faire un tour. On me dit que ce bonheur-là est « petit-bourgeois », qu’il révèle une fracture entre classes, entre celles et ceux qui possèdent quatre façades et celles et ceux qui n’ont que quelques mètres carrés où se mouvoir, celles et ceux qui dorment dehors.

Alors je me tais, je ne veux pas ressembler à un petit-bourgeois égoïste et aveugle.

On me dit qu’en tant qu’écologiste, je ne peux pas me réjouir de cette pause salvatrice pour notre environnement. Je ne peux pas me réjouir, même si en faisant chuter drastiquement la pollution de l’air, on a probablement déjà sauvé plus de vie qu’avec n’importe quel antidote au coronavirus. Je ne peux pas me réjouir même si ce temps retrouvé nous permet de soutenir en masse nos circuits courts et nos producteurs locaux. Je ne peux pas me réjouir d’une décroissance contrainte parce que ce serait naïf de ne pas voir que la relance qui s’en vient aura tôt fait de balayer cette parenthèse pour un triste « retour à la normale ».

Alors je me tais, je n’ai pas envie de paraitre naïf.

Josephine Amalie Paysen sur Unsplash (CCO)

Le problème avec le bonheur…

Mais le bonheur me brûle les doigts et je ne peux m’empêcher de vous en refiler un peu.

Si je veux partager mon bonheur avec vous, ce n’est pas contre celles et ceux qui aujourd’hui triment, qui vivent le deuil ou la distance, c’est précisément pour eux que je veux le faire : parce que la décence exige qu’au lendemain de la crise, on ait mieux à leur offrir qu’une vie à flux tendu, aux budgets comprimés où le temps familial est sans cesse reporté, grignoté pour un travail « plus efficace ».

Si je veux partager mon bonheur avec vous, ce n’est parce que j’ignore la situation de ces familles qui tournent en rond dans un appartement insalubre, c’est précisément pour elles que je veux le faire : parce que si la crise nous a rendus lucides, alors exigeons que demain, encore plus qu’hier, on fasse une politique du logement digne de ce nom. Exigeons qu’on pense à aménager des espaces publics où tout le monde se sente chez soi, exigeons qu’on ramène la nature au cœur des villes.

Robert Collins sur Unsplash (CCO)

Si je veux partager mon bonheur avec vous, ce n’est pas pour m’extasier sur ce temps suspendu pendant lequel l’environnement se porte mieux. Je sais que ces semaines de répit ne sont rien au regard d’un climat qu’on dérègle depuis des décennies.

Si je veux vous partager mon bonheur, c’est pour que vous sachiez à quel point c’est précieux de se réveiller chaque matin en sachant que l’air que respireront nos enfants au fil de la journée ne les tuera pas à petits feux. C’est pour que vous sachiez à quel point cela rend heureux d’avoir dans un rayon de 10 kilomètres autour de chez soi des hommes et des femmes aux mains d’or qui peuvent cultiver, transformer, réparer, créer un tout autre monde que celui qu’on importe par paquebot.

Ce monde-là, il est solide, nous avions déjà commencé à le construire avant la crise. La crise est arrivée, il est resté là. La crise finira et il sera toujours là.

Nous serons toujours là et ce sera à nous de choisir ensemble de prendre le temps d’être heureux, d’être solides et d’être solidaires.

Dimitri Houtteman sur Unsplash (CCO)


Lumières sur la route

Photo de PAUL SMITH sur Unsplash (CC)

Juste avant

Brumeux matin d’été. Quelque part entre Hanovre et Wolfsbourg, un postillon guide sa malle-charrette avec la vigilance que lui imposent les ornières caillouteuses du chemin. Derrière lui, un coffre secoue le courrier de quelques lettrés français. En ce 29 aout 1781, le postillon achemine des dizaines de feuillets manuscrits de Paris à Postdam, Stockholm ou Saint-Pétersbourg. A-t-il la moindre idée de ce que ces missives racontent ? Probablement pas.

Voilà. On en était resté là, mes étudiants et moi, avant de nous voir grossièrement interrompus par un virus inopiné. Vous me direz, avec le recul, qu’il est préférable de respecter les règles d’un confinement sanitaire plutôt que de narguer la pandémie pour aller causer d’échanges épistolaires entre perruques poudrées du 18e siècle.

Oui.

Sans doute.

Et pourtant… pourtant sans doute était-ce là le plus sûr moyen d’amener une vingtaine d’adolescents à prendre la mesure de ce qui se joue, dans la charrette d’un postier quelque part en Europe au crépuscule du siècle des Lumières.

Les manuels scolaires appellent ça « République des Lettres », le « Despotisme Éclairé ». C’est poussiéreux, un peu rance et à moins d’avoir des prédispositions pour le papier jauni, je peux tout à fait concevoir que ça n’éveille pas un enthousiasme débordant.

Photo de Clark Young sur Unsplash (CC)

Postcard from Postdam

Aujourd’hui, en pleine pandémie il se passe pourtant un truc qui aurait sans doute ému aux larmes un gars dont le père vendait des couteaux à Langres dans les années 1720 : les élites politiques de tout un continent prêtent une oreille attentive à ce que leur disent des hommes et femmes de science.

Il faut prendre la mesure de ce qui n’était d’abord qu’une utopie : En faisant tenir d’un seul souffle les concepts d’« Épidémie » page 788 du volume V de l’Encyclopédie et celui de « fraternité » page 290 du volume VII, Diderot, d’Alembert et toute la clique criaient au monde cette conviction profonde : scientifiques et politiques doivent dialoguer. Nécessairement. Immanquablement. En permanence.

Alors on imagine le pincement au cœur du philosophe en recevant ses premières lettres de Russie, de Prusse ou de Suède signées de la main de Catherine II, Frédéric II ou Gustave III. Après ses jours de confinement en prison, Diderot dut se dire que si les souverains des extrémités du continent se donnaient la peine de le questionner, c’était déjà prodigieux. Mais, pas naïf non plus, il avait sans doute tempéré son enthousiasme : les « raisons d’État » risquaient de peser plus lourd que son obsession pour la Raison… tout court.

Photo par Valentin Rechitean sur Unsplash (CC)

Juste après

Il y a deux-cent-trente-huit ans, sur un chemin brumeux, avançait à tâtons un postillon craintif. Il ne savait pas ce qu’il transportait. Nous, nous le savons. Ces lettres, celles de Diderot, celles de Voltaire, mais aussi celles de tous les épidémiologistes, biologistes, climatologues d’hier et d’aujourd’hui, nous les avons ouvertes, nous les avons lues. C’était notre droit : nous en sommes les destinataires : en démocratie, les despotes éclairés, c’est nous ou ce n’est personne.

Aujourd’hui bien des lettres ont levé la brume et apporté la Lumière. Forcés à ralentir par une crise sanitaire, on a découvert un autre chemin dans les broussailles, un chemin que n’avaient vu ni Voltaire ni Rousseau mais un chemin qu’ils n’auraient sans doute pas désavoué. Une fois que l’on sera sorti des ornières, on pourra choisir de l’emprunter. C’est un choix, et c’est à nous de le faire.

Photo de Yogesh Pedamkar sur Unsplash (CC)


Être une femme puissante

Je m’appelle Birgit Nyborg et je suis Première ministre du Danemark. Je m’appelle Raquel Murillo et je suis inspectrice de police. Je n’existe pas. Enfin, je n’existe que dans la fiction. Cela, avouez-le, revient presque au même.

Des récits

Je n’existe que pour le besoin d’un récit. Mais c’est peut-être précisément cela qui est intéressant. Je ne suis qu’un rôle, j’ai été modelée pour construire un univers qui, par la force du récit et par une ressemblance frappante avec notre monde, contribue à construire le réel, à lui donner du sens.

Alors quel monde construisent Borgen et la Casa de Papel ?

Femme et flic
(CCO) Sofia Sforza Unsplash

Elles sont là

Ces deux objets de la culture populaire nous le dévoilent en fanfare : voilà, elles sont enfin là ! Elles sont enfin représentables, ces femmes en position de force ! Les voici, ces femmes qui ont brisé le plafond de verre. Elles ont la quarantaine assumée, ne sont ni inutilement aguicheuses ni effrontément disgracieuses, elles sont taillées de toute pièce pour nous suggérer, par leurs traits, le réalisme du récit qu’elles portent.

Laissons de côté l’intrigue principale des deux séries, chacun (re)découvrira avec délectation l’ascension politique de la première et l’enquête de la deuxième. Non, regardons un détail beaucoup plus anodin du point de vue de la trame narrative : leur maternité.

La maternité dans les séries
(CCO) Photo by Nathan Dumlao on Unsplash

Des mères ?

Nos deux personnages, quarantenaires je le disais, sont donc mères de famille et haut placées sur l’échelle sociale. Or devinez quoi… l’harmonie entre ces deux engagements ne se déroule pas sans heurts ! L’information relève tellement du lieu commun que personne ne m’en voudra de divulgâcher ce ressort dramatique.

Oh, bien sûr, dans les fictions du 3e millénaire, on attend rarement d’un héros qu’il n’ait pas, en marge de son charisme, de sa force et de son courage, quelques faiblesses, maladresses et lâchetés. Il parait que cela apporte de la profondeur aux caractères, que cela rend le récit moins lisse. Admettons : la part d’ombre est nécessaire. Mais la question qui demeure : pourquoi cette part d’ombre là ?

Héros et héroïnes
(CCO) Photo by Craig McLachlan on Unsplash

Mauvaises !

Birgit et Raquel auraient pu être, hors de la lumière des projecteurs, mettons… alcooliques et cyniques comme Tyrion Lannister, narcissiques et mégalos comme Tony Stark, indécises et malhabiles comme Peter Parker, mais non : Birgit et Raquel sont de mauvaises mères, ce qui, avouons-le, les rend moins sympathiques que la balourdise d’un timide journaliste aux heures perdues où il ne sauve pas le monde.

Vous voyez où l’on veut en venir. Toutes bienvenues qu’elles puissent être, ces protagonistes de fiction semblent nous rappeler un agaçant détail : « Oui, bien sûr, chérie, tu peux être Première ministre », « Bien sûr, miss, vous pouvez être la commissaire en charge du plus important braquage qu’ait connu le pays, mais… », « Mais ce sera au détriment de votre vie familiale et… vous êtes des femmes, rappelez-vous. »

maternité
(CCO) Photo by 🇸🇮 Janko Ferlič on Unsplash

Et moi ?

Qu’on ne se méprenne pas, j’ai adoré autant Borgen que La casa de papel mais, sans doute du fait de mes deux enfants et de mes très locales responsabilités politiques, je n’ai pu m’empêcher de me mettre à la place de Birgit, à la place de Raquel et me demander comment je parviendrai à me sortir d’un tel dilemme. Je me suis mis à leur place, mais très vite, j’ai balayé cette idée saugrenue puisqu’après tout, la question ne se pose pas : je suis un homme.

Oh, je ne suis pas un héros, rassurez-vous. Je n’ai même rien de fictionnel, mais je ne peux m’empêcher de me demander : combien de temps encore faudra-t-il pour que le cinéma représente un jeune papa flic ou politique aux prises avec le difficile choix entre ses engagements sociétaux et familiaux ? Combien de temps encore pour que l’on puisse offrir au monde le récit d’une maternité qui ne soit pas nécessairement incompatible avec les responsabilités ? Ce jour-là peut-être, on pourra commencer à chercher ensemble l’équilibre entre changer le monde et changer les couches des bébés.

pourquoi les héros ne sont jamais aux prises avec leurs responsabilités de pères ?


Quatre voyages et un enterrement (1/2)

Chacun ses mythologies familiales.

Chez moi, il y a ce grand-père qui, en congrès au Chili pendant le coup d’État de 1973, a dû fuir clandestinement vers le Pérou ; il y a un arrière-grand-oncle dévoré par les cannibales dans une région d’Afrique dont le nom s’est perdu dans les mémoires et un aïeul soldat de Napoléon qui a sans doute parcouru l’Europe la baïonnette sur le dos au gré des conquêtes de l’Empereur.

Alors j’ai voulu donner le change. J’ai voulu, moi aussi, pouvoir raconter à mes fils le soleil qui se couche sur la mosquée bleue à Istanbul, les matins au YMCA* de Brooklyn et le rafting sur le Nil.

Et j’ai échoué.

Je me suis bien rendu là-bas, je vous l’assure, mais de tout cela, de tous ces déplacements je ne rapporterai je crois que ceci : quatre voyages et un enterrement.

(CCO) Andrew Neel – Unsplash

Paradise lost

Dans Comment parler des livres qu’on n’a pas lus, Pierre Bayard explore la fragilité de nos mémoires et lance un pavé dans la marre : pour peu que je laisse passer quelques mois entre la lecture d’un roman et ma tentative de le raconter, je deviens, invariablement, un témoin bien moins crédible qu’un quidam qui en aurait lu un résumé sur internet la veille.

Ainsi, les années passent. Je n’ai pas 30 ans et Jack, Léo, je sens que quand vous serez en âge de comprendre, je ne pourrai déjà plus vous rapporter de New York, de Kinshasa et de l’ile de Gorée que de vagues clichés. Un faussaire qui n’aurait jamais jeté l’ancre sur un autre continent que le nôtre raconterait aussi bien que moi les pêcheurs du Bosphore, les chutes du Niagara et les poissons-clowns dans la lagune.

De ces voyages-là, il ne restera rien, ou presque. Alors je m’accrocherai à des mots qui ont laissé une trace différente.

Montréal-sur-Kivu  

Umuganda et cenne noire, draveurs et gacaca, amakuru et dépanneur

Les mots de Sherbrooke et de Kigali, ceux-là, je pourrai vous les répéter sans crainte. Je vous les répèterai parce qu’ils racontent une tout autre histoire. Exit l’exotisme et les clichés low-cost : au contraire, ces mots font voler en éclat les mythes de neiges éternelles et du Roi Lion dans la savane.

Avoir vécu là-bas plusieurs mois, avoir partagé le quotidien de ces Autres me permettra longtemps encore de vous dresser un portrait de l’Ailleurs qui ne soit ni taillé dans l’ébène, ni dans la blancheur nacrée d’une photo retouchée, mais bien peint par les subtiles notes grises de l’ordinaire.

Ces Québécois, ces Rwandais n’étaient ni tout à fait différents, ni tout à fait semblables et c’est là, dans les délicates ressemblances et la profonde humanité que nous questionnerons l’être que nous sommes. Car si voyager ne sert pas à questionner qui nous sommes, alors à quoi bon ?

(CCO) -Serrah Galos – Unsplash

Madagasc@r

De Madagascar, je vous dirai précisément ce que j’ai vu d’important : rien. Les contreforts d’une ville coloniale, quelques crocodiles et trois lémuriens dans un zoo.

« Trop nul ! », me direz-vous, et vous aurez raison. Et à la question « Cela vaut-il la peine d’exploser son bilan carbone pour si peu ? »  Je vous répondrai qu’honnêtement… non.

Devant votre légitime révolte, je vous rapporterai alors une histoire déjà ringarde à l’époque, celle d’un informaticien belge aux cravates lignées : Robert Cailliau.

Cette histoire, on me la racontait quand j’avais l’âge de commencer à tenir une souris. On disait alors que tout le monde allait se mettre à dialoguer avec la Chine, la Tunisie et le Brésil. On disait que le racisme et la xénophobie deviendraient de facto des vieilleries obsolètes. Ce rêve un peu naïf, c’était celui d’Internet et comme tout un chacun, j’ai bien dû me rendre à l’évidence : au bout du compte, Internet favorise davantage la diffusion de contenus douteux qu’un authentique dialogue interculturel.

Et pourtant, à Tananarive, j’ai rencontré des Camerounais, des Malgaches, des Ivoiriens et des Français expatriés en Asie et en Afrique du Sud que ne rassemble aujourd’hui que le fil ténu d’un réseau de blogueurs. Aussi paradoxal que cela puisse paraitre, c’est depuis Tananarive, dans un pays où la part d’internautes parmi la population atteint difficilement les 2% que j’ai recommencé à croire au récit des pionniers d’Internet… et à en écrire une page. Effet Pygmalion, par l’existence de nos mots, nous donnons chair au rêve de Cailliau.

Bridgetown et Samarcande

Mes derniers voyages m’ont amené du Moyen-Orient à la Barbade. De toutes mes expéditions, ce sont sans doute celles qui m’ont amené à comprendre le plus rapidement des cultures et des manières de vivre différentes des miennes. Jamais jusqu’alors je n’avais été une femme noire vendue comme esclave, jamais jusqu’alors je n’avais été un savant persan. Et par la force de Maryse Condé, par le talent d’Amin Maalouf je suis devenu l’un et l’autre en quelques jours. Pour une dizaine d’euros tout au plus, j’ai voyagé dans l’espace, dans le temps, mais aussi dans l’insondable profondeur de l’humanité.

Un sage aurait écrit, parait-il « le monde est un livre et que ceux qui ne voyagent pas n’en lisent qu’une page« . Plus le temps passe et plus je me dis que l’auteur d’une telle citation doit être l’employé zélé d’un tour-opérateur. À la place, j’aimerais pouvoir affirmer que chaque homme est un livre, que chaque livre est un monde et que ceux qui se cantonnent à acheter des billets d’avion n’iront jamais aussi loin que ceux qui voyagent en l’Homme.

(CCO) Brent Gorwin -Unsplash

(à suivre…)

*YMCA pour Young Men’s Christian Association, mouvement international de jeunesse, présent dans 124 pays et qui propose des auberges pour étudiants